Project Gutenberg's Le diable boiteux, tome I, by Alain-Renť Le Sage
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Title: Le diable boiteux, tome I
Author: Alain-Renť Le Sage
Editor: Pierre Jannet
Release Date: January 20, 2011 [EBook #35019]
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE BOITEUX, TOME I ***
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LE DIABLE BOITEUX
PAR LE SAGE
_seule ťdition complŤte_
suivie de l'Entretien des cheminťes de Madrid
et d'Une Journťe Des Parques
PAR LE MEME AUTEUR
ET PR…C…D…E D'UNE NOTICE
PAR M. PIERRE JANNET
TOME I
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, …DITEUR
27, PASSAGE CHOISEUL, 29
M DCCC LXXVI
PR…FACE.
Je n'entrerai pas dans de grands dťtails sur la vie de Le Sage. Ce
qu'on en sait a ťtť dit tant de fois et si bien, que je ne puis
mieux faire, dans l'intťrÍt du lecteur, que de le renvoyer aux
travaux de mes devanciers[1], en me bornant ŗ rappeler ici quelques
faits et quelques dates. Alain-Renť Le Sage naquit ŗ Sarzeau, petite
ville de la presqu'Óle de Rhuys, prŤs de Vannes, le 8 mai 1668. Il
ťtait fils unique de Claude Le Sage, notaire royal, et de Jeanne
Brenugat. Restť de bonne heure orphelin, il se trouva placť sous la
tutelle d'un oncle par qui sa fortune fut dissipťe. Il fit ses
ťtudes chez les Jťsuites de Vannes, vint les terminer ŗ Paris et se
fit recevoir avocat. En 1694, il ťpouse une femme sans fortune,
fille d'un menuisier de la rue de la Mortellerie. A vingt-sept ans
il ťtait pŤre de famille, et la profession qu'il exerÁait n'ťtait
pas lucrative. Il demanda des ressources ŗ la littťrature. Sur les
conseils de Danchet, son ancien condisciple au collťge de Vannes, il
fit une traduction des _Lettres d'AristenŤte_, qui parut en 1695 et
n'eut aucun succŤs. Heureusement l'abbť de Lyonne s'intťressa ŗ Le
Sage. Il lui procura quelques ressources et sut lui faire partager
le goŻt trŤs-vif qu'il avait pour la littťrature espagnole. Cette
littťrature, aprŤs avoir ťtť en grande faveur chez nous, y ťtait
alors fort nťgligťe. Elle devint bientŰt familiŤre ŗ Le Sage, qui
trouva lŗ le champ oý devait se dťvelopper et mŻrir son talent. Il
commenÁa par traduire quelques piŤces de thť‚tre: _Le TraÓtre puni_,
de Roxas, imprimť en 1700; _Don Fťlix de Mendoce_, de Lope de Vega;
_Le Point d'honneur_, de Rojas, qui fut jouť en 1702. Puis il fit
une traduction ou plutŰt une imitation des _Nouvelles Aventures de
Don Quichote_, d'Avellaneda, qui parut en 1704, et une comťdie en
cinq actes et en prose, tirťe de Calderon, _Don Cťsar Ursin_, qui
rťussit ŗ la cour et fut sifflťe ŗ la ville.
[Note 1: Voir notamment la _Vie de Le Sage_ (par Ch. Jos.
Mayer), suivie d'une lettre du comte de Tressan, en tÍte de
l'ťdition des _OEuvres choisies de Le Sage_, Paris, 1782; la Notice
de Beuchot, en tÍte de l'ťdition des _OEuvres choisies_, Paris,
1818; La Notice de FranÁois de Neufchateau en tÍte de son ťdition de
Gil Blas, Paris, 1820; Spence, Anecdotes, London, 1820; Audiffret,
_Notice historique sur Le Sage_, Paris, 1822; Patin, _…loge de Le
Sage_, Paris, 1822; Malitourne, _…loge de Le Sage_, Paris, 1822; W.
Scott, _Miscellaneous Works_, Paris, 1837, t. III; Villemain,
_Littťrature franÁaise du dix-huitiŤme siŤcle_, t. I; Sainte-Beuve,
_Causeries du lundi_, t. II; Jules Janin, _Notice sur Le Sage_, en
tÍte du _Diable Boiteux_, Paris, Bourdin, 1840, gr. in-8;
_Biographie Didot_, article Le Sage; Ticknor, _Histoire de la
Littťrature espagnole_. (Je me sers de la traduction allemande de N.
H. Julius, Leipzig, 1852, 2 vol. in-8.)]
Tout cela n'avait pas fait beaucoup pour la gloire et la fortune de
Le Sage; mais le moment du triomphe approchait. En 1707, l'annťe la
plus heureuse de sa vie, il obtint deux succŤs magnifiques, au
thť‚tre avec _Crispin rival de son maÓtre_, dans le roman avec _le
Diable boiteux_.
En 1709, Le Sage fit jouer _Turcaret_. En 1715, il publia les deux
premiers volumes de _Gil Blas_, son chef-d'oeuvre et le
chef-d'oeuvre du genre. Puis, obligť de travailler pour vivre,
mťcontent des Comťdiens franÁais, il se mit ŗ travailler pour le
thť‚tre de la Foire, auquel il donna, dans l'espace de vingt-cinq
ans, seul ou en collaboration, prŤs d'une centaine de piŤces. Il fit
paraÓtre encore quelques romans, et finit par se retirer ŗ Boulogne,
auprŤs de son fils le chanoine, oý il mourut dans sa
quatre-vingtiŤme annťe, en 1747.
M. Ticknor, dans son _Histoire de la Littťrature espagnole_, a peint
le dťveloppement du talent de Le Sage d'une faÁon heureuse: ęLe
Sage, dit-il, procťda comme romancier exactement de la mÍme faÁon
que comme auteur dramatique, et il obtint dans les deux cas des
rťsultats remarquablement semblables. Dans le drame, il commenÁa par
des traductions et imitations de l'espagnol, telles que _le Point
d'honneur_, tirť de Roxas, et _Don Cťsar Ursin_, empruntť de
Calderon; mais plus tard, lorsqu'il connut mieux ses forces et que
le succŤs lui eut donnť de la confiance en lui-mÍme, il donna son
_Turcaret_, piŤce entiŤrement originale, qui est bien meilleure que
celles auxquelles il s'ťtait essayť jusqu'alors, et qui montre
combien il avait mal employť ses facultťs en s'attachant ŗ des
imitations. Il procťda exactement de la mÍme maniŤre pour le roman.
Il commenÁa par traduire le _Don Quichote_ d'Avellaneda et par
ťtendre et transformer le _Diable boiteux_ de Guevara; mais _Gil
Blas_, le meilleur de ses romans, qu'il composa lorsqu'il ťtait en
possession de tout son talent, lui appartient, pour ce qui le
caractťrise, aussi complŤtement que son _Turcaret_.Ľ
Le _Diable boiteux_ a cela de particulier qu'il procŤde visiblement
des deux maniŤres de Le Sage. Le titre et la donnťe fondamentale
appartiennent ŗ Guevara. Les deux premiers chapitres du livre
franÁais sont une traduction presque fidŤle du premier chapitre du
livre espagnol. Sur quinze histoires racontťes dans le chapitre III,
sept sont tirťes du _Diablo cojuelo_. A partir de ce moment, Le Sage
abandonne complťtement son modŤle, plan et dťtails. Tout le reste du
livre lui appartient en propre, ŗ deux historiettes prŤs.
Le livre dont s'inspira Le Sage, _El Diablo cojuelo_, fut imprimť
pour la premiŤre fois ŗ Madrid en 1641, in-8. L'auteur, Don Luis
Velez de Guevara, nť en 1570 ŗ Ecija, mourut ŗ Madrid en 1644, aprŤs
avoir composť, dit-on, 400 piŤces de thť‚tre et quelques autres
ouvrages. La donnťe de son _Diablo cojuelo_ est ingťnieuse, et
l'ouvrage est semť de traits satiriques assez piquants, de tableaux
de moeurs qui ne sont pas dťpourvus d'intťrÍt. Mais deux choses
rendent la lecture de ce livre fastidieuse: le style d'abord, d'un
gongorisme outrť; puis la persistance monotone avec laquelle
l'auteur amŤne des ťloges sans nombre et sans fin, comme s'il
voulait racheter par des adulations personnelles quelques traits
d'une satire gťnťrale qui n'offrait certes pas de dangers. On est
surpris de voir ces ťternelles louanges dans la bouche d'un dťmon,
et l'on finit par ne plus s'intťresser ŗ ce pauvre diable, qui
paraÓt exclusivement prťoccupť de jouer des tours de page et de se
faire des protecteurs ŗ la cour. Comme ce livre n'a jamais ťtť
traduit, j'en donne une analyse ŗ la suite de cette prťface.
Le _Diable boiteux_ parut pour la premiŤre fois, comme je l'ai dťjŗ
dit, en 1707. Il eut un grand succŤs et fut rťimprimť plusieurs fois
la mÍme annťe. On raconte que deux gentilshommes se disputŤrent
l'ťpťe ŗ la main la possession du dernier exemplaire de la seconde
ťdition.
Cet engouement ťtait lťgitime. Le Sage avait trouvť dans le plan de
Guevara un cadre commode, dans lequel il avait ench‚ssť, sans
compter, les traits spirituels et satiriques, les peintures du coeur
humain oý il excellait, des historiettes intťressantes et vivement
contťes. Qu'il dŻt ŗ son imagination seule le sujet de toutes ces
nouvelles, c'est ce que je n'ai garde d'affirmer. Sous ce rapport,
il n'avait pas empruntť beaucoup ŗ Guevara; mais il ne serait pas
impossible de trouver dans la littťrature espagnole le sujet de
plusieurs de ses rťcits. On ne lui a pas mťnagť les accusations de
plagiat, et ces accusations seraient certainement mťritťes s'il
n'avait eu soin d'avouer hautement ses emprunts. Il ťtait de ceux
qui prennent leur bien oý ils le trouvent, et, comme il l'a dit
lui-mÍme, il lui semblait tout aussi naturel de mettre ŗ
contribution Lope de Vega ou Calderon, qu'Horace ou Virgile[2].
[Note 2: Voy. Tome II, page 198.]
Il est une autre source oý il ne se faisait pas faute de puiser: il
racontait volontiers, sous un voile transparent, les anecdotes
parisiennes, et c'ťtait un moyen de succŤs de plus. Ce garÁon de
famille qui devait trente pistoles ŗ sa blanchisseuse et qui aime
mieux l'ťpouser que la payer, c'est Dufresny; la veuve allemande qui
se fait des papillotes avec la promesse de mariage de son amant,
c'est Ninon; le comťdien mťtamorphosť en figure de dťcoration, c'est
Baron[3]. Les contemporains reconnaissaient bon nombre d'autres
masques. Parfois Le Sage usait du mÍme artifice pour dťcerner des
ťloges. Le grand juge de police dont il parle avec tant de
vťnťration, et une vťnťration mťritťe (T. II, p. 146), c'est le
Lieutenant de police d'Argenson.
[Note 3: Je trouve ces indications dans la Notice de Mayer.]
Dix-neuf ans aprŤs la premiŤre publication du _Diable boiteux_, Le
Sage donna de cet ouvrage une nouvelle ťdition, revue, remaniťe, et
augmentťe de quatre-vingt-dix-neuf historiettes, qui ne le cŤdent
pas en intťrÍt ŗ celles qui figuraient dans la premiŤre ťdition. En
outre, il retoucha plusieurs passages, et ŗ la conclusion primitive,
qui n'ťtait pas satisfaisante, il substitua un dťnouement des plus
heureusement trouvťs.
C'est donc en 1726 que Le Sage donna au _Diable boiteux_ sa forme
dťfinitive. C'est l'ťdition de 1726[4] que je reproduis[5]. Mais,
chose qu'on n'avait pas remarquťe, en mÍme temps qu'il ajoutait un
grand nombre d'historiettes nouvelles, il en retranchait plusieurs,
si bien que la premiŤre ťdition en contient, en dťfinitive,
trente-neuf qui ne se retrouvent pas dans celle de 1726 ni dans
celles qu'on a faites depuis. Ne pouvant m'expliquer ces
suppressions d'une faÁon satisfaisante[6], j'ai pris le parti de
donner en appendice les passages retranchťs.
[Note 4: Quelques exemplaires portent la date de 1727.]
[Note 5: Les notes qu'on trouvera sous le texte sont de Le
Sage.]
[Note 6: La plupart des historiettes retranchťes sont tout aussi
intťressantes que celles qui ont ťtť conservťes. La suppression de
celles qui touchent ŗ des sujets littťraires, et qui sont au nombre
de sept, peut s'expliquer, ŗ la rigueur, par le succŤs de Le Sage,
que le bonheur rendait indulgent; on comprend aussi qu'il ait rejetť
quelques traits satiriques un peu trop vifs; mais cela n'explique
pas tout. Pourquoi, par exemple, retrancher les critiques dirigťes
contre les comťdiens, dont il avait ŗ se plaindre, et avec qui
jamais il ne se rťconcilia?]
Je donne ťgalement en appendice les dťdicaces de Le Sage ŗ Guevara,
et une Table analytique dans laquelle on trouvera les indications
nťcessaires pour se rendre compte des emprunts que Le Sage a faits ŗ
l'auteur espagnol et des additions faites en 1726.
Enfin, j'ai reproduit les _Entretiens des cheminťes de Madrid_ et
_Une Journťe des Parques_, deux piŤces qui par leur genre se
rattachent au _Diable boiteux_, et qui, bien qu'elles lui soient
infťrieures en mťrite, ne sont pas indignes de revoir le jour.
P. J.
ANALYSE DU DIABLO COJUELO
Le premier _tranco_ (enjambťe) raconte comment l'ťcolier Don
Clťofas, surpris chez doŮa Tomasa, se sauve sur les toits, arrive
dans la mansarde du magicien et dťlivre le Diable boiteux, qui le
transporte sur la tour de San Salvador. Traduit avec de lťgers
changements, il a fourni ŗ Le Sage la matiŤre de ses deux premiers
chapitres.
Le _tranco_ suivant contient le dťtail des observations nombreuses
et diverses que font, du haut de la tour, l'ťcolier et le Diable
boiteux. Le Sage a pris dans ce chapitre les histoires de DoŮa
Fabula en mal d'enfant, du vieux qui va au sabbat, du diffťrend du
Diable boiteux avec un de ses confrŤres, des deux voleurs qui
s'introduisent chez un banquier (ici c'est chez un ťtranger), du
souffleur, du marquis ŗ l'ťchelle de soie, du vieux galant et du
vicomte aragonais.
Cependant le jour arrive. Le boiteux et l'ťcolier descendent dans la
rue. Le _tranco III_ raconte leur visite au marchť des noms nobles,
au marchť des parents, au marchť oý l'on acquiert la qualification
de _Don_, puis ŗ la maison des fous, fondation pieuse en faveur des
gens atteints de folies qui ne sont pas regardťes comme telles, et ŗ
la friperie des ancÍtres. Le Sage n'a pris dans ce chapitre que le
grammairien (chap. IX) et l'homme aisť qui se fait domestique (chap.
X).
Le _tranco IV_ raconte que le magicien s'est aperÁu de la
disparition du Diable boiteux. Les dťmons se rťunissent et chargent
l'un d'entr'eux, Cienllamas, de poursuivre le fugitif.
Cependant le boiteux et l'ťcolier dťjeunent dans une auberge. Puis
ils se sauvent par la fenÍtre sans payer leur ťcot, et s'en vont ŗ
Visagra. Le boiteux laisse l'ťcolier ŗ l'auberge et part pour
Constantinople, oý il soulŤve le sťrail. L'ťcolier soupe et se
couche. Aventures burlesques d'un poŽte tragique.
_Tranco V._ Le boiteux revient le matin et raconte ses exploits. Il
annonce ŗ l'ťcolier qu'ils sont poursuivis, le boiteux par
Cienllamas, et l'ťcolier par DoŮa Tomasa et un soldat de ses amis.
Ils partent pour l'Andalousie--par la fenÍtre et sans
payer.--Aventures qui leur arrivent en chemin.
_Tranco VI._ Suite du voyage. Longue kyrielle d'ťloges. Querelles,
combats, malices. Ils s'arrÍtent dans un champ pour passer la nuit.
Un grand bruit les rťveille.
_Tranco VII._ C'est le bruit que font en passant dans les airs la
Fortune et sa suite. Description. Le jour vient. Ils arrivent ŗ
Sťville. Ils voient Cienllamas qui entre par la porte de Carmona, et
se cachent dans une auberge. De leur balcon, ils voient les
habitants. Eloges sans fin.
_Tranco VIII._ Toujours ŗ leur balcon, ils voient dans un miroir
magique la _Calle mayor_ de Madrid, ce qui fournit au boiteux
l'occasion de donner carriŤre ŗ son penchant pour l'adulation.
_Tranco IX._ L'Acadťmie de Sťville. Le diable et l'ťcolier en sont
reÁus membres, celui-ci sous le nom de _el EngaŮado_ (le Trompť),
celui-lŗ sous le nom de _el EngaŮador_ (le Trompeur). Visite au
sťjour des gueux. Le mendiant appelť le Diable boiteux. Cienllamas
arrive, et l'emmŤne croyant avoir affaire au dťmon de ce nom.
_Tranco X._ Arrivťe de Tomasa. Le boiteux et l'ťcolier se sauvent
dans une autre auberge. Sťance de l'acadťmie. Discours de Don
Clťofas. Statuts singuliers proposťs par lui. Plan d'un _Pronostico
y lunario_. Entrťe imprťvue de Tomasa et des alguazils. Arrestation
de Don Clťofas. Il donne cent ťcus au sergent, qui le laisse
ťchapper. Dťsappointement du sergent, dont les ťcus se changent en
charbon. Arrestation du Diable boiteux par Cienllamas. Tomasa passe
aux Indes avec son soldat, et Don Clťofas retourne ŗ ses ťtudes.
LE DIABLE BOITEUX
CHAPITRE PREMIER
_Quel diable c'est que le diable boiteux. Oý, et par quel hasard don
Clťofas Lťandro Perez Zambullo fit connaissance avec lui._
Une nuit du mois d'octobre couvrait d'ťpaisses tťnŤbres la cťlŤbre
ville de Madrid: dťjŗ le peuple, retirť chez lui, laissait les rues
libres aux amants qui voulaient chanter leurs peines ou leurs
plaisirs sous les balcons de leurs maÓtresses: dťjŗ le son des
guitares causait de l'inquiťtude aux pŤres et alarmait les maris
jaloux: enfin, il ťtait prŤs de minuit, lorsque don Clťofas Lťandro
Perez Zambullo, ťcolier d'Alcala, sortit brusquement par une lucarne
d'une maison, oý le fils indiscret de la dťesse de CythŤre l'avait
fait entrer. Il t‚chait de conserver sa vie et son honneur en
s'efforÁant d'ťchapper ŗ trois ou quatre spadassins qui le suivaient
de prŤs pour le tuer, ou pour lui faire ťpouser par force une dame
avec laquelle ils venaient de le surprendre.
Quoique seul contre eux, il s'ťtait dťfendu vaillamment, et il
n'avait pris la fuite que parce qu'ils lui avaient enlevť son ťpťe
dans le combat. Ils le poursuivirent quelque temps sur les toits;
mais il trompa leur poursuite ŗ la faveur de l'obscuritť. Il marcha
vers une lumiŤre qu'il aperÁut de loin, et qui, toute faible qu'elle
ťtait, lui servit de fanal dans une conjoncture si pťrilleuse. AprŤs
avoir plus d'une fois couru risque de se rompre le cou, il arriva
prŤs d'un grenier d'oý sortaient les rayons de cette lumiŤre, et il
entra dedans par la fenÍtre, aussi transportť de joie qu'un pilote
qui voit heureusement surgir au port son vaisseau menacť du
naufrage.
Il regarda d'abord de toutes parts, et, fort ťtonnť de ne trouver
personne dans ce galetas, qui lui parut un appartement assez
singulier, il se mit ŗ le considťrer avec beaucoup d'attention. Il
vit une lampe de cuivre attachťe au plafond, des livres et des
papiers en confusion sur une table, une sphŤre et des compas d'un
cŰtť, des fioles et des cadrans de l'autre; ce qui lui fit juger
qu'il demeurait au-dessous quelque astrologue qui venait faire ses
observations dans ce rťduit.
Il rÍvait au pťril que son bonheur lui avait fait ťviter, et
dťlibťrait en lui-mÍme s'il demeurerait lŗ jusqu'au lendemain ou
s'il prendrait un autre parti, quand il entendit pousser un long
soupir auprŤs de lui. Il s'imagina d'abord que c'ťtait quelque
fantŰme de son esprit agitť, une illusion de la nuit; c'est
pourquoi, sans s'y arrÍter, il continua ses rťflexions.
Mais ayant ouÔ soupirer pour la seconde fois, il ne douta plus que
ce ne fŻt une chose rťelle; et bien qu'il ne vÓt personne dans la
chambre, il ne laissa pas de s'ťcrier: ęQui diable soupire
ici?--C'est moi, seigneur ťcolier, lui rťpondit aussitŰt une voix
qui avait quelque chose d'extraordinaire; je suis depuis six mois
dans une de ces fioles bouchťes. Il loge en cette maison un savant
astrologue, qui est magicien: c'est lui qui, par le pouvoir de son
art, me tient enfermť dans cette ťtroite prison.--Vous Ítes donc un
esprit? dit don Clťofas, un peu troublť de la nouveautť de
l'aventure.--Je suis un dťmon, rťpartit la voix: vous venez ici fort
ŗ propos pour me tirer d'esclavage. Je languis dans l'oisivetť, car
je suis le diable de l'enfer le plus vif et le plus laborieux.Ľ
Ces paroles causŤrent quelque frayeur au seigneur Zambullo; mais
comme il ťtait naturellement courageux, il se rassura, et dit d'un
ton ferme ŗ l'esprit: ęSeigneur diable, apprenez-moi, s'il vous
plaÓt, quel rang vous tenez parmi vos confrŤres: si vous Ítes un
dťmon noble ou roturier.--Je suis un diable d'importance, rťpondit
la voix, et celui de tous qui a le plus de rťputation dans l'un et
l'autre monde.--Seriez-vous par hasard, rťpliqua don Clťofas, le
dťmon qu'on appelle Lucifer?--Non, rťpartit l'esprit, c'est le
diable des charlatans.-- tes-vous Uriel, reprit l'ťcolier?--Fi donc,
interrompit brusquement la voix, c'est le patron des marchands, des
tailleurs, des bouchers, des boulangers, et des autres voleurs du
tiers-ťtat.
--Vous Ítes peut-Ítre Belzťbut, dit Lťandro.--Vous moquez-vous?
rťpondit l'esprit. C'est le dťmon des duŤgnes et des ťcuyers.--Cela
m'ťtonne, dit Zambullo; je croyais Belzťbut un des plus grands
personnages de votre compagnie.--C'est un de ses moindres sujets,
rťpartit le dťmon. Vous n'avez pas des idťes justes de notre enfer.
--Il faut donc, reprit don Clťofas, que vous soyez Lťviatan,
Belfegor ou Astaroth.--Oh! pour ces trois-lŗ, ce sont des diables du
premier ordre. Ce sont des esprits de cour. Ils entrent dans les
conseils des princes, animent les ministres, forment des ligues,
excitent les soulŤvements dans les ťtats, et allument les flambeaux
de la guerre. Ce ne sont point lŗ des maroufles, comme les premiers
que vous avez nommťs.--Eh! dites-moi, je vous prie, rťpliqua
l'ťcolier, quelles sont les fonctions de Flagel?--Il est l'‚me de la
chicane et l'esprit du barreau, rťpartit le dťmon. C'est lui qui a
composť le protocole des huissiers et des notaires. Il inspire les
plaideurs, possŤde les avocats et obsŤde les juges.
ęPour moi, j'ai d'autres occupations: je fais des mariages
ridicules: j'unis des barbons avec des mineures, des maÓtres avec
leurs servantes, des filles mal dotťes avec de tendres amants qui
n'ont point de fortune. C'est moi qui ai introduit dans le monde le
luxe, la dťbauche, les jeux de hasard et la chimie. Je suis
l'inventeur des carrousels, de la danse, de la musique, de la
comťdie, et de toutes les modes nouvelles de France. En un mot, je
m'appelle Asmodťe, surnommť le diable boiteux.
--Hť quoi! s'ťcria don Clťofas, vous seriez ce fameux Asmodťe, dont
il est fait une si glorieuse mention dans Agrippa et dans la
Clavicule de Salomon? Ah! vraiment, vous ne m'avez pas dit tous vos
amusements. Vous avez oubliť le meilleur. Je sais que vous vous
divertissez quelquefois ŗ soulager les amants malheureux. A telles
enseignes que l'annťe passťe, un bachelier de mes amis obtint, par
votre secours, dans la ville d'Alcala, les bonnes gr‚ces de la femme
d'un docteur de l'universitť.--Cela est vrai, dit l'esprit; je vous
gardais celui-lŗ pour le dernier. Je suis le dťmon de la luxure, ou,
pour parler plus honorablement, le dieu Cupidon; car les poŽtes
m'ont donnť ce joli nom, et ces messieurs me peignent fort
avantageusement. Ils disent que j'ai des ailes dorťes, un bandeau
sur les yeux, un arc ŗ la main, un carquois plein de flŤches sur les
ťpaules, et avec cela une beautť ravissante. Vous allez voir tout ŗ
l'heure ce qui en est, si vous voulez me mettre en libertť.
--Seigneur Asmodťe, rťpliqua Lťandro Perez, il y a longtemps, comme
vous savez, que je vous suis entiŤrement dťvouť: le pťril que je
viens de courir en peut faire foi. Je suis bien aise de trouver
l'occasion de vous servir; mais le vase qui vous recŤle est sans
doute un vase enchantť. Je tenterais vainement de le dťboucher ou de
le briser. Ainsi, je ne sais pas trop bien de quelle maniŤre je
pourrai vous dťlivrer de prison. Je n'ai pas un grand usage de ces
sortes de dťlivrances; et, entre nous, si, tout fin diable que vous
Ítes, vous ne sauriez vous tirer d'affaire, comment un chťtif mortel
en pourra-t-il venir ŗ bout?--Les hommes ont ce pouvoir, rťpondit le
dťmon. La fiole oý je suis retenu n'est qu'une simple bouteille de
verre facile ŗ briser. Vous n'avez qu'ŗ la prendre et qu'ŗ la jeter
par terre, j'apparaÓtrai tout aussitŰt en forme humaine.--Sur ce
pied-lŗ, dit l'ťcolier, la chose est plus aisťe que je ne pensais.
Apprenez-moi donc dans quelle fiole vous Ítes; j'en vois un assez
grand nombre de pareilles, et je ne puis la dťmÍler.--C'est la
quatriŤme du cŰtť de la fenÍtre, rťpliqua l'esprit. Quoique
l'empreinte d'un cachet magique soit sur le bouchon, la bouteille ne
laissera pas de se casser.
--Cela suffit, reprit don Clťofas. Je suis prÍt ŗ faire ce que vous
souhaitez; il n'y a plus qu'une petite difficultť qui m'arrÍte:
quand je vous aurai rendu le service dont il s'agit, je crains de
payer les pots cassťs.--Il ne vous arrivera aucun malheur, rťpartit
le dťmon; au contraire, vous serez content de ma reconnaissance. Je
vous apprendrai tout ce que vous voudrez savoir; je vous instruirai
de tout ce qui se passe dans le monde; je vous dťcouvrirai les
dťfauts des hommes; je serai votre dťmon tutťlaire, et, plus ťclairť
que le gťnie de Socrate, je prťtends vous rendre encore plus savant
que ce grand philosophe. En un mot, je me donne ŗ vous avec mes
bonnes et mauvaises qualitťs; elles ne vous seront pas moins utiles
les unes que les autres.
--Voilŗ de belles promesses, rťpliqua l'ťcolier; mais vous autres,
messieurs les diables, on vous accuse de n'Ítre pas fort religieux ŗ
tenir ce que vous nous promettez.--Cette accusation n'est pas sans
fondement, rťpartit Asmodťe. La plupart de mes confrŤres ne se font
pas un scrupule de vous manquer de parole. Pour moi, outre que je ne
puis trop payer le service que j'attends de vous, je suis esclave de
mes serments, et je vous jure par tout ce qui les rend inviolables,
que je ne vous tromperai point. Comptez sur l'assurance que je vous
en donne; et ce qui doit vous Ítre bien agrťable, je m'offre ŗ vous
venger, dŤs cette nuit, de dona Thomasa, de cette perfide dame qui
avait cachť chez elle quatre scťlťrats pour vous surprendre et vous
forcer ŗ l'ťpouser.Ľ
Le jeune Zambullo fut particuliŤrement charmť de cette derniŤre
promesse. Pour en avancer l'accomplissement, il se h‚ta de prendre
la fiole oý ťtait l'esprit; et sans s'embarrasser davantage de ce
qu'il en pourrait arriver, il la laissa tomber rudement. Elle se
brisa en mille piŤces, et inonda le plancher d'une liqueur noir‚tre,
qui s'ťvapora peu ŗ peu, et se convertit en une fumťe, laquelle,
venant ŗ se dissiper tout ŗ coup, fit voir ŗ l'ťcolier surpris une
figure d'homme en manteau, de la hauteur d'environ deux pieds et
demi, appuyťe sur deux bťquilles. Ce petit monstre boiteux avait des
jambes de bouc, le visage long, le menton pointu, le teint jaune et
noir, le nez fort ťcrasť; ses yeux, qui paraissaient trŤs-petits,
ressemblaient ŗ deux charbons allumťs: sa bouche excessivement
fendue ťtait surmontťe de deux crocs de moustache rousse, et bordťe
de deux lippes sans pareilles.
Ce gracieux Cupidon avait la tÍte enveloppťe d'une espŤce de turban
de crťpon rouge, relevť d'un bouquet de plumes de coq et de paon. Il
portait au cou un large collet de toile jaune, sur lequel ťtaient
dessinťs divers modŤles de colliers et de pendants d'oreilles. Il
ťtait revÍtu d'une robe courte de satin blanc, ceinte par le milieu
d'une large bande de parchemin vierge, toute marquťe de caractŤres
talismaniques. On voyait peints sur cette robe plusieurs corps ŗ
l'usage des dames, trŤs-avantageux pour la gorge; des ťcharpes, des
tabliers bigarrťs et des coiffures nouvelles, toutes plus
extravagantes les unes que les autres.
Mais tout cela n'ťtait rien en comparaison de son manteau, dont le
fond ťtait aussi de satin blanc. Il y avait dessus une infinitť de
figures peintes ŗ l'encre de la Chine, avec une si grande libertť de
pinceau et des expressions si fortes, qu'on jugeait bien qu'il
fallait que le diable s'en fŻt mÍlť. On y remarquait, d'un cŰtť, une
dame espagnole, couverte de sa mante, qui agaÁait un ťtranger ŗ la
promenade; et de l'autre, une dame franÁaise qui ťtudiait dans un
miroir de nouveaux airs de visage, pour les essayer sur un jeune
abbť qui paraissait ŗ la portiŤre de sa chambre avec des mouches et
du rouge. Ici des cavaliers italiens chantaient et jouaient de la
guitare sous les balcons de leurs maÓtresses; et lŗ, des Allemands,
dťboutonnťs, tout en dťsordre, plus pris de vin et plus barbouillťs
de tabac que des petits-maÓtres franÁais, entouraient une table
inondťe des dťbris de leurs dťbauches. On apercevait dans un endroit
un seigneur musulman sortant du bain, et environnť de toutes les
femmes de son sťrail, qui s'empressaient ŗ lui rendre leurs
services; on dťcouvrait, dans un autre, un gentilhomme anglais qui
prťsentait galamment ŗ sa dame une pipe et de la biŤre.
On y dťmÍlait aussi des joueurs merveilleusement bien reprťsentťs:
les uns, animťs d'une joie vive, remplissaient leurs chapeaux de
piŤces d'or et d'argent, et les autres, ne jouant plus que sur leur
parole, lanÁaient au ciel des regards sacrilťges, en mangeant leurs
cartes de dťsespoir. Enfin, l'on y voyait autant de choses curieuses
que sur l'admirable bouclier que le dieu Vulcain fit ŗ la priŤre de
Thťtis; mais il y avait cette diffťrence entre les ouvrages de ces
deux boiteux, que les figures du bouclier n'avaient aucun rapport
aux exploits d'Achille, et qu'au contraire celles du manteau ťtaient
autant de vives images de tout ce qui se fait dans le monde par la
suggestion d'Asmodťe.
CHAPITRE II
_Suite de la dťlivrance d'Asmodťe._
Ce dťmon, s'apercevant que sa vue ne prťvenait pas en sa faveur
l'ťcolier, lui dit en souriant: ęHť bien, seigneur don Clťofas
Lťandro Perez Zambullo, vous voyez le charmant dieu des amours, ce
souverain maÓtre des coeurs. Que vous semble de mon air et de ma
beautť? Les poŽtes ne sont-ils pas d'excellents
peintres?--Franchement, rťpondit don Clťofas, ils sont un peu
flatteurs. Je crois que vous ne parŻtes pas sous ces traits devant
Psychť.--Oh! pour cela non, rťpartit le diable. J'empruntai ceux
d'un petit marquis franÁais pour me faire aimer brusquement. Il faut
bien couvrir le vice d'une apparence agrťable, autrement il ne
plairait pas. Je prends toutes les formes que je veux, et j'aurais
pu me montrer ŗ vos yeux sous un plus beau corps fantastique; mais
puisque je me suis donnť tout ŗ vous, et que j'ai dessein de ne vous
rien dťguiser, j'ai voulu que vous me vissiez sous la figure la plus
convenable ŗ l'opinion qu'on a de moi et de mes exercices.
--Je ne suis pas surpris, dit Lťandro, que vous soyez un peu laid.
Pardonnez, s'il vous plaÓt, le terme; le commerce que nous allons
avoir ensemble demande de la franchise. Vos traits s'accordent fort
mal avec l'idťe que j'avais de vous; mais apprenez-moi, de gr‚ce,
pourquoi vous Ítes boiteux?
--C'est, rťpondit le dťmon, pour avoir eu autrefois en France un
diffťrend avec Pillardoc, le diable de l'intťrÍt. Il s'agissait de
savoir qui de nous deux possťderait un jeune manceau qui venait ŗ
Paris chercher fortune. Comme c'ťtait un excellent sujet, un garÁon
qui avait de grands talents, nous nous en disput‚mes vivement la
possession. Nous nous battÓmes dans la moyenne rťgion de l'air.
Pillardoc fut le plus fort, et me jeta sur la terre de la mÍme faÁon
que Jupiter, ŗ ce que disent les poŽtes, culbuta Vulcain. La
conformitť de ces aventures fut cause que mes camarades me
surnommŤrent le diable boiteux. Ils me donnŤrent en raillant ce
sobriquet, qui m'est restť depuis ce temps-lŗ. Nťanmoins, tout
estropiť que je suis, je ne laisse pas d'aller bon train. Vous serez
tťmoin de mon agilitť.
ęMais, ajouta-t-il, finissons cet entretien. H‚tons-nous de sortir
de ce galetas. Le magicien y va bientŰt monter pour travailler ŗ
l'immortalitť d'une belle sylphide qui le vient trouver ici toutes
les nuits. S'il nous surprenait, il ne manquerait pas de me remettre
en bouteille, et il pourrait bien vous y mettre aussi. Jetons
auparavant par la fenÍtre les morceaux de la fiole brisťe, afin que
l'enchanteur ne s'aperÁoive pas de mon ťlargissement.
--Quand il s'en apercevrait aprŤs notre dťpart, dit Zambullo, qu'en
arriverait-il?--Ce qu'il en arriverait? rťpondit le boiteux; il
paraÓt bien que vous n'avez pas lu le livre de la _contrainte_.
Quand j'irais me cacher aux extrťmitťs de la terre ou de la rťgion
qu'habitent les salamandres enflammťs; quand je descendrais chez les
gnomes ou dans les plus profonds abÓmes des mers, je n'y serais
point ŗ couvert de son ressentiment. Il ferait des conjurations si
fortes, que tout l'enfer en tremblerait. J'aurais beau vouloir lui
dťsobťir, je serais obligť de paraÓtre, malgrť moi, devant lui, pour
subir la peine qu'il voudrait m'imposer.
--Cela ťtant, reprit l'ťcolier, je crains fort que notre liaison ne
soit pas de longue durťe. Ce redoutable nťcromancien dťcouvrira
bientŰt votre fuite.--C'est ce que je ne sais point, rťpliqua
l'esprit, parce que nous ne savons pas ce qui doit
arriver.--Comment, s'ťcria Lťandro Perez, les dťmons ignorent
l'avenir?--Assurťment, rťpartit le diable; les personnes qui se
fient ŗ nous lŗ-dessus sont de grandes dupes. C'est ce qui fait que
les devins et les devineresses disent tant de sottises et en font
tant faire aux femmes de qualitť qui vont les consulter sur les
ťvťnements futurs. Nous ne savons que le passť et le prťsent.
J'ignore donc si le magicien s'apercevra bientŰt de mon absence;
mais j'espŤre que non. Il y a plusieurs fioles semblables ŗ celle oý
j'ťtais enfermť: il ne soupÁonnera pas qu'elle y manque. Je vous
dirai de plus que je suis dans son laboratoire comme un livre de
droit dans la bibliothŤque d'un financier: il ne pense point ŗ moi;
et quand il y penserait, il ne me fait jamais l'honneur de
m'entretenir, c'est le plus fier enchanteur que je connaisse. Depuis
le temps qu'il me tient prisonnier, il n'a pas daignť me parler une
seule fois.
--Quel homme! dit don Clťofas. Qu'avez-vous donc fait pour vous
attirer sa haine?--J'ai traversť un de ses desseins, rťpartit
Asmodťe. Il y avait une place vacante dans certaine acadťmie: il
prťtendait qu'un de ses amis l'eŻt; je voulais la faire donner ŗ un
autre. Le magicien fit un talisman composť des plus puissants
caractŤres, de la cabale; moi, je mis mon homme au service d'un
grand ministre, dont le nom l'emporta sur le talisman.Ľ
AprŤs avoir parlť de cette sorte, le dťmon ramassa toutes les piŤces
de la fiole cassťe, et les jeta par la fenÍtre: ęSeigneur Zambullo,
dit-il ensuite ŗ l'ťcolier, sauvons-nous au plus vite: prenez le
bout de mon manteau et ne craignez rien.Ľ Quelque pťrilleux que
parŻt ce parti ŗ don Clťofas, il aima mieux l'accepter que de
demeurer exposť au ressentiment du magicien, et il s'accrocha le
mieux qu'il put au diable, qui l'emporta dans le moment.
CHAPITRE III
_Dans quel endroit le diable boiteux transporta l'ťcolier, et des
premiŤres choses qu'il lui fit voir._
Asmodťe n'avait pas vantť sans raison son agilitť. Il fendit l'air
comme une flŤche dťcochťe avec violence, et s'alla percher sur la
tour de San-Salvador. DŤs qu'il eŻt pris pied, il dit ŗ son
compagnon: ęHť bien, seigneur Lťandro, quand on dit d'une rude
voiture que c'est une voiture de diable, n'est-il pas vrai que cette
faÁon de parler est fausse?--Je viens d'en vťrifier la faussetť,
rťpondit poliment Zambullo; je puis assurer que c'est une voiture
plus douce qu'une litiŤre, et avec cela si diligente, qu'on n'a pas
le temps de s'ennuyer sur la route.
--Oh Áa, reprit le dťmon, vous ne savez pas pourquoi je vous amŤne
ici? je prťtends vous montrer tout ce qui se passe dans Madrid; et
comme je veux dťbuter par ce quartier-ci, je ne pouvais choisir un
endroit plus propre ŗ l'exťcution de mon dessein. Je vais par mon
pouvoir diabolique enlever les toits des maisons, et, malgrť les
tťnŤbres de la nuit, le dedans va se dťcouvrir ŗ vos yeux.Ľ A ces
mots, il ne fit simplement qu'ťtendre le bras droit, et aussitŰt
tous les toits disparurent. Alors l'ťcolier vit comme en plein midi
l'intťrieur des maisons, de mÍme, dit Luis Velez de Guťvara[7],
qu'on voit le dedans d'un p‚tť dont on vient d'Űter la croŻte.
[Note 7: L'auteur du diable boiteux espagnol.]
Le spectacle ťtait trop nouveau pour ne pas attirer son attention
toute entiŤre. Il promena sa vue de toutes parts, et la diversitť
des choses qui l'environnaient eut de quoi occuper longtemps sa
curiositť. ęSeigneur don Clťofas, lui dit le diable, cette confusion
d'objets que vous regardez avec plaisir est, ŗ la vťritť, trŤs
agrťable ŗ contempler; mais ce n'est qu'un amusement frivole. Il
faut que je vous le rende utile; et pour vous donner une parfaite
connaissance de la vie humaine, je veux vous expliquer ce que font
toutes ces personnes que vous voyez. Je vais vous dťcouvrir les
motifs de leurs actions, et vous rťvťler jusqu'ŗ leurs plus secrŤtes
pensťes.
ęPar oý commencerons-nous? Observons d'abord dans cette maison, ŗ
main droite, ce vieillard qui compte de l'or et de l'argent. C'est
un bourgeois avare. Son carrosse, qu'il a eu presque pour rien ŗ
l'inventaire d'un _alcalde de corte_, est tirť par deux mauvaises
mules qui sont dans son ťcurie, et qu'il nourrit suivant la loi des
douze tables, c'est-ŗ-dire qu'il leur donne tous les jours ŗ chacune
une livre d'orge. Il les traite comme les Romains traitaient leurs
esclaves. Il y a deux ans qu'il est revenu des Indes, chargť d'une
grande quantitť de lingots qu'il a changťs en espŤces. Admirez ce
vieux fou, avec quelle satisfaction il parcourt des yeux ses
richesses: il ne peut s'en rassasier. Mais prenez garde en mÍme
temps ŗ ce qui se passe dans une petite salle de la mÍme maison. Y
remarquez-vous deux jeunes garÁons avec une vieille femme?--Oui,
rťpondit Clťofas. Ce sont apparemment ses enfants.--Non, reprit le
diable, ce sont ses neveux qui doivent en hťriter, et qui, dans
l'impatience oý ils sont de partager ses dťpouilles, ont fait venir
secrŤtement une sorciŤre, pour savoir d'elle quand il mourra.
ęJ'aperÁois dans la maison voisine deux tableaux assez plaisants:
l'un est une coquette surannťe qui se couche, aprŤs avoir laissť ses
cheveux, ses sourcils et ses dents sur sa toilette: l'autre un
galant sexagťnaire qui revient de faire l'amour. Il a dťjŗ Űtť son
oeil et sa moustache postiches, avec sa perruque qui cachait une
tÍte chauve. Il attend que son valet lui Űte son bras et sa jambe de
bois, pour se mettre au lit avec le reste.
--Si je m'en fie ŗ mes yeux, dit Zambullo, je vois dans cette maison
une grande et jeune fille faite ŗ peindre. Qu'elle a l'air
mignon!--Hť bien, reprit le boiteux, cette jeune beautť qui vous
frappe est soeur aÓnťe de ce galant qui va se coucher. On peut dire
qu'elle fait la paire avec la vieille coquette qui loge avec elle.
Sa taille, que vous admirez, est une machine qui a ťpuisť les
mťcaniques. Sa gorge et ses hanches sont artificielles, et il n'y a
pas longtemps qu'ťtant allťe au sermon, elle laissa tomber ses
fesses dans l'auditoire. Nťanmoins, comme elle se donne un air de
mineure, il y a deux jeunes cavaliers qui se disputent ses bonnes
gr‚ces. Ils en sont mÍme venus aux mains pour elle. Les enragťs! il
me semble que je vois deux chiens qui se battent pour un os.
ęRiez avec moi de ce concert qui se fait assez prŤs de lŗ, dans une
maison bourgeoise, sur la fin d'un souper de famille. On y chante
des cantates. Un vieux jurisconsulte en a fait la musique, et les
paroles sont d'un _alguasil_[8] qui fait l'aimable, d'un fat qui
compose des vers pour son plaisir et pour le supplice des autres.
Une cornemuse et une ťpinette forment la symphonie. Un grand
flandrin de chantre ŗ voix claire fait le dessus, et une jeune fille
qui a la voix fort grosse fait la basse.--O la plaisante chose!
s'ťcria don Clťofas en riant: quand on voudrait donner exprŤs un
concert ridicule, on n'y rťussirait pas si bien.
[Note 8: Un alguasil est ce que sont en France les commissaires,
exceptť qu'il porte l'ťpťe.]
--Jetez les yeux sur cet hŰtel magnifique, poursuivit le dťmon; vous
y verrez un seigneur couchť dans un superbe appartement. Il a prŤs
de lui une cassette remplie de billets doux. Il les lit pour
s'endormir voluptueusement, car ils sont d'une dame qu'il adore, et
qui lui fait faire tant de dťpense, qu'il sera bientŰt rťduit ŗ
solliciter une vice-royautť.
ęSi tout repose dans cet hŰtel, si tout y est tranquille, en
rťcompense on se donne bien du mouvement dans la maison prochaine ŗ
main gauche. Y dťmÍlez-vous une dame dans un lit de damas rouge?
c'est une personne de condition. C'est dona Fabula, qui vient
d'envoyer chercher une sage femme, et qui va donner un hťritier au
vieux don Torribio son mari, que vous voyez auprŤs d'elle.
N'Ítes-vous pas charmť du bon naturel de cet ťpoux? Les cris de sa
chŤre moitiť lui percent l'‚me: il est pťnťtrť de douleur; il
souffre autant qu'elle. Avec quel soin et quelle ardeur il
s'empresse ŗ la secourir!--Effectivement, dit Lťandro, voilŗ un
homme bien agitť; mais j'en aperÁois un autre qui paraÓt dormir d'un
profond sommeil dans la mÍme maison, sans se soucier du succŤs de
l'affaire.--La chose doit pourtant l'intťresser, reprit le boiteux,
puisque c'est un domestique qui est la cause premiŤre des douleurs
de sa maÓtresse.
ęRegardez un peu au-delŗ, continua-t-il, et considťrez dans une
salle basse cet hypocrite qui se frotte de vieux oing pour aller ŗ
une assemblťe de sorciers, qui se tient cette nuit entre
Saint-Sťbastien et Fontarabie. Je vous y porterais tout ŗ l'heure
pour vous donner cet agrťable passe-temps, si je ne craignais d'Ítre
reconnu du dťmon qui fait le bouc ŗ cette cťrťmonie.
--Ce diable et vous, dit l'ťcolier, vous n'Ítes donc pas bons
amis?--Non parbleu, reprit Asmodťe. C'est ce mÍme Pillardoc dont je
vous ai parlť. Ce coquin me trahirait: il ne manquerait pas
d'avertir de ma fuite mon magicien.--Vous avez eu peut-Ítre encore
quelque dťmÍlť avec ce Pillardoc.--Vous l'avez dit, reprit le dťmon:
il y a deux ans que nous eŻmes ensemble un nouveau diffťrend pour un
enfant de Paris qui songeait ŗ s'ťtablir. Nous prťtendions tous deux
en disposer; il en voulait faire un commis, j'en voulais faire un
homme ŗ bonnes fortunes; nos camarades en firent un mauvais moine
pour finir la dispute. AprŤs cela on nous rťconcilia; nous nous
embrass‚mes, et depuis ce temps-lŗ nous sommes ennemis mortels.
--Laissons lŗ cette belle assemblťe, dit don Clťofas; je ne suis
nullement curieux de m'y trouver; continuons plutŰt d'examiner ce
qui se prťsente ŗ notre vue. Que signifient ces ťtincelles de feu
qui sortent de cette cave?--C'est une des plus folles occupations
des hommes, rťpondit le diable. Ce personnage qui, dans cette cave,
est auprŤs de ce fourneau embrasť, est un souffleur. Le feu consume
peu ŗ peu son riche patrimoine, et il ne trouvera jamais ce qu'il
cherche. Entre nous, la pierre philosophale n'est qu'une belle
chimŤre que j'ai moi-mÍme forgťe, pour me jouer de l'esprit humain,
qui veut passer les bornes qui lui ont ťtť prescrites.
ęCe souffleur a pour voisin un bon apothicaire qui n'est pas encore
couchť. Vous le voyez qui travaille dans sa boutique avec son ťpouse
surannťe et son garÁon. Savez-vous ce qu'ils font? le mari compose
une pilule prolifique pour un vieil avocat qui doit se marier
demain. Le garÁon fait une tisane laxative, et la femme pile dans un
mortier des drogues astringentes.
--J'aperÁois dans la maison qui fait face ŗ celle de l'apothicaire,
dit Zambullo, un homme qui se lŤve et s'habille ŗ la
h‚te.--Malepeste! rťpondit l'esprit, c'est un mťdecin qu'on appelle
pour une affaire bien pressante. On vient le chercher de la part
d'un prťlat qui, depuis une heure qu'il est au lit, a toussť deux ou
trois fois.
ęPortez la vue au-delŗ sur la droite, et t‚chez de dťcouvrir dans un
grenier un homme qui se promŤne en chemise ŗ la sombre clartť d'une
lampe.--J'y suis, s'ťcria l'ťcolier, ŗ telles enseignes que je
ferais l'inventaire des meubles qui sont dans ce galetas. Il n'y a
qu'un grabat, un placet et une table, et les murs me paraissent tout
barbouillťs de noir.--Le personnage qui loge si haut est un poŽte,
reprit Asmodťe; et ce qui vous paraÓt noir, ce sont des vers
tragiques de sa faÁon, dont il a tapissť sa chambre, ťtant obligť,
faute de papier, d'ťcrire ses poŽmes sur le mur.
--A le voir s'agiter et se dťmener, comme il fait en se promenant,
dit don Clťofas, je juge qu'il compose quelque ouvrage
d'importance.--Vous n'avez pas tort d'avoir cette pensťe, rťpliqua
le boiteux; il mit hier la derniŤre main a une tragťdie intitulťe:
_Le Dťluge universel_. On ne saurait lui reprocher qu'il n'a point
observť l'unitť de lieu, puisque toute l'action se passe dans
l'arche de Noť.
ęJe vous assure que c'est une piŤce excellente; toutes les bÍtes y
parlent comme des docteurs. Il a dessein de la dťdier; il y a six
heures qu'il travaille ŗ l'ťpÓtre dťdicatoire; il en est ŗ la
derniŤre phrase en ce moment; on peut dire que c'est un
chef-d'oeuvre que cette dťdicace: toutes les vertus morales et
politiques, toutes les louanges qu'on peut donner ŗ un homme
illustre par ses ancÍtres et par lui-mÍme, n'y sont point ťpargnťes:
jamais auteur n'a tant prodiguť l'encens.--A qui prťtend-il adresser
un ťloge si magnifique, reprit l'ťcolier?--Il n'en sait rien encore,
rťpartit le diable; il a laissť le nom en blanc. Il cherche quelque
riche seigneur qui soit plus libťral que ceux ŗ qui il a dťjŗ dťdiť
d'autres livres; mais les gens qui payent des ťpÓtres dťdicatoires
sont bien rares aujourd'hui; c'est un dťfaut dont les seigneurs se
sont corrigťs; et par lŗ ils ont rendu un grand service au public,
qui ťtait accablť de pitoyables productions d'esprit, attendu que la
plupart des livres ne se faisaient autrefois que pour le produit des
dťdicaces.
ęA propos d'ťpÓtres dťdicatoires, ajouta le dťmon, il faut que je
vous rapporte un trait assez singulier. Une femme de la cour, ayant
permis qu'on lui dťdi‚t un ouvrage, en voulut voir la dťdicace avant
qu'on l'imprim‚t; et ne s'y trouvant pas assez bien louťe ŗ son grť,
elle prit la peine d'en composer une de sa faÁon, et de l'envoyer ŗ
l'auteur pour la mettre ŗ la tÍte de son ouvrage.
--Il me semble, s'ťcria Lťandro, que voilŗ des voleurs qui
s'introduisent dans une maison par un balcon.--Vous ne vous trompez
point, dit Asmodťe; ce sont des voleurs de nuit. Ils entrent chez un
banquier: suivons-les de l'oeil; voyons ce qu'ils feront. Ils
visitent le comptoir; ils fouillent partout; mais le banquier les a
prťvenus; il partit hier pour la Hollande avec tout ce qu'il avait
d'argent dans ses coffres.
--Examinons, dit Zambullo, un autre voleur qui monte par une ťchelle
de soie ŗ un balcon.--Celui-lŗ n'est pas ce que vous pensez,
rťpondit le boiteux; c'est un marquis qui tente l'escalade pour se
couler dans la chambre d'une fille qui veut cesser de l'Ítre. Il lui
a jurť trŤs-lťgŤrement qu'il l'ťpousera, et elle n'a pas manquť de
se rendre ŗ ses serments; car, dans le commerce de l'amour, les
marquis sont des nťgociants qui ont grand crťdit sur la place.
--Je suis curieux, reprit l'ťcolier, d'apprendre ce que fait certain
homme que je vois en bonnet de nuit et en robe de chambre. Il ťcrit
avec application, et il y a prŤs de lui une petite figure noire qui
lui conduit la main en ťcrivant.--L'homme qui ťcrit, rťpond le
diable, est un greffier qui, pour obliger un tuteur
trŤs-reconnaissant, altŤre un arrÍt rendu en faveur d'un pupille; et
la petite figure noire qui lui conduit la main est GriffaŽl, le
dťmon des greffiers.--Ce GriffaŽl, rťpliqua don Clťofas, n'occupe
donc cet emploi que par _intťrim_? Puisque Flagel est l'esprit du
barreau, les greffes, ce me semble, doivent Ítre de son
dťpartement?--Non, rťpartit Asmodťe; les greffiers ont ťtť jugťs
dignes d'avoir leur diable particulier, et je vous jure qu'il a de
l'occupation de reste.
ęConsidťrez dans une maison bourgeoise, auprŤs de celle du greffier,
une jeune dame qui occupe le premier appartement. C'est une veuve;
et l'homme que vous voyez avec elle est son oncle, qui loge au
second ťtage. Admirez la pudeur de cette veuve: elle ne veut pas
prendre sa chemise devant son oncle: elle passe dans un cabinet pour
se la faire mettre par un galant qu'elle y a cachť.
ęIl demeure chez le greffier un gros bachelier boiteux, de ses
parents, qui n'a pas son pareil au monde pour plaisanter. Volumnius,
si vantť par Cicťron pour les traits piquants et pleins de sel,
n'ťtait pas un si fin railleur. Ce bachelier, nommť par excellence
dans Madrid le bachelier Donoso, est recherchť de toutes les
personnes de la cour et de la ville qui donnent ŗ manger; c'est ŗ
qui l'aura. Il a un talent tout particulier pour rťjouir les
convives; il fait les dťlices d'une table; aussi va-t-il tous les
jours dÓner dans quelque bonne maison, d'oý il ne revient qu'ŗ deux
heures aprŤs minuit. Il est aujourd'hui chez le marquis d'Alcazinas,
oý il n'est allť que par hasard.--Comment, par hasard, interrompit
Lťandro?--Je vais m'expliquer plus clairement, rťpartit le diable.
Il y avait ce matin, sur le midi, ŗ la porte du bachelier, cinq ou
six carrosses qui venaient le chercher de la part de diffťrents
seigneurs. Il a fait monter leurs pages dans son appartement et leur
a dit, en prenant un jeu de cartes: ęmes amis, comme je ne puis
contenter tous vos maÓtres ŗ la fois, et que je n'en veux point
prťfťrer un aux autres, ces cartes en vont dťcider. J'irai dÓner
chez le roi de trŤfle.Ľ
--Quel dessein, dit don Clťofas, peut avoir, de l'autre cŰtť de la
rue, certain cavalier qui se tient assis sur le seuil d'une porte?
Attend-il qu'une soubrette vienne l'introduire dans la maison?--Non,
non, rťpondit Asmodťe; c'est un jeune castillan qui file l'amour
parfait: il veut, par pure galanterie, ŗ l'exemple des amants de
l'antiquitť, passer la nuit ŗ la porte de sa maÓtresse. Il racle de
temps en temps une guitare en chantant des romances de sa
composition; mais son infante, couchťe au second ťtage, pleure, en
l'ťcoutant, l'absence de son rival.
ęVenons ŗ ce b‚timent neuf qui contient deux corps de logis sťparťs:
l'un est occupť par le propriťtaire, qui est ce vieux cavalier qui
tantŰt se promŤne dans son appartement, et tantŰt se laisse tomber
dans un fauteuil.--Je juge, dit Zambullo, qu'il roule dans sa tÍte
quelque grand projet. Qui est cet homme-lŗ? Si l'on s'en rapporte ŗ
la richesse qui brille dans sa maison, ce doit Ítre un grand de la
premiŤre classe.--Ce n'est pourtant qu'un contador, rťpondit le
dťmon. Il a vieilli dans des emplois trŤs-lucratifs; il a quatre
millions de bien. Comme il n'est pas sans inquiťtude sur les moyens
dont il s'est servi pour les amasser, et qu'il se voit sur le point
d'aller rendre ses comptes dans l'autre monde, il est devenu
scrupuleux; il songe ŗ b‚tir un monastŤre; il se flatte qu'aprŤs une
si bonne oeuvre, il aura la conscience en repos. Il a dťjŗ obtenu la
permission de fonder un couvent; mais il n'y veut mettre que des
religieux qui soient tout ensemble chastes, sobres et d'une extrÍme
humilitť. Il est fort embarrassť sur le choix.
ęLe second corps de logis est habitť par une belle dame qui vient de
se baigner dans du lait, et de se mettre au lit tout ŗ l'heure.
Cette voluptueuse personne est veuve d'un chevalier de
Saint-Jacques, qui ne lui a laissť pour tout bien qu'un beau nom;
mais heureusement elle a pour amis deux conseillers du conseil de
Castille, qui font ŗ frais communs la dťpense de la maison.
--Oh! oh! s'ťcria l'ťcolier, j'entends retentir l'air de cris et de
lamentations. Viendrait-il d'arriver quelque malheur?--Voici ce que
c'est, dit l'esprit: deux jeunes cavaliers jouaient ensemble aux
cartes dans ce tripot oý vous voyez tant de lampes et de chandelles
allumťes. Ils se sont ťchauffťs sur un coup, ont mis l'ťpťe ŗ la
main, et se sont blessťs tous deux mortellement: le plus ‚gť est
mariť, et le plus jeune est fils unique; ils vont rendre l'‚me. La
femme de l'un et le pŤre de l'autre, avertis de ce funeste accident,
viennent d'arriver; ils remplissent de cris tout le voisinage.
ęMalheureux enfant, dit le pŤre, en apostrophant son fils qui ne
saurait l'entendre, combien de fois t'ai-je exhortť ŗ renoncer au
jeu? Combien de fois t'ai-je prťdit qu'il te coŻterait la vie? Je
dťclare que ce n'est pas ma faute si tu pťris misťrablement.Ľ De son
cŰtť, la femme se dťsespŤre; quoique son ťpoux ait perdu au jeu tout
ce qu'elle lui a apportť en mariage; quoiqu'il ait vendu toutes les
pierreries qu'elle avait et jusqu'ŗ ses habits, elle est
inconsolable de sa perte: elle maudit les cartes qui en sont la
cause; elle maudit celui qui les a inventťes; elle maudit le tripot
et tous ceux qui l'habitent.
--Je plains fort les gens que la fureur du jeu possŤde, dit don
Clťofas; ils ont souvent l'esprit dans une horrible situation.
Gr‚ces au ciel, je ne suis point entichť de ce vice-lŗ.--Vous en
avez un autre qui le vaut bien, reprit le dťmon. Est-il plus
raisonnable, ŗ votre avis, d'aimer les courtisanes, et n'avez-vous
pas couru risque ce soir d'Ítre tuť par des spadassins? J'admire
messieurs les hommes: leurs propres dťfauts leur paraissent des
minuties; au lieu qu'ils regardent ceux d'autrui avec un microscope.
ęIl faut encore, ajouta-t-il, que je vous prťsente des images
tristes. Voyez dans une maison, ŗ deux pas du tripot, ce gros homme
ťtendu sur un lit: c'est un malheureux chanoine qui vient de tomber
en apoplexie. Son neveu et sa petite niŤce, bien loin de lui donner
du secours, le laissent mourir et se saisissent de ses meilleurs
effets, qu'ils vont porter chez des recťleurs; aprŤs quoi ils auront
tout le loisir de pleurer et de lamenter.
ęRemarquez-vous prŤs de lŗ deux hommes que l'on ensevelit? Ce sont
deux frŤres; ils ťtaient malades de la mÍme maladie, mais ils se
gouvernaient diffťremment; l'un avait une confiance aveugle en son
mťdecin, l'autre a voulu laisser agir la nature; ils sont morts tous
deux: celui-lŗ, pour avoir pris tous les remŤdes de son docteur;
celui-ci, pour n'avoir rien voulu prendre.--Cela est fort
embarrassant, dit Lťandro. Eh! que faut-il donc que fasse un pauvre
malade?--C'est ce que je ne puis vous apprendre, rťpondit le diable;
je sais bien qu'il y a de bons remŤdes, mais je ne sais s'il y a de
bons mťdecins.
ęChangeons de spectacle, poursuivit-il; j'en ai de plus
divertissants ŗ vous montrer. Entendez-vous dans la rue un
charivari? Une femme de soixante ans a ťpousť ce matin un cavalier
de dix-sept. Tous les rieurs du quartier se sont ameutťs pour
cťlťbrer ces noces par un concert bruyant de bassins, de poŽles et
de chaudrons.--Vous m'avez dit, interrompit l'ťcolier, que c'ťtait
vous qui faisiez les mariages ridicules; cependant vous n'avez point
de part ŗ celui-lŗ.--Non vraiment, rťpartit le boiteux, je n'avais
garde de le faire, puisque je n'ťtais pas libre; mais quand je
l'aurais ťtť, je ne m'en serais pas mÍlť. Cette femme est
scrupuleuse; elle ne s'est remariťe que pour pouvoir goŻter sans
remords des plaisirs qu'elle aime. Je ne forme point de pareilles
unions; je me plais bien davantage ŗ troubler les consciences qu'ŗ
les rendre tranquilles.
--Malgrť le bruit de cette burlesque sťrťnade, dit Zambullo, un
autre, ce me semble, frappe mon oreille.--Celui que vous entendez,
en dťpit du charivari, rťpondit le boiteux, part d'un cabaret oý il
y a un gros capitaine flamand, un chantre franÁais et un officier de
la garde allemande, qui chantent en _trio_. Ils sont ŗ table depuis
huit heures du matin, et chacun d'eux s'imagine qu'il y va de
l'honneur de sa nation d'enivrer les deux autres.
ęArrÍtez vos regards sur cette maison isolťe, vis-ŗ-vis celle du
chanoine; vous verrez trois fameuses Galiciennes qui font la
dťbauche avec trois hommes de la cour.--Ah! qu'elles me paraissent
jolies! s'ťcria don Clťofas; je ne m'ťtonne pas si les gens de
qualitť les courent. Qu'elles font de caresses ŗ ceux-lŗ! il faut
qu'elles soient bien amoureuses d'eux!--Que vous Ítes jeune!
rťpliqua l'esprit: vous ne connaissez guŤre ces sortes de dames;
elles ont le coeur encore plus fardť que le visage. Quelques
dťmonstrations qu'elles fassent, elles n'ont pas la moindre amitiť
pour ces seigneurs: elles en mťnagent un pour avoir sa protection,
et les deux autres pour en tirer des contrats de rente. Il en est de
mÍme de toutes les coquettes. Les hommes ont beau se ruiner pour
elles, ils n'en sont pas plus aimťs; au contraire, tout payeur est
traitť comme un mari: c'est une rŤgle que j'ai ťtablie dans les
intrigues amoureuses; mais laissons ces seigneurs savourer des
plaisirs qu'ils achŤtent si cher, pendant que leurs valets, qui les
attendent dans la rue, se consolent dans la douce espťrance de les
avoir _gratis_.
--Expliquez-moi, de gr‚ce, interrompit Lťandro Perez, un autre
tableau qui se prťsente ŗ mes yeux. Tout le monde est encore sur
pied dans cette grande maison ŗ gauche. D'oý vient que les uns rient
ŗ gorge dťployťe, et que les autres dansent? On y cťlťbre quelque
fÍte apparemment?--Ce sont des noces, dit le boiteux; tous les
domestiques sont dans la joie; il n'y a pas trois jours que dans ce
mÍme hŰtel on ťtait dans une extrÍme affliction. C'est une histoire
qu'il me prend envie de vous raconter: elle est un peu longue, ŗ la
vťritť; mais j'espŤre qu'elle ne vous ennuiera point.Ľ En mÍme temps
il la commenÁa de cette sorte.
CHAPITRE IV
_Histoire des amours du comte de Belflor et de Lťonor de Cespťdes._
Le comte de Belflor, un des plus grands seigneurs de la cour, ťtait
ťperdument amoureux de la jeune Lťonor de Cespťdes. Il n'avait pas
dessein de l'ťpouser; la fille d'un simple gentilhomme ne lui
paraissait pas un parti assez considťrable pour lui. Il ne se
proposait que d'en faire une maÓtresse.
ęDans cette vue, il la suivait partout, et ne perdait pas une
occasion de lui faire connaÓtre son amour par ses regards; mais il
ne pouvait lui parler ni lui ťcrire, parce qu'elle ťtait
incessamment obsťdťe d'une duŤgne sťvŤre et vigilante, appelťe la
dame Marcelle. Il en ťtait au dťsespoir, et, sentant irriter ses
dťsirs par les difficultťs, il ne cessait de rÍver aux moyens de
tromper l'argus qui gardait son Io.
ęD'un autre cŰtť, Lťonor, qui s'ťtait aperÁue de l'attention que le
comte avait pour elle, n'avait pu se dťfendre d'en avoir pour lui;
et il se forma insensiblement dans son coeur une passion qui devint
enfin trŤs-violente. Je ne la fortifiais pourtant pas par mes
tentations ordinaires, parce que le magicien qui me tenait alors
prisonnier m'avait interdit toutes mes fonctions; mais il suffisait
que la nature s'en mÍl‚t. Elle n'est pas moins dangereuse que moi;
toute la diffťrence qu'il y a entre nous, c'est qu'elle corrompt peu
ŗ peu les coeurs, au lieu que je les sťduis brusquement.
ęLes choses ťtaient dans cette disposition, lorsque Lťonor et son
ťternelle gouvernante, allant un matin ŗ l'ťglise, rencontrŤrent une
vieille femme qui tenait ŗ la main un des plus gros chapelets qu'ait
fabriquťs l'hypocrisie. Elle les aborda d'un air doux et riant, et,
adressant la parole ŗ la duŤgne: ęLe ciel vous conserve, lui
dit-elle; la sainte paix soit avec vous: permettez-moi de vous
demander si vous n'Ítes pas la dame Marcelle, la chaste veuve du feu
seigneur Martin Rosette?Ľ La gouvernante rťpondit que oui. ęJe vous
rencontre donc fort ŗ propos, lui dit la vieille, pour vous avertir
que j'ai au logis un vieux parent qui voudrait bien vous parler. Il
est arrivť de Flandres depuis peu de jours; il a connu
particuliŤrement, mais trŤs-particuliŤrement, votre mari, et il a
des choses de la derniŤre consťquence ŗ vous communiquer. Il aurait
ťtť vous les dire chez vous, s'il ne fŻt pas tombť malade; mais le
pauvre homme est ŗ l'extrťmitť; je demeure ŗ deux pas d'ici. Prenez,
s'il vous plaÓt, la peine de me suivre.Ľ
ęLa gouvernante, qui avait de l'esprit et de la prudence, craignant
de faire quelque fausse dťmarche, ne savait ŗ quoi se rťsoudre; mais
la vieille devina le sujet de son embarras, et lui dit: ęMa chŤre
madame Marcelle, vous pouvez vous fier ŗ moi en toute assurance. Je
me nomme la Chichona. Le licenciť Marcos de Figueroa et le bachelier
Mira de Mesqua vous rťpondront de moi comme de leurs grands-mŤres.
Quand je vous propose de venir ŗ ma maison, ce n'est que pour votre
bien. Mon parent veut vous restituer certaine somme que votre mari
lui a autrefois prÍtťe.Ľ A ce mot de restitution, la dame Marcelle
prit son parti. ęAllons, ma fille, dit-elle ŗ Lťonor, allons voir le
parent de cette bonne dame; c'est une action charitable que de
visiter les malades.Ľ
ęElles arrivŤrent bientŰt au logis de la Chichona, qui les fit
entrer dans une salle basse, oý elles trouvŤrent un homme alitť, qui
avait une barbe blanche, et qui, s'il n'ťtait pas fort malade,
paraissait du moins l'Ítre. ęTenez, cousin, lui dit la vieille en
lui prťsentant la gouvernante, voici cette sage dame Marcelle ŗ qui
vous souhaitez de parler, la veuve du feu seigneur Martin Rosette,
votre ami.Ľ A ces paroles, le vieillard, soulevant un peu la tÍte,
salua la duŤgne, lui fit signe de s'approcher, et, lorsqu'elle fut
prŤs de son lit, lui dit d'une voix faible: ęMa chŤre madame
Marcelle, je rends gr‚ces au ciel de m'avoir laissť vivre jusqu'ŗ ce
moment; c'ťtait l'unique chose que je dťsirais: je craignais de
mourir sans avoir la satisfaction de vous voir, et de vous remettre
en main propre cent ducats que feu votre ťpoux, mon intime ami, me
prÍta pour me tirer d'une affaire d'honneur que j'eus autrefois ŗ
Bruges. Ne vous a-t-il jamais entretenu de cette aventure?
--Hťlas! non, rťpondit la dame Marcelle, il ne m'en a point parlť:
devant Dieu soit son ‚me! il ťtait si gťnťreux, qu'il oubliait les
services qu'il avait rendus ŗ ses amis; et, bien loin de ressembler
ŗ ces fanfarons qui se vantent du bien qu'ils n'ont pas fait, il ne
m'a jamais dit qu'il eŻt obligť personne.--Il avait l'‚me belle
assurťment, rťpliqua le vieillard, j'en dois Ítre plus persuadť
qu'un autre; et pour vous le prouver, il faut que je vous raconte
l'affaire dont je suis heureusement sorti par son secours; mais
comme j'ai des choses ŗ dire qui sont de la derniŤre importance pour
la mťmoire du dťfunt, je serais bien aise de ne les rťvťler qu'ŗ sa
discrŤte veuve.
--Hť bien, dit alors la Chichona, vous n'avez qu'ŗ lui faire ce
rťcit en particulier: pendant ce temps-lŗ nous allons passer dans
mon cabinet, cette jeune dame et moi.Ľ En achevant ces paroles, elle
laissa la duŤgne avec le malade, et entraÓna Lťonor dans une autre
chambre, oý, sans chercher de dťtours, elle lui dit: ęBelle Lťonor,
les moments sont trop prťcieux pour les mal employer. Vous
connaissez de vue le comte de Belflor: il y a longtemps qu'il vous
aime et qu'il meurt d'envie de vous le dire; mais la vigilance et la
sťvťritť de votre gouvernante ne lui ont pas permis, jusqu'ici,
d'avoir ce plaisir. Dans son dťsespoir, il a eu recours ŗ mon
industrie; je l'ai mise en usage pour lui. Ce vieillard que vous
venez de voir est un jeune valet de chambre du comte, et tout ce que
j'ai fait n'est qu'une ruse que nous avons concertťe pour tromper
votre gouvernante et vous attirer ici.Ľ
ęComme elle achevait ces mots, le comte, qui ťtait cachť derriŤre
une tapisserie, se montra, et, courant se jeter aux pieds de Lťonor:
ęMadame, lui dit-il, pardonnez ce stratagŤme ŗ un amant qui ne
pouvait plus vivre sans vous parler. Si cette obligeante personne
n'eŻt pas trouvť moyen de me procurer cet avantage, j'allais
m'abandonner ŗ mon dťsespoir.Ľ Ces paroles, prononcťes d'un air
touchant par un homme qui ne dťplaisait pas, troublŤrent Lťonor.
Elle demeura quelque temps incertaine de la rťponse qu'elle y devait
faire; mais enfin, s'ťtant remise de son trouble, elle regarda
fiŤrement le comte, et lui dit: ęVous croyez peut-Ítre avoir
beaucoup d'obligation ŗ cette officieuse dame qui vous a si bien
servi; mais apprenez que vous tirerez peu de fruit du service
qu'elle vous a rendu.Ľ
ęEn parlant ainsi, elle fit quelques pas pour rentrer dans la salle.
Le comte l'arrÍta: ęDemeurez, dit-il, adorable Lťonor; daignez un
moment m'entendre. Ma passion est si pure qu'elle ne doit point vous
alarmer. Vous avez sujet, je l'avoue, de vous rťvolter contre
l'artifice dont je me sers pour vous entretenir; mais n'ai-je pas
jusqu'ŗ ce jour inutilement essayť de vous parler? il y a six mois
que je vous suis aux ťglises, ŗ la promenade, aux spectacles. Je
cherche en vain partout l'occasion de vous dire que vous m'avez
charmť. Votre cruelle, votre impitoyable gouvernante a toujours su
tromper mes dťsirs. Hťlas! au lieu de me faire un crime d'un
stratagŤme que j'ai ťtť forcť d'employer, plaignez-moi, belle
Lťonor, d'avoir souffert tous les tourments d'une si longue attente,
et jugez par vos charmes des peines mortelles qu'elle a dŻ me
causer.Ľ
ęBelflor ne manqua pas d'assaisonner ce discours de tous les airs de
persuasion que les jolis hommes savent si heureusement mettre en
pratique; il laissa couler quelques larmes. Lťonor en fut ťmue; il
commenÁa, malgrť elle, ŗ s'ťlever dans son coeur des mouvements de
tendresse et de pitiť. Mais, loin de cťder ŗ sa faiblesse, plus elle
se sentait attendrir, plus elle marquait d'empressement ŗ vouloir se
retirer. ęComte! s'ťcria-t-elle, tous vos discours sont inutiles. Je
ne veux point vous ťcouter; ne me retenez pas davantage; laissez-moi
sortir d'une maison oý ma vertu est alarmťe, ou bien je vais par mes
cris attirer ici tout le voisinage, et rendre votre audace
publique.Ľ Elle dit cela d'un ton si ferme, que la Chichona, qui
avait de grandes mesures ŗ garder avec la justice, pria le comte de
ne pas pousser les choses plus loin. Il cessa de s'opposer au
dessein de Lťonor. Elle se dťbarrassa de ses mains, et, ce qui
jusqu'alors n'ťtait arrivť ŗ aucune fille, elle sortit de ce cabinet
comme elle y ťtait entrťe.
ęElle rejoignit promptement sa gouvernante. Venez, ma bonne, lui
dit-elle, quittez ce frivole entretien: on nous trompe; sortons de
cette dangereuse maison.--Qu'y a-t-il, ma fille, rťpondit avec
ťtonnement la dame Marcelle? quelle raison vous oblige ŗ vouloir
vous retirer si brusquement?--Je vous en instruirai, rťpartit
Lťonor. Fuyons; chaque instant que je m'arrÍte ici me cause une
nouvelle peine.Ľ Quelque envie qu'eŻt la duŤgne de savoir le sujet
d'une si brusque sortie, elle ne put s'en ťclaircir sur-le-champ; il
lui fallut cťder aux instances de Lťonor. Elles sortirent toutes
deux avec prťcipitation, laissant la Chichona, le comte et son valet
de chambre aussi dťconcertťs tous trois que des comťdiens qui
viennent de reprťsenter une piŤce que le parterre a mal reÁue.
ęDŤs que Lťonor se vit dans la rue, elle se mit ŗ raconter avec
beaucoup d'agitation ŗ sa gouvernante tout ce qui s'ťtait passť dans
le cabinet de la Chichona. La dame Marcelle l'ťcouta fort
attentivement, et lorsqu'elles furent arrivťes au logis: ęJe vous
avoue, ma fille, lui dit-elle, que je suis extrÍmement mortifiťe de
ce que vous venez de m'apprendre. Comment ai-je pu Ítre la dupe de
cette vieille femme? J'ai fait d'abord difficultť de la suivre. Que
n'ai-je continuť? je devais me dťfier de son air doux et honnÍte;
j'ai fait une sottise qui n'est pas pardonnable ŗ une personne de
mon expťrience. Ah! que ne m'avez-vous dťcouvert chez elle cet
artifice! je l'aurais dťvisagťe, j'aurais accablť d'injures le comte
de Belflor, et arrachť la barbe au faux vieillard qui me contait des
fables. Mais je vais retourner sur mes pas porter l'argent que j'ai
reÁu comme une vťritable restitution; et si je les retrouve
ensemble, ils ne perdront rien pour avoir attendu.Ľ En achevant ces
mots, elle reprit sa mante qu'elle avait quittťe, et sortit pour
aller chez la Chichona.
ęLe comte y ťtait encore; il se dťsespťrait du mauvais succŤs de son
stratagŤme. Un autre en sa place aurait abandonnť la partie; mais il
ne se rebuta point. Avec mille bonnes qualitťs, il en avait une peu
louable: c'ťtait de se laisser trop entraÓner au penchant qu'il
avait ŗ l'amour. Quand il aimait une dame, il ťtait trop ardent ŗ la
poursuite de ses faveurs; et quoique naturellement honnÍte homme, il
ťtait alors capable de violer les droits les plus sacrťs pour
obtenir l'accomplissement de ses dťsirs. Il fit rťflexion qu'il ne
pourrait parvenir au but qu'il se proposait sans le secours de la
dame Marcelle, et il rťsolut de ne rien ťpargner pour la mettre dans
ses intťrÍts. Il jugea que cette duŤgne, toute sťvŤre qu'elle
paraissait, ne serait point ŗ l'ťpreuve d'un prťsent considťrable,
et il n'avait pas tort de faire un pareil jugement. S'il y a des
gouvernantes fidŤles, c'est que les galants ne sont pas assez riches
ou assez libťraux.
ęD'abord que la dame Marcelle fut arrivťe, et qu'elle aperÁut les
trois personnes ŗ qui elle en voulait, il lui prit une fureur de
langue; elle dit un million d'injures au comte et ŗ la Chichona, et
fit voler la restitution ŗ la tÍte du valet de chambre. Le comte
essuya patiemment cet orage; et, se mettant ŗ genoux devant la
duŤgne, pour rendre la scŤne plus touchante, il la pressa de
reprendre la bourse qu'elle avait jetťe, et lui offrit mille
pistoles de surcroÓt, en la conjurant d'avoir pitiť de lui. Elle
n'avait jamais vu solliciter si puissamment sa compassion; aussi ne
fut-elle pas inexorable; elle eut bientŰt quittť les invectives, et,
comparant en elle-mÍme la somme proposťe avec la mťdiocre rťcompense
qu'elle attendait de don Luis de Cespťdes, elle trouva qu'il y avait
plus de profit ŗ ťcarter Lťonor de son devoir qu'ŗ l'y maintenir.
C'est pourquoi, aprŤs quelques faÁons, elle reprit la bourse,
accepta l'offre des mille pistoles, promit de servir l'amour du
comte, et s'en alla sur-le-champ travailler ŗ l'exťcution de sa
promesse.
ęComme elle connaissait Lťonor pour une fille vertueuse, elle se
garda bien de lui donner lieu de soupÁonner son intelligence avec le
comte, de peur qu'elle n'en avertÓt don Luis son pŤre; et, voulant
la perdre adroitement, voici de quelle maniŤre elle lui parla ŗ son
retour. ęLťonor, je viens de satisfaire mon esprit irritť; j'ai
retrouvť nos trois fourbes; ils ťtaient encore tout ťtourdis de
votre courageuse retraite. J'ai menacť la Chichona du ressentiment
de votre pŤre et de la rigueur de la justice, et j'ai dit au comte
de Belflor toutes les injures que la colŤre a pu me suggťrer.
J'espŤre que ce seigneur ne formera plus de pareils attentats, et
que ses galanteries cesseront dťsormais d'occuper ma vigilance. Je
rends gr‚ce au ciel que vous ayez, par votre fermetť, ťvitť le piťge
qu'il vous avait tendu; j'en pleure de joie. Je suis ravie qu'il
n'ait tirť aucun avantage de son artifice; car les grands seigneurs
se font un jeu de sťduire de jeunes personnes. La plupart mÍme de
ceux qui se piquent le plus de probitť ne s'en font pas le moindre
scrupule, comme si ce n'ťtait pas une mauvaise action que de
dťshonorer des familles. Je ne dis pas absolument que le comte soit
de ce caractŤre, ni qu'il ait envie de vous tromper: il ne faut pas
toujours juger mal de son prochain; peut-Ítre a-t-il des vues
lťgitimes. Quoiqu'il soit d'un rang ŗ prťtendre aux premiers partis
de la cour, votre beautť peut lui avoir fait prendre la rťsolution
de vous ťpouser. Je me souviens mÍme que, dans les rťponses qu'il a
faites ŗ mes reproches, il m'a laissť entrevoir cela.
--Que dites-vous, ma bonne? interrompit Lťonor; s'il avait formť ce
dessein, il m'aurait dťjŗ demandťe ŗ mon pŤre, qui ne me refuserait
point ŗ un homme de sa condition.--Ce que vous dites est juste,
reprit la gouvernante; j'entre dans ce sentiment; la dťmarche du
comte est suspecte, ou plutŰt ses intentions ne sauraient Ítre
bonnes; peu s'en faut que je ne retourne encore sur mes pas pour lui
dire de nouvelles injures.--Non, ma bonne, rťpartit Lťonor; il vaut
mieux oublier ce qui s'est passť, et nous venger par le mťpris.--Il
est vrai, dit la dame Marcelle, je crois que c'est le meilleur
parti; vous Ítes plus raisonnable que moi; mais, d'un autre cŰtť, ne
jugerions-nous point mal des sentiments du comte? que savons-nous
s'il n'en use pas ainsi par dťlicatesse? avant que d'obtenir l'aveu
d'un pŤre, il veut peut-Ítre vous rendre de longs services, mťriter
de vous plaire, s'assurer de votre coeur, afin que votre union ait
plus de charmes. Si cela ťtait, ma fille, serait-ce un grand crime
que de l'ťcouter? Dťcouvrez-moi votre pensťe; ma tendresse vous est
connue; vous sentez-vous de l'inclination pour le comte, ou
auriez-vous de la rťpugnance ŗ l'ťpouser?Ľ
ęA cette malicieuse question, la trop sincŤre Lťonor baissa les yeux
en rougissant, et avoua qu'elle n'avait nul ťloignement pour lui;
mais comme sa modestie l'empÍchait de s'expliquer plus ouvertement,
la duŤgne la pressa de nouveau de ne lui rien dťguiser. Enfin elle
se rendit aux affectueuses dťmonstrations de la gouvernante. ęMa
bonne, lui dit-elle, puisque vous voulez que je vous parle
confidemment, apprenez que Belflor m'a paru digne d'Ítre aimť. Je
l'ai trouvť si bien fait, et j'en ai ouÔ parler si avantageusement,
que je n'ai pu me dťfendre d'Ítre sensible ŗ ses galanteries.
L'attention infatigable que vous avez ŗ les traverser m'a souvent
fait beaucoup de peine, et je vous avouerai qu'en secret je l'ai
plaint quelquefois, et dťdommagť par mes soupirs des maux que votre
vigilance lui a fait souffrir. Je vous dirai mÍme qu'en ce moment,
au lieu de le haÔr, aprŤs son action tťmťraire, mon coeur, malgrť
moi, l'excuse, et rejette sa faute sur votre sťvťritť.
--Ma fille, reprit la gouvernante, puisque vous me donnez lieu de
croire que sa recherche vous serait agrťable, je veux vous mťnager
cet amant.--Je suis trŤs-sensible, rťpartit Lťonor en
s'attendrissant, au service que vous me voulez rendre. Quand le
comte ne tiendrait pas un des premiers rangs ŗ la cour, quand il ne
serait qu'un simple cavalier, je le prťfťrerais ŗ tous les autres
hommes; mais ne nous flattons point: Belflor est un grand seigneur,
destinť sans doute pour une des plus riches hťritiŤres de la
monarchie. N'attendons pas qu'il se borne ŗ la fille de don Luis,
qui n'a qu'une fortune mťdiocre ŗ lui offrir. Non, non,
ajouta-t-elle, il n'a pas pour moi des sentiments si favorables: il
ne me regarde pas comme une personne qui mťrite de porter son nom;
il ne cherche qu'ŗ m'offenser.
--Eh! pourquoi, dit la duŤgne, voulez-vous qu'il ne vous aime pas
assez pour vous ťpouser? L'amour fait tous les jours de plus grands
miracles. Il semble, ŗ vous entendre, que le ciel ait mis entre le
comte et vous une distance infinie. Faites-vous plus de justice,
Lťonor: il ne s'abaissera point en unissant sa destinťe ŗ la vŰtre;
vous Ítes d'une ancienne noblesse, et votre alliance ne saurait le
faire rougir. Puisque vous avez du penchant pour lui,
continua-t-elle, il faut que je lui parle; je veux approfondir ses
vues, et si elles sont telles qu'elles doivent Ítre, je le flatterai
de quelque espťrance.--Gardez-vous-en bien, s'ťcria Lťonor; je ne
suis point d'avis que vous l'alliez chercher; s'il me soupÁonnait
d'avoir quelque part ŗ cette dťmarche, il cesserait de
m'estimer.--Oh! je suis plus adroite que vous ne pensez, rťpliqua la
dame Marcelle; je commencerai par lui reprocher d'avoir eu dessein
de vous sťduire. Il ne manquera pas de vouloir se justifier; je
l'ťcouterai; je le verrai venir. Enfin, ma fille, laissez-moi faire,
je mťnagerai votre honneur comme le mien.Ľ
ęLa duŤgne sortit ŗ l'entrťe de la nuit. Elle trouva Belflor aux
environs de la maison de don Luis. Elle lui rendit compte de
l'entretien qu'elle avait eu avec sa maÓtresse, et n'oublia pas de
lui vanter avec quelle adresse elle avait dťcouvert qu'il en ťtait
aimť. Rien ne pouvait Ítre plus agrťable au comte que cette
dťcouverte; aussi en remercia-t-il la dame Marcelle dans les termes
les plus vifs; c'est-ŗ-dire qu'il promit de lui livrer dŤs le
lendemain les mille pistoles, et il se rťpondit ŗ lui-mÍme du succŤs
de son entreprise, parce qu'il savait bien qu'une fille prťvenue est
ŗ moitiť sťduite. AprŤs cela, s'ťtant sťparťs fort satisfaits l'un
de l'autre, la duŤgne retourna au logis.
ęLťonor, qui l'attendait avec inquiťtude, lui demanda ce qu'elle
avait ŗ lui annoncer. ęLa meilleure nouvelle que vous puissiez
apprendre, lui rťpondit la gouvernante: j'ai vu le comte. Je vous le
disais bien, ma fille, ses intentions ne sont pas criminelles; il
n'a point d'autre but que de se marier avec vous; il me l'a jurť par
tout ce qu'il y a de plus sacrť parmi les hommes. Je ne me suis pas
rendue ŗ cela, comme vous pouvez penser. ęSi vous Ítes dans cette
disposition, lui ai-je dit, pourquoi ne faites-vous pas auprŤs de
don Luis la dťmarche ordinaire?--Ah! ma chŤre Marcelle, m'a-t-il
rťpondu, sans paraÓtre embarrassť de cette demande,
approuveriez-vous que, sans savoir de quel oeil me regarde Lťonor,
et ne suivant que les transports d'un aveugle amour, j'allasse
tyranniquement l'obtenir de son pŤre? Non, son repos m'est plus cher
que mes dťsirs, et je suis trop honnÍte homme pour m'exposer ŗ faire
son malheur.Ľ
ęPendant qu'il parlait de la sorte, continua la duŤgne, je
l'observais avec une extrÍme attention, et j'employais mon
expťrience ŗ dťmÍler dans ses yeux s'il ťtait effectivement ťpris de
tout l'amour qu'il m'exprimait. Que vous dirai-je? il m'a paru
pťnťtrť d'une vťritable passion; j'en ai senti une joie que j'ai
bien eu de la peine ŗ lui cacher; nťanmoins, lorsque j'ai ťtť
persuadťe de sa sincťritť, j'ai cru que, pour vous assurer un amant
de cette importance, il ťtait ŗ propos de lui laisser entrevoir vos
sentiments. ęSeigneur, lui ai-je dit, Lťonor n'a point d'aversion
pour vous; je sais qu'elle vous estime, et, autant que j'en puis
juger, son coeur ne gťmira pas de votre recherche.--Grand Dieu!
s'est-il alors ťcriť tout transportť de joie, qu'entends-je! Est-il
possible que la charmante Lťonor soit dans une disposition si
favorable pour moi? Que ne vous dois-je point, obligeante Marcelle,
de m'avoir tirť d'une si longue incertitude? je suis d'autant plus
ravi de cette nouvelle, que c'est vous qui me l'annoncez; vous qui,
toujours rťvoltťe contre ma tendresse, m'avez tant fait souffrir de
maux; mais achevez mon bonheur, ma chŤre Marcelle, faites-moi parler
ŗ la divine Lťonor; je veux lui donner ma foi, et lui jurer devant
vous que je ne serai jamais qu'ŗ elle.Ľ
ęA ce discours, poursuivit la gouvernante, il en a ajoutť d'autres
encore plus touchants. Enfin, ma fille, il m'a priťe d'une maniŤre
si pressante de lui procurer un entretien secret avec vous, que je
n'ai pu me dťfendre de le lui promettre.--Eh! pourquoi lui avez-vous
fait cette promesse? s'ťcria Lťonor avec quelque ťmotion; une fille
sage, vous me l'avez dit cent fois, doit absolument ťviter ces
conversations, qui ne sauraient Ítre que dangereuses.--Je demeure
d'accord de vous l'avoir dit, rťpliqua la duŤgne, et c'est une
trŤs-bonne maxime; mais il vous est permis de ne la pas suivre dans
cette occasion, puisque vous pouvez regarder le comte comme votre
mari.--Il ne l'est point encore, rťpartit Lťonor, et je ne le dois
pas voir que mon pŤre n'ait agrťť sa recherche.Ľ
ęLa dame Marcelle, en ce moment, se repentit d'avoir si bien ťlevť
une fille dont elle avait tant de peine ŗ vaincre la retenue.
Voulant toutefois en venir ŗ bout ŗ quelque prix que ce fŻt: ęMa
chŤre Lťonor, reprit-elle, je m'applaudis de vous voir si rťservťe.
Heureux fruit de mes soins! vous avez mis ŗ profit toutes les leÁons
que je vous ai donnťes. Je suis charmťe de mon ouvrage; mais, ma
fille, vous avez enchťri sur ce que je vous ai enseignť. Vous outrez
ma morale; je trouve votre vertu un peu trop sauvage. De quelque
sťvťritť que je me pique, je n'approuve point une farouche sagesse
qui s'arme indiffťremment contre le crime et l'innocence. Une fille
ne cesse pas d'Ítre vertueuse pour ťcouter un amant, quand elle
connaÓt la puretť de ses dťsirs, et alors elle n'est pas plus
criminelle de rťpondre ŗ sa passion que d'y Ítre sensible.
Reposez-vous sur moi, Lťonor; j'ai trop d'expťrience et je suis trop
dans vos intťrÍts pour vous faire faire un pas qui puisse vous
nuire.
ę--Eh! dans quel lieu voulez-vous que je parle au comte? dit
Lťonor.--Dans votre appartement, rťpartit la duŤgne; c'est l'endroit
le plus sŻr. Je l'introduirai ici demain pendant la nuit.--Vous n'y
pensez pas, ma bonne, rťpliqua Lťonor; quoi! je souffrirai qu'un
homme....--Oui, vous le souffrirez, interrompit la gouvernante; ce
n'est pas une chose si extraordinaire que vous vous l'imaginez. Cela
arrive tous les jours, et plŻt au ciel que toutes les filles qui
reÁoivent de pareilles visites eussent des intentions aussi bonnes
que les vŰtres! D'ailleurs, qu'avez-vous ŗ craindre? ne serai-je pas
avec vous?--Si mon pŤre venait nous surprendre? reprit
Lťonor.--Soyez en repos lŗ-dessus, rťpartit la dame Marcelle. ęVotre
pŤre a l'esprit tranquille sur votre conduite; il connaÓt ma
fidťlitť; il a une entiŤre confiance en moi.Ľ Lťonor, si vivement
poussťe par la duŤgne, et pressťe en secret par son amour, ne put
rťsister plus longtemps; elle consentit ŗ ce qu'on lui proposait.
ęLe comte en fut bientŰt informť. Il en eut tant de joie, qu'il
donna sur-le-champ ŗ son agente cinq cents pistoles, avec une bague
de pareille valeur. La dame Marcelle, voyant qu'il tenait si bien sa
parole, ne voulut pas Ítre moins exacte ŗ tenir la sienne. DŤs la
nuit suivante, quand elle jugea que tout le monde reposait au logis,
elle attacha ŗ un balcon une ťchelle de soie que le comte lui avait
donnťe, et fit entrer par lŗ ce seigneur dans l'appartement de sa
maÓtresse.
ęCependant cette jeune personne s'abandonnait ŗ des rťflexions qui
l'agitaient vivement. Quelque penchant qu'elle eŻt pour Belflor, et
malgrť tout ce que pouvait lui dire sa gouvernante, elle se
reprochait d'avoir eu la facilitť de consentir ŗ une visite qui
blessait son devoir. La puretť de ses intentions ne la rassurait
point. Recevoir la nuit dans sa chambre un homme qui n'avait pas
l'aveu de son pŤre, et dont elle ignorait mÍme les vťritables
sentiments, lui paraissait une dťmarche non-seulement criminelle,
mais digne encore des mťpris de son amant. Cette derniŤre pensťe
faisait sa plus grande peine, et elle en ťtait fort occupťe lorsque
le comte entra.
ęIl se jeta d'abord ŗ ses genoux, pour la remercier de la faveur
qu'elle lui faisait. Il parut pťnťtrť d'amour et de reconnaissance,
et il l'assura qu'il ťtait dans le dessein de l'ťpouser; nťanmoins,
comme il ne s'ťtendait pas lŗ-dessus autant qu'elle l'aurait
souhaitť: ęComte, lui dit-elle, je veux bien croire que vous n'avez
pas d'autres vues que celles-lŗ; mais, quelques assurances que vous
m'en puissiez donner, elles me seront toujours suspectes, jusqu'ŗ ce
qu'elles soient autorisťes du consentement de mon pŤre.--Madame,
rťpondit Belflor, il y a longtemps que je l'aurais demandť, si je
n'eusse pas craint de l'obtenir aux dťpens de votre repos.--Je ne
vous reproche point de n'avoir pas encore fait cette dťmarche,
reprit Lťonor: j'approuve mÍme sur cela votre dťlicatesse; mais rien
ne vous retient plus, et il faut que vous parliez au plus tŰt ŗ don
Luis, ou bien rťsolvez-vous ŗ ne me revoir jamais.
ę--Hť! pourquoi, rťpliqua-t-il, ne vous verrais-je plus, belle
Lťonor? Que vous Ítes peu sensible aux douceurs de l'amour! Si vous
saviez aussi bien aimer que moi, vous vous feriez un plaisir de
recevoir secrŤtement mes soins, et d'en dťrober, du moins pour
quelque temps, la connaissance ŗ votre pŤre. Que ce commerce
mystťrieux a de charmes pour deux coeurs ťtroitement liťs!--Il en
pourrait avoir pour vous, dit Lťonor; mais il n'aurait pour moi que
des peines. Ce raffinement de tendresse ne convient point ŗ une
fille qui a de la vertu. Ne me vantez plus les dťlices de ce
commerce coupable. Si vous m'estimiez, vous ne me l'auriez pas
proposť; et si vos intentions sont telles que vous voulez me le
persuader, vous devez au fond de votre ‚me me reprocher de ne m'en
Ítre pas offensťe. Mais, hťlas! ajouta-t-elle, en laissant ťchapper
quelques pleurs, c'est ŗ ma seule faiblesse que je dois imputer cet
outrage; je m'en suis rendue digne en faisant ce que je fais pour
vous.
ę--Adorable Lťonor, s'ťcria le comte, c'est vous qui me faites une
mortelle injure! votre vertu trop scrupuleuse prend de fausses
alarmes. Quoi! parce que j'ai ťtť assez heureux pour vous rendre
favorable ŗ mon amour, vous craignez que je ne cesse de vous
estimer? quelle injustice! non, Madame, je connais tout le prix de
vos bontťs: elles ne peuvent vous Űter mon estime, et je suis prÍt ŗ
faire ce que vous exigez de moi. Je parlerai dŤs demain au seigneur
don Luis; je ferai tout mon possible pour qu'il consente ŗ mon
bonheur; mais, je ne vous le cŤle point, j'y vois peu
d'apparence.--Que dites-vous! reprit Lťonor avec une extrÍme
surprise; mon pŤre pourra-t-il ne pas agrťer la recherche d'un homme
qui tient le rang que vous tenez ŗ la cour?
ę--Eh! c'est ce mÍme rang, rťpartit Belflor, qui me fait craindre
ses refus. Ce discours vous surprend: vous allez cesser de vous
ťtonner.
ęIl y a quelques jours, poursuivit-il, que le roi me dťclara qu'il
voulait me marier. Il ne m'a point nommť la dame qu'il me destine;
il m'a seulement fait comprendre que c'est un des premiers partis de
la cour, et qu'il a ce mariage fort ŗ coeur. Comme j'ignorais quels
pouvaient Ítre vos sentiments pour moi, car vous savez bien que
votre rigueur ne m'a pas permis jusqu'ici de les dťmÍler, je ne lui
ai laissť voir aucune rťpugnance ŗ suivre ses volontťs. AprŤs cela
jugez, Madame, si don Luis voudra se mettre au hasard de s'attirer
la colŤre du roi en m'acceptant pour gendre.
ę--Non, sans doute, dit Lťonor; je connais mon pŤre. Quelque
avantageuse que soit pour lui votre alliance, il aimera mieux y
renoncer que de s'exposer ŗ dťplaire au roi. Mais quand mon pŤre ne
s'opposerait point ŗ notre union, nous n'en serions pas plus
heureux; car, enfin, comte, comment pourriez-vous me donner une main
que le roi veut engager ailleurs?--Madame, rťpondit Belflor, je vous
avouerai de bonne foi que je suis dans un assez grand embarras de ce
cŰtť-lŗ. J'espŤre nťanmoins qu'en tenant une conduite dťlicate avec
le roi, je mťnagerai si bien son esprit, et l'amitiť qu'il a pour
moi, que je trouverai moyen d'ťviter le malheur qui me menace. Vous
pourriez mÍme, belle Lťonor, m'aider en cela, si vous me jugiez
digne de m'attacher ŗ vous.--Eh! de quelle maniŤre, dit-elle,
puis-je contribuer ŗ rompre le mariage que le roi vous a
proposť?--Ah! Madame, rťpliqua-t-il d'un air passionnť, si vous
vouliez recevoir ma foi, je saurais bien me conserver ŗ vous sans
que ce prince m'en pŻt savoir mauvais grť.
ęPermettez, charmante Lťonor, ajouta-t-il en se jetant ŗ ses genoux,
permettez que je vous ťpouse en prťsence de la dame Marcelle; c'est
un tťmoin qui rťpondra de la saintetť de notre engagement. Par lŗ,
je me dťroberai sans peine aux tristes noeuds dont on veut me lier;
car si aprŤs cela le roi me presse d'accepter la dame qu'il me
destine, je me jetterai aux pieds de ce monarque: je lui dirai que
je vous aimais depuis longtemps, et que je vous ai secrŤtement
ťpousťe. Quelque envie qu'il puisse avoir de me marier avec une
autre, il est trop bon pour vouloir m'arracher ŗ ce que j'adore, et
trop juste pour faire cet affront ŗ votre famille.
ęQue pensez-vous, sage Marcelle, ajouta-t-il en se tournant vers la
gouvernante, que pensez-vous de ce projet que l'amour vient de
m'inspirer?--J'en suis charmťe, dit la dame Marcelle; il faut avouer
que l'amour est bien ingťnieux!--Et vous, adorable Lťonor, reprit le
comte, qu'en dites-vous? votre esprit, toujours armť de dťfiance,
refusera-t-il de l'approuver?--Non, rťpondit Lťonor, pourvu que vous
y fassiez entrer mon pŤre; je ne doute pas qu'il n'y souscrive, dŤs
que vous l'en aurez instruit.
ę--Il faut bien se garder de lui faire cette confidence, interrompit
en cet endroit l'abominable duŤgne; vous ne connaissez pas le
seigneur don Luis: il est trop dťlicat sur les matiŤres d'honneur
pour se prÍter ŗ de mystťrieuses amours. La proposition d'un mariage
secret l'offensera; d'ailleurs, sa prudence ne manquera pas de lui
faire apprťhender les suites d'une union qui lui paraÓtra choquer
les desseins du roi. Par cette dťmarche indiscrŤte, vous lui
donnerez des soupÁons; ses yeux seront incessamment ouverts sur
toutes nos actions, et il vous Űtera tous les moyens de vous voir.
ę--J'en mourrais de douleur! s'ťcria notre courtisan. Mais, madame
Marcelle, poursuivit-il en affectant un air chagrin, croyez-vous
effectivement que don Luis rejette la proposition d'un hymen
clandestin?--N'en doutez nullement, rťpondit la gouvernante; mais je
veux qu'il l'accepte: rťgulier et scrupuleux comme il est, il ne
consentira point que l'on supprime les cťrťmonies de l'ťglise; et si
on les pratique dans votre mariage, la chose sera bientŰt divulguťe.
ę--Ah! ma chŤre Lťonor, dit alors le comte, en serrant tendrement la
main de sa maÓtresse entre les siennes, faut-il, pour satisfaire une
vaine opinion de biensťance, nous exposer ŗ l'affreux pťril de nous
voir sťparťs pour jamais? Vous n'avez besoin que de vous-mÍme pour
vous donner ŗ moi. L'aveu d'un pŤre vous ťpargnerait peut-Ítre
quelques peines d'esprit; mais, puisque la dame Marcelle nous a
prouvť l'impossibilitť de l'obtenir, rendez-vous ŗ mes innocents
dťsirs. Recevez mon coeur et ma main; et lorsqu'il sera temps
d'informer don Luis de notre engagement, nous lui apprendrons les
raisons que nous avons eues de le lui cacher.--Hť bien! comte, dit
Lťonor, je consens que vous ne parliez pas si tŰt ŗ mon pŤre. Sondez
auparavant l'esprit du roi; avant que je reÁoive en secret votre
main, parlez ŗ ce prince; dites-lui, s'il le faut, que vous m'avez
secrŤtement ťpousťe: t‚chons par cette fausse confidence.....--Oh!
pour cela, non, Madame, rťpartit Belflor; je suis trop ennemi du
mensonge pour oser soutenir cette feinte; je ne puis me trahir
jusque-lŗ. De plus, tel est le caractŤre du roi, que, s'il venait ŗ
dťcouvrir que je l'eusse trompť, il ne me le pardonnerait de sa
vie.Ľ
ęJe ne finirais point, seigneur don Clťofas, continua le diable, si
je vous rťpťtais mot pour mot tout ce que Belflor dit pour sťduire
cette jeune personne. Je vous dirai seulement qu'il lui tint tous
les discours passionnťs que je souffle aux hommes en pareille
occasion; mais il eut beau jurer qu'il confirmerait publiquement, le
plus tŰt qu'il lui serait possible, la foi qu'il lui donnait en
particulier; il eut beau prendre le ciel ŗ tťmoin de ses serments;
il ne put triompher de la vertu de Lťonor, et le jour qui ťtait prÍt
ŗ paraÓtre l'obligea malgrť lui ŗ se retirer.
ęLe lendemain la duŤgne, croyant qu'il y allait de son honneur, ou,
pour mieux dire, de son intťrÍt de ne point abandonner son
entreprise, dit ŗ la fille de don Luis: ęLťonor, je ne sais plus
quel discours je dois vous tenir; je vous vois rťvoltťe contre la
passion du comte, comme s'il n'avait pour objet qu'une simple
galanterie. N'auriez-vous point remarquť en sa personne quelque
chose qui vous en eŻt dťgoŻtťe?--Non, ma bonne, lui rťpondit Lťonor;
il ne m'a jamais paru plus aimable, et son entretien m'a fait
apercevoir en lui de nouveaux charmes.--Si cela est, reprit la
gouvernante, je ne vous comprends pas. Vous Ítes prťvenue pour lui
d'une inclination violente, et vous refusez de souscrire ŗ une chose
dont on vous a reprťsentť la nťcessitť?
ę--Ma bonne, rťpliqua la fille de don Luis, vous avez plus de
prudence et plus d'expťrience que moi; mais avez-vous bien pensť aux
suites que peut avoir un mariage contractť sans l'aveu de mon
pŤre?--Oui, oui, rťpondit la duŤgne, j'ai fait lŗ-dessus toutes les
rťflexions nťcessaires, et je suis f‚chťe que vous vous opposiez
avec tant d'opini‚tretť au brillant ťtablissement que la Fortune
vous prťsente. Prenez garde que votre obstination ne fatigue et ne
rebute votre amant. Craignez qu'il n'ouvre les yeux sur l'intťrÍt de
sa fortune, que la violence de sa passion lui fait nťgliger.
Puisqu'il veut vous donner sa foi, recevez-la sans balancer. Sa
parole le lie: il n'y a rien de plus sacrť pour un homme d'honneur;
d'ailleurs, je suis tťmoin qu'il vous reconnaÓt pour sa femme; ne
savez-vous pas qu'un tťmoignage tel que le mien suffit pour faire
condamner en justice un amant qui oserait se parjurer?Ľ
ęCe fut par de semblables discours que la perfide Marcelle ťbranla
Lťonor, qui, se laissant ťtourdir sur le pťril qui la menaÁait,
s'abandonna de bonne foi, quelques jours aprŤs, aux mauvaises
intentions du comte. La duŤgne l'introduisait toutes les nuits par
le balcon dans l'appartement de sa maÓtresse, et le faisait sortir
avant le jour.
ęUne nuit qu'elle l'avait averti un peu plus tard qu'ŗ l'ordinaire
de se retirer, et que dťjŗ l'aurore commenÁait ŗ percer l'obscuritť,
il se mit brusquement en devoir de se couler dans la rue; mais par
malheur il prit si mal ses mesures, qu'il tomba par terre assez
rudement.
ęDon Luis de Cespťdes, qui ťtait couchť dans l'appartement au-dessus
de sa fille, et qui s'ťtait levť ce jour-lŗ de trŤs grand matin,
pour travailler ŗ quelques affaires pressantes, entendit le bruit de
cette chute. Il ouvrit sa fenÍtre pour voir ce que c'ťtait. Il
aperÁut un homme qui achevait de se relever avec beaucoup de peine,
et la dame Marcelle sur le balcon, occupťe ŗ dťtacher l'ťchelle de
soie, dont le comte ne s'ťtait pas si bien servi pour descendre que
pour monter. Il se frotta les yeux, et prit d'abord ce spectacle
pour une illusion; mais aprŤs l'avoir bien considťrť, il jugea qu'il
n'y avait rien de plus rťel, et que la clartť du jour, toute faible
qu'elle ťtait encore, ne lui dťcouvrait que trop sa honte.
ęTroublť de cette fatale vue, transportť d'une juste colŤre, il
descend en robe de chambre dans l'appartement de Lťonor, tenant son
ťpťe d'une main et une bougie de l'autre. Il la cherche, elle et sa
gouvernante, pour les sacrifier ŗ son ressentiment. Il frappe ŗ la
porte de leur chambre, ordonne d'ouvrir: elles reconnaissent sa
voix; elles obťissent en tremblant. Il entre d'un air furieux, et,
montrant son ťpťe nue ŗ leurs yeux ťperdus: ęJe viens, dit-il, laver
dans le sang d'une inf‚me l'affront qu'elle fait ŗ son pŤre, et
punir en mÍme temps la l‚che gouvernante qui trahit ma confiance.Ľ
ęElles se jetŤrent ŗ genoux devant lui l'une et l'autre, et la
duŤgne prenant la parole: ęSeigneur, dit-elle, avant que nous
recevions le ch‚timent que vous nous prťparez, daignez m'ťcouter un
moment.--Hť bien! malheureuse, rťpliqua le vieillard, je consens de
suspendre ma vengeance pour un instant; parle, apprends-moi toutes
les circonstances de mon malheur; mais que dis-je? toutes les
circonstances! je n'en ignore qu'une: c'est le nom du tťmťraire qui
dťshonore ma famille.--Seigneur, reprit la dame Marcelle, le comte
de Belflor est le cavalier dont il s'agit.--Le comte de Belflor!
s'ťcria don Luis. Oý a-t-il vu ma fille? par quelles voies l'a-t-il
sťduite? ne me cache rien.--Seigneur, rťpartit la gouvernante, je
vais vous faire ce rťcit avec toute la sincťritť dont je suis
capable.Ľ
ęAlors elle lui dťbita avec un art infini tous les discours qu'elle
avait fait accroire ŗ Lťonor que le comte lui avait tenus: elle le
peignit avec les plus belles couleurs: c'ťtait un amant tendre,
dťlicat et sincŤre. Comme elle ne pouvait s'ťcarter de la vťritť au
dťnoument, elle fut obligťe de la dire; mais elle s'ťtendit sur les
raisons que l'on avait eues de faire, ŗ son insu, ce mariage secret,
et elle leur donna un si bon tour, qu'elle apaisa la fureur de don
Luis. Elle s'en aperÁut bien; et pour achever d'adoucir le
vieillard: ęSeigneur, lui dit-elle, voilŗ ce que vous vouliez
savoir. Punissez-nous prťsentement; plongez votre ťpťe dans le sein
de Lťonor. Mais qu'est-ce que je dis? Lťonor est innocente, elle n'a
fait que suivre les conseils d'une personne que vous avez chargťe de
sa conduite; c'est ŗ moi seule que vos coups doivent s'adresser;
c'est moi qui ai introduit le comte dans l'appartement de votre
fille; c'est moi qui ai formť les noeuds qui les lient. J'ai fermť
les yeux sur ce qu'il y avait d'irrťgulier dans un engagement que
vous n'autorisiez pas, pour vous assurer un gendre dont vous savez
que la faveur est le canal par oý coulent aujourd'hui toutes les
gr‚ces de la cour; je n'ai envisagť que le bonheur de Lťonor, et
l'avantage que votre famille pourrait tirer d'une si belle alliance;
l'excŤs de mon zŤle m'a fait trahir mon devoir.Ľ
ęPendant que l'artificieuse Marcelle parlait ainsi, sa maÓtresse ne
s'ťpargnait point ŗ pleurer; et elle fit paraÓtre une si vive
douleur, que le bon vieillard n'y put rťsister. Il en fut attendri;
sa colŤre se changea en compassion; il laissa tomber son ťpťe, et
dťpouillant l'air d'un pŤre irritť: ęAh! ma fille, s'ťcria-t-il les
larmes aux yeux, que l'amour est une passion funeste! hťlas! vous ne
savez pas toutes les raisons que vous avez de vous affliger; la
honte seule que vous cause la prťsence d'un pŤre qui vous surprend
excite vos pleurs en ce moment. Vous ne prťvoyez pas encore tous les
sujets de douleur que votre amant vous prťpare peut-Ítre. Et vous,
imprudente Marcelle, qu'avez-vous fait? dans quel prťcipice nous
jette votre zŤle indiscret pour ma famille! j'avoue que l'alliance
d'un homme tel que le comte a pu vous ťblouir, et c'est ce qui vous
sauve dans mon esprit; mais, malheureuse que vous Ítes, ne
fallait-il pas vous dťfier d'un amant de ce caractŤre? Plus il a de
crťdit et de faveur, plus vous deviez Ítre en garde contre lui. S'il
ne se fait pas un scrupule de manquer de foi ŗ Lťonor, quel parti
faudra-t-il que je prenne? Implorerai-je le secours des lois? une
personne de son rang saura bien se mettre ŗ l'abri de leur sťvťritť.
Je veux bien que, fidŤle ŗ ses serments, il ait envie de tenir
parole ŗ ma fille: si le roi, comme il vous l'a dit, a dessein de
lui faire ťpouser une autre dame, il est ŗ craindre que ce prince ne
l'y oblige par son autoritť.
ę--Oh! pour l'y obliger, seigneur, interrompit Lťonor, ce n'est pas
ce qui doit nous alarmer. Le comte nous a bien assurť que le roi ne
fera pas une si grande violence ŗ ses sentiments.--J'en suis
persuadťe, dit la dame Marcelle: outre que ce monarque aime trop son
favori pour exercer sur lui cette tyrannie, il est trop gťnťreux
pour vouloir causer un dťplaisir mortel au vaillant don Luis de
Cespťdes, qui a donnť tous ses beaux jours au service de l'…tat.
ę--Fasse le ciel, reprit le vieillard en soupirant, que mes craintes
soient vaines! je vais chez le comte lui demander un ťclaircissement
lŗ-dessus; les yeux d'un pŤre sont pťnťtrants: je verrai jusqu'au
fond de son ‚me; si je le trouve dans la disposition que je
souhaite, je vous pardonnerai le passť; mais, ajouta-t-il d'un ton
plus ferme, si dans ses discours je dťmÍle un coeur perfide, vous
irez toutes deux dans une retraite pleurer votre imprudence le reste
de vos jours.Ľ A ces mots, il ramassa son ťpťe, et, les laissant se
remettre de la frayeur qu'il leur avait causťe, il remonta dans son
appartement pour s'habiller.Ľ
Asmodťe, en cet endroit de son rťcit, fut interrompu par l'ťcolier,
qui lui dit: ęQuelque intťressante que soit l'histoire que vous me
racontez, une chose que j'aperÁois m'empÍche de vous ťcouter aussi
attentivement que je le voudrais. Je dťcouvre dans une maison une
femme qui me paraÓt gentille, entre un jeune homme et un vieillard.
Ils boivent tous trois apparemment des liqueurs exquises; et tandis
que le cavalier surannť embrasse la dame, la friponne par derriŤre
donne une de ses mains ŗ baiser au jeune homme, qui sans doute est
son galant.--Tout au contraire, rťpondit le boiteux, c'est son mari,
et l'autre son amant. Ce vieillard est un homme de consťquence; un
commandeur de l'ordre militaire de Calatrava. Il se ruine pour cette
femme, dont l'ťpoux a une petite charge ŗ la cour: elle fait des
caresses par intťrÍt ŗ son vieux soupirant, et des infidťlitťs en
faveur de son mari, par inclination.
--Ce tableau est joli, rťpliqua Zambullo. L'ťpoux ne serait-il pas
FranÁais?--Non, rťpartit le diable, il est espagnol. Oh! la bonne
ville de Madrid ne laisse pas d'avoir aussi dans ses murs des maris
dťbonnaires; mais ils n'y fourmillent pas comme dans celle de Paris,
qui, sans contredit, est la citť du monde la plus fertile en pareils
habitants.--Pardon, seigneur Asmodťe, dit don Clťofas, si j'ai coupť
le fil de l'histoire de Lťonor: continuez-la, je vous prie; elle
m'attache infiniment; j'y trouve des nuances de sťduction qui
m'enlŤvent.Ľ Le dťmon la reprit ainsi.
CHAPITRE V
_Suite et conclusion des amours du comte de Belflor._
Don Luis sortit de bon matin, et se rendit chez le comte, qui, ne
croyant pas avoir ťtť dťcouvert, fut surpris de cette visite. Il
alla au-devant du vieillard, et aprŤs l'avoir accablť d'embrassades:
ęQue j'ai de joie, dit-il, de voir ici le seigneur don Luis!
viendrait-il m'offrir l'occasion de le servir?--Seigneur, lui
rťpondit don Luis, ordonnez, s'il vous plaÓt, que nous soyons
seuls.Ľ
ęBelflor fit ce qu'il souhaitait. Ils s'assirent tous deux; et le
vieillard prenant la parole: ęSeigneur, dit-il, mon bonheur et mon
repos ont besoin d'un ťclaircissement que je viens vous demander. Je
vous ai vu ce matin sortir de l'appartement de Lťonor. Elle m'a tout
avouť: elle m'a dit....--Elle vous a dit que je l'aime, interrompit
le comte, pour ťluder un discours qu'il ne voulait pas entendre;
mais elle ne vous a que faiblement exprimť tout ce que je sens pour
elle; j'en suis enchantť; c'est une fille tout adorable; esprit,
beautť, vertu, rien ne lui manque. On m'a dit que vous avez aussi un
fils qui achŤve ses ťtudes ŗ Alcala: ressemble-t-il ŗ sa soeur? S'il
en a la beautť, et pour peu qu'il tienne de vous d'ailleurs, ce doit
Ítre un cavalier parfait; je meurs d'envie de le voir, et je vous
offre tout mon crťdit pour lui.
ę--Je vous suis redevable de cette offre, dit gravement don Luis;
mais venons ŗ ce que....--Il faut le mettre incessamment dans le
service, interrompit encore le comte; je me charge de sa fortune: il
ne vieillira point dans la classe des officiers subalternes; c'est
de quoi je puis vous assurer.--Rťpondez-moi, comte, reprit
brusquement le vieillard, et cessez de me couper la parole.
Avez-vous dessein ou non de tenir la promesse......?--Oui, sans
doute, interrompit Belflor pour la troisiŤme fois, je tiendrai la
promesse que je vous fais d'appuyer votre fils de toute ma faveur:
comptez sur moi, je suis homme rťel.--C'en est trop, comte, s'ťcria
Cespťdes en se levant: aprŤs avoir sťduit ma fille, vous osez encore
m'insulter! mais je suis noble, et l'offense que vous me faites ne
demeurera pas impunie.Ľ En achevant ces mots, il se retira chez lui,
le coeur plein de ressentiment, et roulant dans son esprit mille
projets de vengeance.
ęDŤs qu'il y fut arrivť, il dit avec beaucoup d'agitation ŗ Lťonor
et ŗ la dame Marcelle: ęCe n'ťtait pas sans raison que le comte
m'ťtait suspect; c'est un traÓtre dont je veux me venger. Pour vous,
dŤs demain vous entrerez toutes deux dans un couvent; vous n'avez
qu'ŗ vous y prťparer; et rendez gr‚ce au ciel que ma colŤre se borne
ŗ ce ch‚timent.Ľ En disant cela, il alla s'enfermer dans son
cabinet, pour penser mŻrement au parti qu'il avait ŗ prendre dans
une conjoncture aussi dťlicate.
ęQuelle fut la douleur de Lťonor, quand elle eut entendu dire que
Belflor ťtait perfide! Elle demeura quelque temps immobile; une
p‚leur mortelle se rťpandit sur son visage; ses esprits
l'abandonnŤrent, et elle tomba sans mouvement entre les bras de sa
gouvernante, qui crut qu'elle allait expirer. Cette duŤgne apporta
tous ses soins pour la faire revenir de son ťvanouissement. Elle y
rťussit. Lťonor reprit l'usage de ses sens, ouvrit les yeux, et
voyant sa gouvernante empressťe ŗ la secourir: ęQue vous Ítes
barbare! lui dit-elle en poussant un profond soupir; pourquoi
m'avez-vous tirťe de l'heureux ťtat oý j'ťtais? je ne sentais pas
l'horreur de ma destinťe. Que ne me laissiez-vous mourir! Vous qui
savez toutes les peines qui doivent troubler le repos de ma vie,
pourquoi me la voulez-vous conserver?Ľ
ęMarcelle essaya de la consoler, mais ne fit que l'aigrir davantage.
ęTous vos discours sont superflus, s'ťcria la fille de don Luis; je
ne veux rien ťcouter: ne perdez pas le temps ŗ combattre mon
dťsespoir; vous devriez plutŰt l'irriter, vous qui m'avez plongťe
dans l'abÓme affreux oý je suis: c'est vous qui m'avez rťpondu de la
sincťritť du comte; sans vous je ne me serais pas livrťe ŗ
l'inclination que j'avais pour lui; j'en aurais insensiblement
triomphť: il n'en aurait jamais du moins tirť le moindre avantage.
Mais je ne veux pas, poursuivit-elle, vous imputer mon malheur, et
je n'en accuse que moi: je ne devais pas suivre vos conseils, en
recevant la foi d'un homme sans la participation de mon pŤre.
Quelque glorieuse que fŻt pour moi la recherche du comte de Belflor,
il fallait le mťpriser, plutŰt que de le mťnager aux dťpens de mon
honneur; enfin, je devais me dťfier de lui, de vous et de moi. AprŤs
avoir ťtť assez faible pour me rendre ŗ ses serments perfides, aprŤs
l'affliction que je cause au malheureux don Luis et le dťshonneur
que je fais ŗ ma famille, je me dťteste moi-mÍme, et, loin de
craindre la retraite dont on me menace, je voudrais aller cacher ma
honte dans le plus horrible sťjour.Ľ
ęEn parlant de cette sorte, elle ne se contentait pas de pleurer
abondamment: elle dťchirait ses habits, et s'en prenait ŗ ses beaux
cheveux de l'injustice de son amant. La duŤgne, pour se conformer ŗ
la douleur de sa maÓtresse, n'ťpargna pas les grimaces: elle laissa
couler quelques pleurs de commande, fit mille imprťcations contre
les hommes en gťnťral, et en particulier contre Belflor. ęEst-il
possible, s'ťcria-t-elle, que le comte, qui m'a paru plein de
droiture et de probitť, soit assez scťlťrat pour nous avoir trompťes
toutes deux! Je ne puis revenir de ma surprise, ou plutŰt je ne puis
encore me persuader cela.
ę--En effet, dit Lťonor, quand je me le reprťsente ŗ mes genoux,
quelle fille ne se serait pas fiťe ŗ son air tendre, ŗ ses serments
dont il prenait si hardiment le ciel ŗ tťmoin, ŗ ses transports qui
se renouvelaient sans cesse? Ses yeux me montraient encore plus
d'amour que sa bouche ne m'en exprimait; en un mot, il paraissait
charmť de ma vue. Non, il ne me trompait point; je ne puis le
penser. Mon pŤre ne lui aura pas parlť peut-Ítre avec assez de
mťnagement; ils se seront piquťs tous deux, et le comte lui aura
moins rťpondu en amant qu'en grand seigneur. Mais je me flatte aussi
peut-Ítre! Il faut que je sorte de cette incertitude: je vais ťcrire
ŗ Belflor, et lui mander que je l'attends ici cette nuit; je veux
qu'il vienne rassurer mon coeur alarmť, ou me confirmer lui-mÍme sa
trahison.Ľ
ęLa dame Marcelle applaudit ŗ ce dessein: elle conÁut mÍme quelque
espťrance que le comte, tout ambitieux qu'il ťtait, pourrait bien
Ítre touchť des larmes que Lťonor rťpandrait dans cette entrevue, et
se dťterminer ŗ l'ťpouser.
ęPendant ce temps-lŗ, Belflor, dťbarrassť du bon homme don Luis,
rÍvait dans son appartement aux suites que pourrait avoir la
rťception qu'il venait de lui faire. Il jugea bien que tous les
Cespťdes, irritťs de l'injure, songeraient ŗ la venger; mais cela ne
l'inquiťtait que faiblement. L'intťrÍt de son amour l'occupait bien
davantage. Il pensait que Lťonor serait mise dans un couvent, ou du
moins qu'elle serait dťsormais gardťe ŗ vue; que selon toutes les
apparences il ne la reverrait plus. Cette pensťe l'affligeait, et il
cherchait dans son esprit quelque moyen de prťvenir ce malheur,
lorsque son valet de chambre lui apporta une lettre que la dame
Marcelle venait de lui mettre entre les mains; c'ťtait un billet de
Lťonor, conÁu en ces termes:
_Je dois demain quitter le monde, pour aller m'ensevelir dans une
retraite. Me voir dťshonorťe, odieuse ŗ ma famille et ŗ moi-mÍme,
c'est l'ťtat dťplorable oý je suis rťduite pour vous avoir ťcoutť.
Je vous attends encore cette nuit. Dans mon dťsespoir, je cherche de
nouveaux tourments: venez m'avouer que votre coeur n'a point eu de
part aux serments que votre bouche m'a faits, ou venez les justifier
par une conduite qui peut seule adoucir la rigueur de mon destin.
Comme il pourrait y avoir quelque pťril dans ce rendez-vous, aprŤs
ce qui s'est passť entre vous et mon pŤre, faites-vous accompagner
par un ami. Quoique vous fassiez tout le malheur de ma vie, je sens
que je m'intťresse encore ŗ la vŰtre._
Lťonor.
ęLe comte lut deux ou trois fois cette lettre, et se reprťsentant la
fille de don Luis dans la situation oý elle se dťpeignait, il en fut
ťmu. Il rentra en lui-mÍme: la raison, la probitť, l'honneur, dont
sa passion lui avait fait violer toutes les lois, commencŤrent ŗ
reprendre sur lui leur empire. Il sentit tout d'un coup dissiper son
aveuglement; et comme un homme sorti d'un violent accŤs de fiŤvre
rougit des paroles et des actions extravagantes qui lui sont
ťchappťes, il eut honte de tous les l‚ches artifices dont il s'ťtait
servi pour contenter ses dťsirs.
ęQu'ai-je fait, dit-il, malheureux! Quel dťmon m'a possťdť? J'ai
promis d'ťpouser Lťonor: j'en ai pris le ciel ŗ tťmoin: j'ai feint
que le roi m'avait proposť un parti: mensonge, perfidie, sacrilťge,
j'ai tout mis en usage pour corrompre l'innocence. Quelle fureur! ne
valait-il pas mieux employer mes efforts ŗ dťtruire mon amour, qu'ŗ
le satisfaire par des voies si criminelles? Cependant voilŗ une
fille de condition sťduite; je l'abandonne ŗ la colŤre de ses
parents que je dťshonore avec elle, et je la rends misťrable pour
prix de m'avoir rendu heureux: quelle ingratitude! Ne dois-je pas
plutŰt rťparer l'outrage que je lui fais? Oui, je le dois, et je
veux, en l'ťpousant, dťgager la parole que je lui ai donnťe. Qui
pourrait s'opposer ŗ un dessein si juste? ses bontťs doivent-elles
me prťvenir contre sa vertu? non, je sais combien sa rťsistance m'a
coŻtť ŗ vaincre. Elle s'est moins rendue ŗ mes transports qu'ŗ la
foi jurťe... Mais d'un autre cŰtť, si je me borne ŗ ce choix, je me
fais un tort considťrable. Moi qui puis aspirer aux plus nobles et
aux plus riches hťritiŤres de l'…tat, je me contenterai de la fille
d'un simple gentilhomme, qui n'a qu'un bien mťdiocre! Que
pensera-t-on de moi ŗ la cour? On dira que j'ai fait un mariage
ridicule.Ľ
ęBelflor, ainsi partagť entre l'amour et l'ambition, ne savait ŗ
quoi se rťsoudre; mais quoiqu'il fŻt encore incertain s'il
ťpouserait Lťonor ou s'il ne l'ťpouserait point, il ne laissa pas de
se dťterminer ŗ l'aller trouver la nuit prochaine, et il chargea son
valet de chambre d'en avertir la dame Marcelle.
ęDon Luis, de son cŰtť, passa la journťe ŗ songer au rťtablissement
de son honneur. La conjoncture lui paraissait fort embarrassante.
Recourir aux lois civiles, c'ťtait rendre son dťshonneur public,
outre qu'il craignait, avec grande raison, que la justice ne fŻt
d'une part et les juges de l'autre: il n'osait pas non plus s'aller
jeter aux pieds du roi. Comme il croyait que ce prince avait dessein
de marier Belflor, il avait peur de faire une dťmarche inutile; il
ne lui restait donc que la voie des armes, et ce fut ŗ ce parti
qu'il s'arrÍta.
ęDans la chaleur de son ressentiment, il fut tentť de faire un appel
au comte; mais, venant ŗ considťrer qu'il ťtait trop vieux et trop
faible pour oser se fier ŗ son bras, il aima mieux s'en remettre ŗ
son fils, dont il jugea les coups plus sŻrs que les siens. Il envoya
donc un de ses domestiques ŗ Alcala avec une lettre, par laquelle il
mandait ŗ son fils de venir incessamment ŗ Madrid, venger une
offense faite ŗ la famille des Cespťdes.
ęCe fils, nommť don PŤdre, est un cavalier de dix-huit ans,
parfaitement bien fait, et si brave, qu'il passe, dans la ville
d'Alcala, pour le plus redoutable ťcolier de l'universitť; mais vous
le connaissez, ajouta le diable, et il n'est pas besoin que je
m'ťtende sur cela.--Il est vrai, dit don Clťofas, qu'il a toute la
valeur et tout le mťrite que l'on puisse avoir.
--Ce jeune homme, reprit Asmodťe, n'ťtait point alors ŗ Alcala,
comme son pŤre se l'imaginait. Le dťsir de revoir une dame qu'il
aimait l'avait amenť ŗ Madrid. La derniŤre fois qu'il y ťtait venu
voir sa famille, il avait fait cette conquÍte au Prado. Il n'en
savait point encore le nom; on avait exigť de lui qu'il ne ferait
aucune dťmarche pour s'en informer, et il s'ťtait soumis, quoique
avec beaucoup de peine, ŗ cette cruelle nťcessitť. C'ťtait une fille
de condition qui avait pris de l'amitiť pour lui, et qui, croyant
devoir se dťfier de la discrťtion et de la constance d'un ťcolier,
jugeait ŗ propos de le bien ťprouver avant de se faire connaÓtre.
ęIl ťtait plus occupť de son inconnue que de la philosophie
d'Aristote, et le peu de chemin qu'il y a d'ici ŗ Alcala ťtait cause
qu'il faisait souvent, comme vous, l'ťcole buissonniŤre, avec cette
diffťrence, que c'ťtait pour un objet qui le mťritait mieux que
votre dona Thomasa. Pour dťrober la connaissance de ses amoureux
voyages ŗ don Luis son pŤre, il avait coutume de loger dans une
auberge ŗ l'extrťmitť de la ville, oý il avait soin de se tenir
cachť sous un nom empruntť. Il n'en sortait que le matin ŗ certaine
heure, qu'il lui fallait aller ŗ une maison oý la dame qui lui
faisait si mal faire ses ťtudes avait la bontť de se rendre,
accompagnťe d'une femme de chambre. Il demeurait donc enfermť dans
son auberge pendant le reste du jour; mais, en rťcompense, dŤs que
la nuit ťtait venue, il se promenait partout dans la ville.
ęIl arriva qu'une nuit, comme il traversait une rue dťtournťe, il
entendit des voix et des instruments qui lui parurent dignes de son
attention. Il s'arrÍta pour les ťcouter: c'ťtait une sťrťnade; le
cavalier qui la donnait ťtait ivre et naturellement brutal. Il n'eut
pas si tŰt aperÁu notre ťcolier, qu'il vint ŗ lui avec
prťcipitation, et sans autre compliment: ęAmi, lui dit-il d'un ton
brusque, passez votre chemin: les gens curieux sont ici fort mal
reÁus.--ęJe pourrais me retirer, rťpondit don PŤdre choquť de ces
paroles, si vous m'en aviez priť de meilleure gr‚ce; mais je veux
demeurer pour vous apprendre ŗ parler.--Voyons donc, reprit le
maÓtre du concert, en tirant son ťpťe, qui de nous deux cťdera la
place ŗ l'autre.Ľ
ęDon PŤdre mit aussi l'ťpťe ŗ la main, et ils commencŤrent ŗ se
battre. Quoique le maÓtre de la sťrťnade s'en acquitt‚t avec assez
d'adresse, il ne put parer un coup mortel qui lui fut portť, et il
tomba sur le carreau. Tous les acteurs du concert, qui avaient dťjŗ
quittť leurs instruments et tirť leurs ťpťes pour accourir ŗ son
secours, s'avancŤrent pour le venger. Ils attaquŤrent tous ensemble
don PŤdre, qui, dans cette occasion, montra ce qu'il savait faire.
Outre qu'il parait avec une agilitť surprenante toutes les bottes
qu'on lui portait, il en poussait de furieuses, et occupait ŗ la
fois tous ses ennemis.
ęCependant ils ťtaient si opini‚tres et en si grand nombre, que,
tout habile escrimeur qu'il ťtait, il n'aurait pu ťviter sa perte,
si le comte de Belflor, qui passait alors par cette rue, n'eŻt pris
sa dťfense. Le comte avait du coeur et beaucoup de gťnťrositť: il ne
put voir tant de gens armťs contre un seul homme sans s'intťresser
pour lui. Il tira son ťpťe, et, courant se ranger auprŤs de don
PŤdre, il poussa si vivement avec lui les acteurs de la sťrťnade,
qu'ils s'enfuirent tous, les uns blessťs, et les autres de peur de
l'Ítre.
ęAprŤs leur retraite, l'ťcolier voulut remercier le comte du secours
qu'il en avait reÁu; mais Belflor l'interrompit: ęLaissons lŗ ces
discours, lui dit-il; n'Ítes-vous point blessť?--Non, rťpondit don
PŤdre.--Eloignons-nous d'ici, reprit le comte: je vois que vous avez
tuť un homme; il est dangereux de vous arrÍter plus longtemps dans
cette rue: la justice vous y pourrait surprendre.Ľ Ils marchŤrent
aussitŰt ŗ grands pas, gagnŤrent une autre rue, et quand ils furent
loin de celle oý s'ťtait donnť le combat, ils s'arrÍtŤrent.
ęDon PŤdre, poussť par les mouvements d'une juste reconnaissance,
pria le comte de ne lui pas cacher le nom du cavalier ŗ qui il avait
tant d'obligation. Belflor ne lui fit aucune difficultť de le lui
apprendre, et il lui demanda aussi le sien; mais l'ťcolier, ne
voulant pas se faire connaÓtre, rťpondit qu'il s'appelait don Juan
de Matos, et l'assura qu'il se souviendrait ťternellement de ce
qu'il avait fait pour lui.
ęJe veux, lui dit le comte, vous offrir dŤs cette nuit une occasion
de vous acquitter envers moi. J'ai un rendez-vous qui n'est pas sans
pťril; j'allais chercher un ami pour m'y accompagner: je connais
votre valeur; puis-je vous proposer, don Juan, de venir avec
moi?--Ce doute m'outrage, rťpartit l'ťcolier; je ne saurais faire un
meilleur usage de la vie que vous m'avez conservťe, que de l'exposer
pour vous. Partons, je suis prÍt ŗ vous suivre.Ľ Ainsi Belflor
conduisit lui-mÍme don PŤdre ŗ la maison de don Luis, et ils
entrŤrent tous deux par le balcon dans l'appartement de Lťonor.Ľ
ęDon Clťofas, en cet endroit, interrompit le diable: ęSeigneur
Asmodťe, lui dit-il, comment est-il possible que don PŤdre ne
reconnŻt point la maison de son pŤre?--Il n'avait garde de la
reconnaÓtre, rťpondit le dťmon; c'ťtait une nouvelle demeure: don
Luis avait changť de quartier, et logeait dans cette maison depuis
huit jours, ce que don PŤdre ne savait pas: c'est ce que j'allais
vous dire lorsque vous m'avez interrompu. Vous Ítes trop vif: vous
avez la mauvaise habitude de couper la parole aux gens:
corrigez-vous de ce dťfaut-lŗ.
ęDon PŤdre, continua le boiteux, ne croyait donc pas Ítre chez son
pŤre: il ne s'aperÁut pas non plus que la personne qui les
introduisait ťtait la dame Marcelle, puisqu'elle les reÁut sans
lumiŤre dans une antichambre, oý Belflor pria son compagnon de
rester, pendant qu'il serait dans la chambre de sa dame. L'ťcolier y
consentit, et s'assit sur une chaise, l'ťpťe nue ŗ la main, de peur
de surprise. Il se mit ŗ rÍver aux faveurs dont il jugea que l'amour
allait combler Belflor, et il souhaitait d'Ítre aussi heureux que
lui: quoiqu'il ne fŻt pas maltraitť de sa dame inconnue, elle
n'avait pas encore pour lui toutes les bontťs que Lťonor avait pour
le comte.
ęPendant qu'il faisait lŗ-dessus toutes les rťflexions que peut
faire un amant passionnť, il entendit qu'on essayait doucement
d'ouvrir une porte qui n'ťtait pas celle des amants, et il vit
paraÓtre de la lumiŤre par le trou de la serrure. Il se leva
brusquement, s'avanÁa vers la porte qui s'ouvrit, et prťsenta la
pointe de son ťpťe ŗ son pŤre: car c'ťtait lui qui venait dans
l'appartement de Lťonor pour voir si le comte n'y serait point. Le
bonhomme ne croyait pas, aprŤs ce qui s'ťtait passť, que sa fille et
Marcelle eussent osť le recevoir encore; c'est ce qui l'avait
empÍchť de les faire coucher dans un autre appartement: il s'ťtait
toutefois avisť de penser que, devant entrer le lendemain dans un
couvent, elles auraient peut-Ítre voulu l'entretenir pour la
derniŤre fois.
ęQui que tu sois, lui dit l'ťcolier, n'entre point ici, ou bien il
t'en coŻtera la vie.Ľ A ces mots, don Luis envisage don PŤdre, qui
de son cŰtť le regarde avec attention. Ils se reconnaissent. ęAh!
mon fils, s'ťcrie le vieillard, avec quelle impatience je vous
attendais! Pourquoi ne m'avez-vous pas fait avertir de votre
arrivťe? Craigniez-vous de troubler mon repos? Hťlas! je n'en puis
prendre dans la cruelle situation oý je me trouve!--O mon pŤre! dit
don PŤdre tout ťperdu, est-ce vous que je vois? mes yeux ne sont-ils
point dťÁus par une trompeuse ressemblance?--D'oý vient cet
ťtonnement, reprit don Luis? N'Ítes-vous pas chez votre pŤre? ne
vous ai-je pas mandť que je demeure dans cette maison depuis huit
jours?--Juste ciel, rťpliqua l'ťcolier, qu'est-ce que j'entends? je
suis donc ici dans l'appartement de ma soeur?Ľ
ęComme il achevait ces paroles, le comte, qui avait entendu du
bruit, et qui crut qu'on attaquait son escorte, sortit l'ťpťe ŗ la
main de la chambre de Lťonor. DŤs que le vieillard l'aperÁut, il
devint furieux, et, le montrant ŗ son fils: ęVoilŗ, s'ťcria-t-il,
l'audacieux qui a ravi mon repos, et portť ŗ notre honneur une
mortelle atteinte. Vengeons-nous. H‚tons-nous de punir ce traÓtre.Ľ
En disant cela, il tira son ťpťe, qu'il avait sous sa robe de
chambre, et voulut attaquer Belflor; mais don PŤdre le retint.
ęArrÍtez, mon pŤre, lui dit-il; modťrez, je vous prie, les
transports de votre colŤre...--Quel est votre dessein, mon fils?
rťpondit le vieillard; vous retenez mon bras! vous croyez sans doute
qu'il manque de force pour nous venger. Hť bien! tirez donc raison
vous-mÍme de l'offense qu'on nous a faite; aussi bien est-ce pour
cela que je vous ai mandť de revenir ŗ Madrid. Si vous pťrissez, je
prendrai votre place; il faut que le comte tombe sous nos coups, ou
qu'il nous Űte ŗ tous deux la vie, aprŤs nous avoir Űtť l'honneur.
ę--Mon pŤre, reprit don PŤdre, je ne puis accorder ŗ votre
impatience ce qu'elle attend de moi. Bien loin d'attenter ŗ la vie
du comte, je ne suis venu ici que pour la dťfendre. Ma parole y est
engagťe; mon honneur le demande. Sortons, comte, poursuivit-il en
s'adressant ŗ Belflor.--Ah! l‚che, interrompit don Luis, en
regardant don PŤdre d'un oeil irritť, tu t'opposes toi-mÍme ŗ une
vengeance qui devrait t'occuper tout entier! Mon fils, mon propre
fils est d'intelligence avec le perfide qui a subornť ma fille! mais
n'espŤre pas tromper mon ressentiment; je vais appeler tous mes
domestiques; je veux qu'ils me vengent de sa trahison et de ta
l‚chetť.
ę--Seigneur, rťpliqua don PŤdre, rendez plus de justice ŗ votre
fils; cessez de le traiter de l‚che; il ne mťrite point ce nom
odieux. Le comte m'a sauvť la vie cette nuit. Il m'a proposť, sans
me connaÓtre, de l'accompagner ŗ son rendez-vous. Je me suis offert
ŗ partager les pťrils qu'il y pouvait courir, sans savoir que ma
reconnaissance engageait imprudemment mon bras contre l'honneur de
ma famille. Ma parole m'oblige donc ŗ dťfendre ici ses jours: par-lŗ
je m'acquitte envers lui; mais je ne ressens pas moins vivement que
vous l'injure qu'il nous a faite, et dŤs demain vous me verrez
chercher ŗ rťpandre son sang avec autant d'ardeur que vous m'en
voyez aujourd'hui ŗ le conserver.Ľ
ęLe comte, qui n'avait point parlť jusque-lŗ tant il avait ťtť
frappť du merveilleux de cette aventure, prit alors la parole: ęVous
pourriez, dit-il ŗ l'ťcolier, assez mal venger cette injure par la
voie des armes: je veux vous offrir un moyen plus sŻr de rťtablir
votre honneur. Je vous avouerai que jusqu'ŗ ce jour je n'ai pas eu
dessein d'ťpouser Lťonor; mais ce matin j'ai reÁu de sa part une
lettre qui m'a touchť, et ses pleurs viennent d'achever l'ouvrage;
le bonheur d'Ítre son ťpoux fait ŗ prťsent ma plus chŤre envie.--Si
le roi vous destine une autre femme, dit don Luis, comment vous
dispenserez-vous...?--Le roi ne m'a proposť aucun parti, interrompit
Belflor en rougissant. Pardonnez, de gr‚ce, cette fable ŗ un homme
dont la raison ťtait troublťe par l'amour. C'est un crime que la
violence de ma passion m'a fait commettre, et que j'expie en vous
l'avouant.
ę--Seigneur, reprit le vieillard, aprŤs cet aveu qui sied bien ŗ un
grand coeur, je ne doute plus de votre sincťritť: je vois que vous
voulez en effet rťparer l'affront que nous avons reÁu; ma colŤre
cŤde aux assurances que vous m'en donnez: souffrez que j'oublie mon
ressentiment dans vos bras.Ľ En achevant ces mots, il s'approcha du
comte, qui s'ťtait avancť pour le prťvenir. Ils s'embrassŤrent tous
deux ŗ plusieurs reprises; ensuite Belflor, se tournant vers don
PŤdre: ęEt vous, faux don Juan, lui dit-il, vous qui avez dťjŗ gagnť
mon estime par une valeur incomparable et par des sentiments
gťnťreux, venez, que je vous voue une amitiť de frŤre.Ľ En disant
cela, il embrassa don PŤdre, qui reÁut ses embrassements d'un air
soumis et respectueux, et lui rťpondit: ęSeigneur, en me promettant
une amitiť si prťcieuse, vous acquťrez la mienne. Comptez sur un
homme qui vous sera dťvouť jusqu'au dernier moment de sa vie.Ľ
ęPendant que ces cavaliers tenaient de semblables discours, Lťonor,
qui ťtait ŗ la porte de sa chambre, ne perdait pas un mot de tout ce
que l'on disait. Elle avait d'abord ťtť tentťe de se montrer et de
s'aller jeter au milieu des ťpťes, sans savoir pourquoi. Marcelle
l'en avait empÍchťe; mais lorsque cette adroite duŤgne vit que les
affaires se terminaient ŗ l'amiable, elle jugea que la prťsence de
sa maÓtresse et la sienne ne g‚teraient rien. C'est pourquoi elles
parurent toutes deux le mouchoir ŗ la main, et coururent en pleurant
se prosterner devant don Luis. Elles craignaient, avec raison,
qu'aprŤs les avoir surprises la nuit derniŤre, il ne leur sŻt
mauvais grť de la rťcidive; mais il fit relever Lťonor, et lui dit:
ęMa fille, essuyez vos larmes, je ne vous ferai point de nouveaux
reproches; puisque votre amant veut garder la foi qu'il vous a
jurťe, je consens d'oublier le passť.
ę--Oui, seigneur don Luis, dit le comte, j'ťpouserai Lťonor; et pour
rťparer encore mieux l'offense que je vous ai faite, pour vous
donner une satisfaction plus entiŤre, et ŗ votre fils un gage de
l'amitiť que je lui ai vouťe, je lui offre ma soeur Eugťnie.--Ah!
seigneur, s'ťcria don Luis avec transport, que je suis sensible ŗ
l'honneur que vous faites ŗ mon fils! Quel pŤre fut jamais plus
content? Vous me donnez autant de joie que vous m'avez causť de
douleur.Ľ
ęSi le vieillard parut charmť de l'offre du comte, il n'en fut pas
de mÍme de don PŤdre: comme il ťtait fortement ťpris de son
inconnue, il demeura si troublť, si interdit, qu'il ne put dire une
parole; mais Belflor, sans faire attention ŗ son embarras, sortit,
en disant qu'il allait ordonner les apprÍts de cette double union,
et qu'il lui tardait d'Ítre attachť ŗ eux par des chaÓnes si
ťtroites.
ęAprŤs son dťpart, don Luis laissa Lťonor dans son appartement, et
monta dans le sien avec don PŤdre, qui lui dit avec toute la
franchise d'un ťcolier: ęSeigneur, dispensez-moi, je vous prie,
d'ťpouser la soeur du comte: c'est assez qu'il ťpouse Lťonor. Ce
mariage suffit pour rťtablir l'honneur de notre famille.--Hť quoi!
mon fils, rťpondit le vieillard, auriez-vous de la rťpugnance ŗ vous
marier avec la soeur du comte?--Oui, mon pŤre, rťpartit don PŤdre;
cette union, je vous l'avoue, serait un cruel supplice pour moi, et
je ne vous en cacherai point la cause. J'aime, ou, pour mieux dire,
j'adore depuis six mois une dame charmante: j'en suis ťcoutť; elle
seule peut faire le bonheur de ma vie.
ę--Que la condition d'un pŤre est malheureuse! dit alors don Luis;
il ne trouve presque jamais ses enfants disposťs ŗ faire ce qu'il
dťsire; mais quelle est donc cette personne qui a fait sur vous une
si forte impression?--Je ne le sais point encore, lui rťpondit don
PŤdre: elle a promis de me l'apprendre lorsqu'elle sera satisfaite
de ma constance et de ma discrťtion; mais je ne doute pas que sa
maison ne soit une des plus illustres d'Espagne.
ę--Et vous croyez, rťpliqua le vieillard en changeant de ton, que
j'aurai la complaisance d'approuver votre amour romanesque? Je
souffrirai que vous renonciez au plus glorieux ťtablissement que la
fortune puisse vous offrir, pour vous conserver fidŤle ŗ un objet
dont vous ne savez pas seulement le nom? N'attendez point cela de ma
bontť. Etouffez plutŰt les sentiments que vous avez pour une
personne qui est peut-Ítre indigne de vous les avoir inspirťs, et ne
songez qu'ŗ mťriter l'honneur que le comte veut vous faire.--Tous
ces discours sont inutiles, mon pŤre, rťpartit l'ťcolier; je sens
que je ne pourrai jamais oublier mon inconnue: rien ne sera capable
de me dťtacher d'elle. Quand on me proposerait une
infante....--ArrÍtez, s'ťcria brusquement don Luis, c'est trop
insolemment vanter une constance qui excite ma colŤre. Sortez, et ne
vous prťsentez plus devant moi que vous ne soyez prÍt ŗ m'obťir.Ľ
ęDon PŤdre n'osa rťpliquer ŗ ces paroles de peur de s'en attirer de
plus dures. Il se retira dans une chambre, oý il passa le reste de
la nuit ŗ faire des rťflexions autant tristes qu'agrťables. Il
pensait avec douleur qu'il allait se brouiller avec toute sa famille
en refusant d'ťpouser la soeur du comte; mais il en ťtait tout
consolť, lorsqu'il venait ŗ se reprťsenter que son inconnue lui
tiendrait compte d'un si grand sacrifice. Il se flattait mÍme
qu'aprŤs une si belle preuve de fidťlitť, elle ne manquerait pas de
lui dťcouvrir sa condition, qu'il s'imaginait ťgale pour le moins ŗ
celle d'Eugťnie.
ęDans cette espťrance, il sortit dŤs qu'il fut jour, et alla se
promener au Prado, en attendant l'heure de se rendre au logis de
dona Juana: c'est le nom de la dame chez qui il avait coutume
d'entretenir tous les matins sa maÓtresse. Il attendit ce moment
avec beaucoup d'impatience; et quand il fut venu, il courut au
rendez-vous.
ęIl y trouva l'inconnue, qui s'y ťtait rendue de meilleure heure
qu'ŗ l'ordinaire; mais il la trouva qui fondait en pleurs avec dona
Juana, et qui paraissait agitťe d'une vive douleur. Quel spectacle
pour un amant! Il s'approcha d'elle tout troublť, et, se jetant ŗ
ses genoux: ęMadame, lui dit-il, que dois-je penser de l'ťtat oý je
vous vois? quel malheur m'annoncent ces larmes qui me percent le
coeur?--Vous ne vous attendez pas, lui rťpondit-elle, au coup fatal
que j'ai ŗ vous porter. La fortune cruelle va nous sťparer pour
jamais: nous ne nous verrons plus.Ľ
ęElle accompagna ces paroles de tant de soupirs, que je ne sais si
don PŤdre fut plus touchť des choses qu'elle disait, que de
l'affliction dont elle paraissait saisie en les disant: ęJuste ciel,
s'ťcria-t-il avec un transport de fureur dont il ne fut pas maÓtre,
peux-tu souffrir que l'on dťtruise une union dont tu connais
l'innocence! Mais, Madame, ajouta-t-il, vous avez pris peut-Ítre de
fausses alarmes. Est-il certain qu'on vous arrache au plus fidŤle
amant qui fut jamais? suis-je en effet le plus malheureux de tous
les hommes?--Notre infortune n'est que trop assurťe, rťpondit
l'inconnue: mon frŤre, de qui ma main dťpend, me marie aujourd'hui;
il vient de me le dťclarer lui-mÍme.--ęEh! quel est cet heureux
ťpoux? rťpliqua don PŤdre avec prťcipitation. Nommez-le moi, Madame;
je vais, dans mon dťsespoir....--Je ne sais point encore son nom,
interrompit l'inconnue; mon frŤre n'a pas voulu m'en instruire; il
m'a dit seulement qu'il souhaitait que je visse le cavalier
auparavant.
ę--Mais, Madame, dit don PŤdre, vous soumettrez-vous sans rťsistance
aux volontťs d'un frŤre? Vous laisserez-vous entraÓner ŗ l'autel
sans vous plaindre d'un si cruel sacrifice? Ne ferez-vous rien en ma
faveur? Hťlas, je n'ai pas craint de m'exposer ŗ la colŤre de mon
pŤre pour me conserver ŗ vous: ses menaces n'ont pu ťbranler ma
fidťlitť, et, avec quelque rigueur qu'il puisse me traiter, je
n'ťpouserai point la dame qu'on me propose, quoique ce soit un parti
trŤs-considťrable.--Et qui est cette dame, dit l'inconnue?--C'est la
soeur du comte de Belflor, rťpondit l'ťcolier.--Ah! don PŤdre,
rťpliqua l'inconnue, en faisant paraÓtre une extrÍme surprise, vous
vous mťprenez sans doute; vous n'Ítes point sŻr de ce que vous
dites. Est-ce en effet Eugťnie, la soeur de Belflor, que l'on vous a
proposťe?
ę--Oui, Madame, rťpartit don PŤdre; le comte lui-mÍme m'a offert sa
main.--Hť quoi! s'ťcria-t-elle, il serait possible que vous fussiez
ce cavalier ŗ qui mon frŤre me destine?--Qu'entends-je! s'ťcria
l'ťcolier ŗ son tour, la soeur du comte de Belflor serait mon
inconnue!--Oui, don PŤdre, rťpartit Eugťnie; mais peu s'en faut que
je ne croie plus l'Ítre en ce moment, tant j'ai de peine ŗ me
persuader du bonheur dont vous m'assurez.Ľ
ęA ces mots, don PŤdre lui embrassa les genoux: ensuite il lui prit
une de ses mains, qu'il baisa avec tous les transports que peut
sentir un amant qui passe subitement d'une extrÍme douleur ŗ un
excŤs de joie. Pendant qu'il s'abandonnait aux mouvements de son
amour, Eugťnie, de son cŰtť, lui faisait mille caresses, qu'elle
accompagnait de mille paroles tendres et flatteuses. ęQue mon frŤre,
disait-elle, m'eŻt ťpargnť de peines, s'il m'eŻt nommť l'ťpoux qu'il
me destine! Que j'avais dťjŗ conÁu d'aversion pour cet ťpoux! Ah!
mon cher don PŤdre! que je vous ai haÔ!--Belle Eugťnie,
rťpondait-il, que cette haine a de charmes pour moi! Je veux la
mťriter en vous adorant toute ma vie.Ľ
ęAprŤs que ces deux amants se furent donnť toutes les marques les
plus touchantes d'une tendresse mutuelle, Eugťnie voulut savoir
comment l'ťcolier avait pu gagner l'amitiť de son frŤre. Don PŤdre
ne lui cacha point les amours du comte et de sa soeur, et lui
raconta tout ce qui s'ťtait passť la nuit derniŤre. Ce fut pour elle
un surcroÓt de plaisir d'apprendre que son frŤre devait ťpouser la
soeur de son amant. Dona Juana prenait trop de part au sort de son
amie pour n'Ítre pas sensible ŗ cet heureux ťvťnement: elle lui en
tťmoigna sa joie aussi bien qu'ŗ don PŤdre, qui se sťpara enfin
d'Eugťnie aprŤs Ítre convenu avec elle qu'ils ne feraient pas
semblant tous deux de se connaÓtre quand ils se verraient devant le
comte.
ęDon PŤdre s'en retourna chez son pŤre, qui, le trouvant disposť ŗ
lui obťir, en fut d'autant plus rťjoui qu'il attribua son obťissance
ŗ la maniŤre ferme dont il lui avait parlť la nuit. Ils attendaient
des nouvelles de Belflor, lorsqu'ils reÁurent un billet de sa part.
Il leur mandait qu'il venait d'obtenir l'agrťment du roi pour son
mariage et pour celui de sa soeur, avec une charge considťrable pour
don PŤdre; que dŤs le lendemain ces deux mariages se pourraient
faire, parce que les ordres qu'il avait donnťs pour cela
s'exťcutaient avec tant de diligence, que les prťparatifs ťtaient
dťjŗ fort avancťs. Il vint l'aprŤs-dÓnťe confirmer ce qu'il leur
avait ťcrit, et leur prťsenter Eugťnie.
ęDon Luis fit ŗ cette dame toutes les caresses imaginables, et
Lťonor ne se lassait point de l'embrasser. Pour don PŤdre, de
quelques mouvements d'amour et de joie qu'il fŻt agitť, il se
contraignit pour ne pas donner au comte le moindre soupÁon de leur
intelligence.
ęComme Belflor s'attachait particuliŤrement ŗ observer sa soeur, il
crut remarquer, malgrť la contrainte qu'elle s'imposait, que don
PŤdre ne lui dťplaisait pas. Pour en Ítre plus assurť, il la prit un
moment en particulier, et lui fit avouer qu'elle trouvait le
cavalier fort ŗ son grť. Il lui apprit ensuite son nom et sa
naissance, ce qu'il n'avait pas voulu lui dire auparavant, de peur
que l'inťgalitť des conditions ne la prťvÓnt contre lui, et ce
qu'elle feignit d'entendre comme si elle l'eŻt ignorť.
ęEnfin, aprŤs beaucoup de compliments de part et d'autre, il fut
rťsolu que les noces se feraient chez don Luis. Elles ont ťtť faites
ce soir et ne sont point encore achevťes; voilŗ pourquoi l'on se
rťjouit dans cette maison. Tout le monde s'y livre ŗ la joie. La
seule dame Marcelle n'a point de part ŗ ces rťjouissances: elle
pleure en ce moment, tandis que les autres rient; car le comte de
Belflor, aprŤs son mariage, a tout avouť ŗ don Luis, qui a fait
enfermer cette duŤgne _en el monasterio de las arrepentidas_, oý les
mille pistoles qu'elle a reÁues pour sťduire Lťonor serviront ŗ lui
en faire faire pťnitence le reste de ses jours.Ľ
CHAPITRE VI
_Des nouvelles choses que vit don Clťofas, et de quelle maniŤre il
fut vengť de dona Thomasa._
Tournons-nous d'un autre cŰtť, poursuivit Asmodťe: parcourons de
nouveaux objets. Laissez tomber vos regards sur l'hŰtel qui est
directement au-dessous de nous; vous y verrez une chose assez rare.
C'est un homme chargť de dettes qui dort d'un profond sommeil.--Il
faut donc que ce soit une personne de qualitť, dit
Lťandro.--Justement, rťpondit le dťmon. C'est un marquis de cent
mille ducats de rente, et dont pourtant la dťpense excŤde le revenu.
Sa table et ses maÓtresses le mettent dans la nťcessitť de
s'endetter; mais cela ne trouble point son repos; au contraire,
quand il veut bien devoir ŗ un marchand, il s'imagine que ce
marchand lui a beaucoup d'obligation. ęC'est chez vous, disait-il
l'autre jour ŗ un drapier, c'est chez vous que je veux dťsormais
prendre ŗ crťdit; je vous donne la prťfťrence.Ľ
ęPendant que ce marquis goŻte si tranquillement la douceur du
sommeil qu'il Űte ŗ ses crťanciers, considťrez un homme
qui...--Attendez, seigneur Asmodťe, interrompit brusquement don
Clťofas; j'aperÁois un carrosse dans la rue: je ne veux pas le
laisser passer sans vous demander ce qu'il y a dedans.--Chut! dit le
boiteux, en baissant la voix comme s'il eŻt craint d'Ítre entendu:
apprenez que ce carrosse recŤle un des plus graves personnages de la
monarchie. C'est un prťsident qui va s'ťgayer chez une vieille
Asturienne dťvouťe ŗ ses plaisirs. Pour n'Ítre pas reconnu, il a
pris la prťcaution que prenait Caligula, qui mettait, en pareille
occasion, une perruque pour se dťguiser.
ęRevenons au tableau que je voulais offrir ŗ vos regards quand vous
m'avez interrompu. Regardez tout au haut de l'hŰtel du marquis, un
homme qui travaille dans un cabinet rempli de livres et de
manuscrits.--C'est peut-Ítre, dit Zambullo, l'intendant, qui
s'occupe ŗ chercher les moyens de payer les dettes de son
maÓtre.--Bon! rťpondit le diable, c'est bien ŗ cela vraiment que
s'amusent les intendants de ces sortes de maisons! Ils songent
plutŰt ŗ profiter du dťrangement des affaires qu'ŗ y mettre ordre.
Ce n'est donc pas un intendant que vous voyez. C'est un auteur: le
marquis le loge dans son hŰtel pour se donner un air de protecteur
des gens de lettres.--Cet auteur, rťpliqua don Clťofas, est
apparemment un grand sujet.--Vous en allez juger, rťpartit le dťmon.
Il est entourť de mille volumes, et il en compose un oý il ne met
rien du sien. Il pille dans ces livres et ces manuscrits; et
quoiqu'il ne fasse qu'arranger et lier ses larcins, il a plus de
vanitť qu'un vťritable auteur.
ęVous ne savez pas, continua l'esprit, qui demeure ŗ trois portes
au-dessous de cet hŰtel? C'est la Chichona, cette mÍme femme dont
j'ai fait une si honnÍte mention dans l'histoire du comte de
Belflor.--Ah! que je suis ravi de la voir, dit Lťandro. Cette bonne
personne si utile ŗ la jeunesse est sans doute une de ces deux
vieilles que j'aperÁois dans une salle basse. L'une a les coudes
appuyťs sur une table, et regarde attentivement l'autre, qui compte
de l'argent. Laquelle des deux est la Chichona?--C'est, dit le
dťmon, celle qui ne compte point. L'autre, nommťe la Pťbrada, est
une honorable dame de la mÍme profession: elles sont associťes, et
elles partagent en ce moment les fruits d'une aventure qu'elles
viennent de mettre ŗ fin.
ęLa Pťbrada est la plus achalandťe; elle a la pratique de plusieurs
veuves riches, ŗ qui elle porte tous les jours sa liste ŗ
lire.--Qu'appellez-vous la liste? interrompit l'ťcolier.--Ce sont,
rťpartit Asmodťe, les noms de tous les ťtrangers bien faits qui
viennent ŗ Madrid, et surtout des FranÁais. D'abord que cette
nťgociatrice apprend qu'il en est arrivť de nouveaux, elle court ŗ
leurs auberges s'informer adroitement de quel pays ils sont, de leur
naissance, de leur taille, de leur air et de leur ‚ge; puis elle en
fait son rapport ŗ ses veuves, qui font leurs rťflexions lŗ-dessus;
et si le coeur en dit aux dites veuves, elle les abouche avec
lesdits ťtrangers.
--Cela est fort commode, et juste en quelque faÁon, rťpliqua
Zambullo en souriant; car enfin, sans ces bonnes dames et leurs
agentes, les jeunes ťtrangers qui n'ont point ici de connaissances
perdraient un temps infini ŗ en faire. Mais dites-moi s'il y a de
ces veuves et de ces maquignonnes dans les autres pays?--Bon! s'il y
en a, rťpondit le boiteux: en pouvez-vous douter? je remplirais bien
mal mes fonctions si je nťgligeais d'en pourvoir les grandes villes.
ęDonnez votre attention au voisin de la Chichona, ŗ cet imprimeur
qui travaille tout seul dans son imprimerie. Il y a trois heures
qu'il a renvoyť ses garÁons; il va passer la nuit ŗ imprimer un
livre secrťtement.--Eh! quel est donc cet ouvrage? dit Lťandro.--Il
traite des injures, rťpondit le dťmon. Il prouve que la religion est
prťfťrable au point d'honneur, et qu'il vaut mieux pardonner que
venger une offense.--Oh! le maraud d'imprimeur! s'ťcria l'ťcolier;
il fait bien d'imprimer en secret son inf‚me livre. Que l'auteur ne
s'avise pas de se faire connaÓtre: je serais le premier ŗ le
b‚tonner. Est-ce que la religion dťfend de conserver son honneur?
--N'entrons pas dans cette discussion, interrompit Asmodťe avec un
souris malin. Il paraÓt que vous avez bien profitť des leÁons de
morale qui vous ont ťtť donnťes ŗ Alcala: je vous en fťlicite.--Vous
direz ce qu'il vous plaira, interrompit ŗ son tour don Clťofas: que
l'auteur de ce ridicule ouvrage fasse les plus beaux raisonnements
du monde, je m'en moque; je suis Espagnol: rien ne me semble si doux
que la vengeance, et puisque vous m'avez promis de punir la perfidie
de ma maÓtresse, je vous somme de me tenir parole.
--Je cŤde avec plaisir au transport qui vous agite, dit le dťmon.
Que j'aime ces bons naturels qui suivent tous leurs mouvements sans
scrupule! je vais vous satisfaire tout ŗ l'heure; aussi bien le
temps de vous venger est arrivť: mais je veux auparavant vous faire
voir une chose trŤs-rťjouissante. Portez la vue au-delŗ de
l'imprimerie, et observez bien ce qui se passe dans un appartement
tapissť de drap musc.--J'y remarque, rťpondit Lťandro, cinq ou six
femmes qui donnent, comme ŗ l'envi, des bouteilles de verre ŗ une
espŤce de valet, et elles me paraissent furieusement agitťes.
--Ce sont, reprit le boiteux, des dťvotes qui ont grand sujet d'Ítre
ťmues. Il y a dans cet appartement un inquisiteur malade. Ce
vťnťrable personnage, qui a prŤs de trente-cinq ans, est couchť dans
une autre chambre que celle oý sont ces femmes. Deux de ses plus
chŤres pťnitentes le veillent: l'une fait ses bouillons, et l'autre,
ŗ son chevet, a soin de lui tenir la tÍte chaude, et de lui couvrir
la poitrine d'une couverture composťe de cinquante peaux de
moutons.--Quelle est donc sa maladie? rťpliqua Zambullo.--Il est
enrhumť du cerveau, rťpartit le diable, et il est ŗ craindre que le
rhume ne lui tombe sur la poitrine.
ęCes autres dťvotes que vous voyez dans son antichambre accourent
avec des remŤdes, sur le bruit de son indisposition: l'une apporte,
pour la toux, des sirops de jujube, d'althťa, de corail et
tussilage; l'autre, pour conserver les poumons de Sa Rťvťrence,
s'est chargťe de sirops de longue-vie, de vťronique, d'immortelle et
d'ťlixir de propriťtť; une autre, pour lui fortifier le cerveau et
l'estomac, a des eaux de mťlisse, de cannelle orgťe, de l'eau divine
et de l'eau thťriacale, avec des essences de muscade et d'ambre
gris. Celle-ci vient offrir des confections anacardines et
bťzoardiques; et celle-lŗ, des teintures d'oeillets, de corail, de
mille-fleurs, de soleil et d'ťmeraudes. Toutes ces pťnitentes zťlťes
vantent au valet de l'inquisiteur les choses qu'elles apportent:
elles le tirent ŗ part tour ŗ tour; et chacune, lui mettant un ducat
dans la main, lui dit ŗ l'oreille: ęLaurent, mon cher Laurent, fais
en sorte, je te prie, que ma bouteille ait la prťfťrence.Ľ
--Parbleu, s'ťcria don Clťofas, il faut avouer que ce sont d'heureux
mortels que ces inquisiteurs.--Je vous en rťponds, reprit Asmodťe;
peu s'en faut que je n'envie leur sort: et de mÍme qu'Alexandre
disait un jour qu'il aurait voulu Ítre DiogŤne, s'il n'eŻt pas ťtť
Alexandre, je dirais volontiers que, si je n'ťtais pas diable, je
voudrais Ítre inquisiteur.
ęAllons, seigneur ťcolier, ajouta-t-il, allons prťsentement punir
l'ingrate qui a si mal payť votre tendresse.Ľ Alors Zambullo saisit
le bout du manteau d'Asmodťe, qui fendit une seconde fois les airs
avec lui et alla se poser sur la maison de dona Thomasa.
Cette friponne ťtait ŗ table avec les quatre spadassins qui avaient
poursuivi Lťandro sur les gouttiŤres: il frťmit de courroux en les
voyant manger deux perdreaux et un lapin qu'il avait payťs, et fait
porter chez la traÓtresse avec quelques bouteilles de bon vin. Pour
surcroÓt de douleur, il s'apercevait que la joie rťgnait dans ce
repas, et jugeait, aux dťmonstrations de dona Thomasa, que la
compagnie de ces malheureux ťtait plus agrťable que la sienne ŗ
cette scťlťrate. ęOh! les bourreaux, s'ťcria-t-il d'un ton furieux!
les voilŗ qui se rťgalent ŗ mes dťpens! quelle mortification pour
moi!
--Je conviens, lui dit le dťmon, que ce spectacle n'est pas fort
rťjouissant pour vous; mais quand on frťquente les dames galantes,
on doit s'attendre ŗ ces aventures: elles sont arrivťes mille fois
en France aux abbťs, aux gens de robe et aux financiers.--Si j'avais
une ťpťe reprit don Clťofas, je fondrais sur ces coquins, et
troublerais leurs plaisirs.--La partie ne serait pas ťgale, rťpartit
le boiteux, si vous les attaquiez tout seul; laissez-moi le soin de
vous venger; j'en viendrai mieux ŗ bout que vous. Je vais mettre la
division parmi ces spadassins, en leur inspirant une fureur
luxurieuse: ils vont s'armer les uns contre les autres; vous allez
voir un beau vacarme.Ľ
A ces mots, il souffla, et il sortit de sa bouche une vapeur
violette qui descendit en serpentant comme un feu d'artifice, et se
rťpandit sur la table de dona Thomasa. AussitŰt un des convives,
sentant l'effet de ce souffle, s'approcha de la dame, et l'embrassa
avec transport. Les autres, entraÓnťs par la force de la mÍme
vapeur, voulurent lui arracher la grivoise: chacun demande la
prťfťrence; ils se la disputent: une jalouse rage s'empare d'eux;
ils viennent aux mains; ils tirent leurs ťpťes et commencent un rude
combat: cependant dona Thomasa pousse d'horribles cris; tout le
voisinage est bientŰt en rumeur; on crie ŗ la justice; la justice
vient; elle enfonce la porte; elle entre et trouve deux de ces
bretteurs ťtendus sur le plancher; elle se saisit des autres et les
mŤne en prison avec la courtisane. Cette malheureuse avait beau
pleurer, s'arracher les cheveux et se dťsespťrer: les gens qui la
conduisaient n'en ťtaient pas plus touchťs que Zambullo, qui en
faisait de grands ťclats de rire avec Asmodťe.
ęHť bien! dit ce dťmon ŗ l'ťcolier, Ítes-vous content?--Non,
rťpondit don Clťofas. Pour me donner une entiŤre satisfaction,
portez-moi sur les prisons. Que j'ai de plaisir d'y voir enfermer la
misťrable qui s'est jouťe de mon amour! Je me sens pour elle plus de
haine, en ce moment, que je n'ai jamais eu de tendresse.--Je le veux
bien, lui rťpliqua le diable; vous me trouverez toujours prÍt ŗ
suivre vos volontťs, quand elles seraient contraires aux miennes et
ŗ mes intťrÍts, pourvu que ce soit pour votre bien.Ľ
Ils volŤrent tous deux sur les prisons, oý bientŰt arrivŤrent les
deux spadassins, qui furent logťs dans un cachot noir. Pour Thomasa,
on la mit sur la paille avec trois ou quatre autres femmes de
mauvaise vie qu'on avait arrÍtťes le mÍme jour, et qui devaient Ítre
transfťrťes le lendemain au lieu destinť pour ces sortes de
crťatures.
ęJe suis ŗ prťsent satisfait, dit Zambullo; j'ai goŻtť une pleine
vengeance; ma mie Thomasa ne passera pas la nuit aussi agrťablement
qu'elle se l'ťtait promis. Nous irons oý il vous plaira continuer
nos observations.--Nous sommes ici dans un endroit propre ŗ cela,
rťpondit l'esprit. Il y a dans ces prisons un grand nombre de
coupables et d'innocents: c'est un sťjour qui sert ŗ commencer le
ch‚timent des uns, et ŗ purifier la vertu des autres. Il faut que je
vous montre quelques prisonniers de ces deux espŤces, et que je vous
dise pourquoi on les retient dans les fers.Ľ
CHAPITRE VII
_Des prisonniers._
Avant que j'entre dans ce dťtail, observez un peu les guichetiers
qui sont ŗ l'entrťe de ces horribles lieux. Les poŽtes de
l'antiquitť n'ont mis qu'un CerbŤre ŗ la porte de leurs enfers; il y
en a ici bien davantage, comme vous voyez. Ces guichetiers sont des
hommes qui ont perdu tout sentiment humain. Le plus mťchant de mes
confrŤres pourrait ŗ peine en remplacer un. Mais je m'aperÁois,
ajouta-t-il, que vous considťrez avec horreur ces chambres, oý il
n'y a pour tous meubles que des grabats: ces cachots affreux vous
paraissent autant de tombeaux. Vous Ítes justement ťtonnť de la
misŤre que vous y remarquez, et vous dťplorez le sort des malheureux
que la justice y retient: cependant ils ne sont pas tous ťgalement ŗ
plaindre; c'est ce que nous allons examiner.
ęPremiŤrement, il y a dans cette grande chambre ŗ droite quatre
hommes couchťs dans ces deux mauvais lits; l'un est un cabaretier,
accusť d'avoir empoisonnť un ťtranger, qui creva l'autre jour dans
sa taverne. On prťtend que la qualitť du vin a fait mourir le
dťfunt; l'hŰte soutient que c'est la quantitť, et il sera cru en
justice, car l'ťtranger ťtait Allemand.--Eh! qui a raison du
cabaretier ou de ses accusateurs? dit don Clťofas.--La chose est
problťmatique, rťpondit le diable. Il est bien vrai que le vin ťtait
frelatť; mais, ma foi, le seigneur allemand en a tant bu, que les
juges peuvent en conscience remettre en libertť le cabaretier.
ęLe second prisonnier est un assassin de profession, un de ces
scťlťrats qu'on appelle _valientes_, et qui, pour quatre ou cinq
pistoles, prÍtent obligeamment leur ministŤre ŗ tous ceux qui
veulent faire cette dťpense pour se dťbarrasser de quelqu'un
secrŤtement. Le troisiŤme, un maÓtre ŗ danser qui s'habille comme un
petit-maÓtre, et qui a fait faire un mauvais pas ŗ une de ses
ťcoliŤres. Et le quatriŤme, un galant qui a ťtť surpris, la semaine
passťe, par la _ronda_, dans le temps qu'il montait, par un balcon,
ŗ l'appartement d'une femme qu'il connaÓt, et dont le mari est
absent. Il ne tient qu'ŗ lui de se tirer d'affaire, en dťclarant son
commerce amoureux; mais il aime mieux passer pour un voleur, et
s'exposer ŗ perdre la vie, que de commettre l'honneur de sa dame.
--Voilŗ un amant bien discret, dit l'ťcolier; il faut avouer que
notre nation l'emporte sur les autres en fait de galanterie. Je vais
parier qu'un FranÁais, par exemple, ne serait pas capable, comme
nous, de se laisser pendre par discrťtion.--Non, je vous assure, dit
le diable; il monterait plutŰt exprŤs ŗ un balcon pour dťshonorer
une femme qui aurait des bontťs pour lui.
ęDans un cabinet auprŤs de ces quatre hommes, poursuivit-il, est une
fameuse sorciŤre, qui a la rťputation de savoir faire des choses
impossibles. Par le pouvoir de son art, de vieilles douairiŤres
trouvent, dit-on, des jeunes gens qui les aiment but ŗ but; les
maris deviennent fidŤles ŗ leurs femmes, et les coquettes
vťritablement amoureuses des riches cavaliers qui s'attachent ŗ
elles. Mais il n'y a rien de plus faux que tout cela. Elle ne
possŤde point d'autre secret que celui de persuader qu'elle en a, et
de vivre commodťment de cette opinion. Le Saint-Office rťclame cette
crťature-lŗ, qui pourra bien Ítre brŻlťe au premier Acte de foi.
ęAu-dessous du cabinet, il y a un cachot noir, qui sert de gÓte ŗ un
jeune cabaretier.--Encore un hŰte de taverne! s'ťcria Lťandro; ces
sortes de gens-lŗ veulent-ils donc empoisonner tout le
monde?--Celui-ci, reprit Asmodťe, n'est pas dans le mÍme cas. On
arrÍta ce misťrable avant-hier, et l'Inquisition le rťclame aussi.
Je vais, en peu de mots, vous dire le sujet de sa dťtention.
ęUn vieux soldat, parvenu par son courage, ou plutŰt par sa
patience, ŗ l'emploi de sergent dans sa compagnie, vint faire des
recrues ŗ Madrid. Il alla demander un logement dans un cabaret. On
lui dit qu'il y avait ŗ la vťritť des chambres vides, mais qu'on ne
pouvait lui en donner aucune, parce qu'il revenait toutes les nuits
dans la maison un esprit qui maltraitait fort les ťtrangers, quand
ils avaient la tťmťritť d'y vouloir coucher. Cette nouvelle ne
rebuta point le sergent. ęQue l'on me mette, dit-il, dans la chambre
qu'on voudra: donnez-moi de la lumiŤre, du vin, une pipe et du
tabac, et soyez sans inquiťtude sur le reste: les esprits ont de la
considťration pour les gens de guerre qui ont blanchi sous le
harnais.Ľ
ęOn mena le sergent dans une chambre, puisqu'il paraissait si
rťsolu, et on lui porta tout ce qu'il avait demandť. Il se mit ŗ
boire et ŗ fumer. Il ťtait dťjŗ plus de minuit, que l'esprit n'avait
point encore troublť le profond silence qui rťgnait dans la maison:
on eŻt dit qu'effectivement il respectait ce nouvel hŰte; mais entre
une heure et deux le grivois entendit tout ŗ coup un bruit horrible,
comme de ferrailles, et vit bientŰt entrer dans sa chambre un
fantŰme ťpouvantable, vÍtu de drap noir, et tout entortillť de
chaÓnes de fer. Notre fumeur ne fut pas autrement ťmu de cette
apparition: il tira son ťpťe, s'avanÁa vers l'esprit, et lui en
dťchargea du plat sur la tÍte un assez rude coup.
ęLe fantŰme, peu accoutumť ŗ trouver des hŰtes si hardis, fit un
cri, et, remarquant que le soldat se prťparait ŗ recommencer, il se
prosterna trŤs-humblement devant lui, en disant: ęDe gr‚ce, seigneur
sergent, ne m'en donnez pas davantage: ayez pitiť d'un pauvre diable
qui se jette ŗ vos pieds pour implorer votre clťmence; je vous en
conjure par saint Jacques, qui ťtait comme vous un grand
spadassin.--Si tu veux conserver ta vie, rťpondit le soldat, il faut
que tu me dises qui tu es, et que tu me parles sans dťguisement, ou
bien je vais te fendre en deux, comme les chevaliers du temps passť
fendaient les gťants qu'ils rencontraient.Ľ A ces mots, l'esprit,
voyant ŗ qui il avait affaire, prit le parti d'avouer tout.
ęJe suis, dit-il au sergent, le maÓtre garÁon de ce cabaret: je
m'appelle Guillaume; j'aime Juanilla, qui est la fille unique du
logis, et je ne lui dťplais pas; mais comme son pŤre et sa mŤre ont
en vue une alliance plus relevťe que la mienne, pour les obliger ŗ
me choisir pour gendre, nous sommes convenus, la petite fille et
moi, que je ferais toutes les nuits le personnage que je fais; je
m'enveloppe le corps d'un long manteau noir, et je me pends au cou
une chaÓne de tourne-broche, avec laquelle je cours toute la maison,
depuis la cave jusqu'au grenier, en faisant tout le bruit que vous
avez entendu. Quand je suis ŗ la porte de la chambre du maÓtre et de
la maÓtresse, je m'arrÍte et m'ťcrie: _N'espťrez pas que je vous
laisse en repos que vous n'ayez mariť Juanilla avec votre maÓtre
garÁon_.
ęAprŤs avoir prononcť ces paroles d'une voix que j'affecte grosse et
cassťe, je continue mon carillon, et j'entre ensuite par une fenÍtre
dans un cabinet oý Juanilla couche seule, et je lui rends compte de
ce que j'ai fait. Seigneur sergent, continua Guillaume, vous jugez
bien que je vous dis la vťritť: je sais qu'aprŤs cet aveu vous
pouvez me perdre, en apprenant ŗ mon maÓtre ce qui se passe; mais si
vous voulez me servir, au lieu de me rendre ce mauvais office, je
vous jure que ma reconnaissance....--Eh! quel service peux-tu
attendre de moi? interrompit le soldat.--Vous n'avez, reprit jeune
homme, qu'ŗ dire que vous avez vu l'esprit, et qu'il vous a fait si
grand peur....--Comment, ventrebleu, grand peur! interrompit encore
le grivois; vous voulez que le sergent Annibal Antonio Quebrantador
aille dire qu'il a eu peur! J'aimerais mieux que cent mille diables
m'eussent....--Cela n'est pas absolument nťcessaire, interrompit ŗ
son tour Guillaume; et aprŤs tout, il m'importe peu de quelle faÁon
vous parliez, pourvu que vous secondiez mon dessein: lorsque j'aurai
ťpousť Juanilla, et que je serai ťtabli, je promets de vous rťgaler
tous les jours pour rien, vous et tous vos amis.--Vous Ítes
sťduisant, monsieur Guillaume, s'ťcria le grivois; vous me proposez
d'appuyer une fourberie; l'affaire ne laisse pas d'Ítre sťrieuse;
mais vous vous y prenez d'une maniŤre qui m'ťtourdit sur les
consťquences. Allez, continuez de faire du bruit et d'en rendre
compte ŗ Juanilla: je me charge du reste.Ľ
ęEn effet, dŤs le lendemain matin, le sergent dit ŗ l'hŰte et ŗ
l'hŰtesse: ęJ'ai vu l'esprit, je l'ai entretenu; il est
trŤs-raisonnable. ęJe suis, m'a-t-il dit, le bisaÔeul du maÓtre de
ce cabaret. J'avais une fille que je promis au pŤre du grand-pŤre de
son garÁon: nťanmoins, au mťpris de ma foi, je la mariai ŗ un autre,
et je mourus peu de temps aprŤs: je souffre depuis ce temps-lŗ; je
porte la peine de mon parjure, et je ne serai point en repos que
quelqu'un de ma race n'ait ťpousť une personne de la famille de
Guillaume: c'est pourquoi je reviens toutes les nuits dans cette
maison: cependant j'ai beau dire que l'on marie ensemble Juanilla et
le maÓtre garÁon, le fils de mon petit-fils fait la sourde oreille,
aussi bien que sa femme; mais dites-leur, s'il vous plaÓt, seigneur
sergent, que s'ils ne font au plus tŰt ce que je dťsire, j'en
viendrai avec eux aux voies de fait. Je les tourmenterai l'un et
l'autre d'une ťtrange faÁon.Ľ
ęL'hŰte est un homme assez simple: il fut ťbranlť de ce discours, et
l'hŰtesse, encore plus faible que son mari, croyant dťjŗ voir le
revenant ŗ ses trousses, consentit ŗ ce mariage, qui se fit le jour
suivant. Guillaume, peu de temps aprŤs, s'ťtablit dans un autre
quartier de la ville: le sergent Quebrantador ne manqua pas de le
visiter frťquemment, et le nouveau cabaretier, par reconnaissance,
lui donna d'abord du vin ŗ discrťtion, ce qui plaisait si fort au
grivois qu'il menait tous ses amis ŗ ce cabaret; il y faisait mÍme
ses enrŰlements, et y enivrait la recrue.
ęMais enfin l'hŰte se lassa d'abreuver tant de gosiers altťrťs. Il
dit sur cela sa pensťe au soldat, qui, sans songer qu'effectivement
il passait la convention, fut assez injuste pour traiter Guillaume
de petit ingrat. Celui-ci rťpondit, l'autre rťpliqua, et la
conversation finit par quelques coups de plat d'ťpťe que le
cabaretier reÁut. Plusieurs passants voulurent prendre le parti du
bourgeois; Quebrantador en blessa trois ou quatre, et n'en serait
pas demeurť lŗ si tout ŗ coup il n'eut ťtť assailli par une foule
d'archers, qui l'arrÍtŤrent comme un perturbateur du repos public.
Ils le conduisirent en prison, oý il a dťclarť tout ce que je viens
de vous dire; et sur sa dťposition, la justice s'est aussi emparťe
de Guillaume. Le beau-pŤre demande que le mariage soit cassť; et le
Saint-Office, informť que Guillaume a de bons effets, veut connaÓtre
de cette affaire.
--Vive Dieu, dit don Clťofas, la sainte Inquisition est bien alerte!
SitŰt qu'elle voit le moindre jour ŗ tirer quelque
profit!...--Doucement, interrompit le boiteux; gardez-vous bien de
vous l‚cher contre ce tribunal: il a des espions partout; on lui
rapporte jusqu'ŗ des choses qui n'ont jamais ťtť dites; je n'ose en
parler moi-mÍme qu'en tremblant.
ęAu-dessus de l'infortunť Guillaume, dans la premiŤre chambre ŗ
gauche, il y a deux hommes dignes de votre pitiť: l'un est un jeune
valet de chambre que la femme de son maÓtre traitait en particulier
comme un amant. Un jour le mari les surprit tous deux. La femme
aussitŰt se met ŗ crier au secours, et dit que le valet de chambre
lui a fait violence. On arrÍta ce pauvre malheureux, qui, selon
toutes les apparences, sera sacrifiť ŗ la rťputation de sa
maÓtresse.
ęLe compagnon du valet de chambre, encore moins coupable que lui,
est sur le point de perdre aussi la vie: il est ťcuyer d'une
duchesse ŗ qui l'on a volť un gros diamant: on l'accuse de l'avoir
pris; il aura demain la question, oý il sera tourmentť jusqu'ŗ ce
qu'il confesse avoir fait le vol; et toutefois la personne qui en
est l'auteur est une femme de chambre favorite, qu'on n'oserait
soupÁonner.
--Ah! seigneur Asmodťe, dit Lťandro, rendez, je vous prie, service ŗ
cet ťcuyer: son innocence m'intťresse pour lui; dťrobez-le par votre
pouvoir aux injustes et cruels supplices qui le menacent: il mťrite
que...--Vous n'y pensez pas, seigneur ťcolier, interrompit le
diable: pouvez-vous demander que je m'oppose ŗ une action inique, et
que j'empÍche un innocent de pťrir? c'est prier un procureur de ne
pas ruiner une veuve ou un orphelin.
ęOh! s'il vous plaÓt, ajouta-t-il, n'exigez pas de moi que je fasse
quelque chose qui soit contraire ŗ mes intťrÍts, ŗ moins que vous
n'en tiriez un avantage considťrable. D'ailleurs, quand je voudrais
dťlivrer ce prisonnier, le pourrais-je?--Comment donc, rťpliqua
Zambullo, est-ce que vous n'avez pas la puissance d'enlever un homme
de la prison?--Non certainement, rťpartit le boiteux. Si vous aviez
lu l'Enchiridion ou Albert le Grand, vous sauriez que je ne puis,
non plus que mes confrŤres, mettre un prisonnier en libertť.
Moi-mÍme, si j'avais le malheur d'Ítre entre les griffes de la
justice, je ne pourrais m'en tirer qu'en finanÁant.
ęDans la chambre prochaine, du mÍme cŰtť, loge un chirurgien
convaincu d'avoir, par jalousie, fait ŗ sa femme une saignťe comme
celle de SťnŤque: il a eu aujourd'hui la question, et, aprŤs avoir
confessť le crime dont on l'accusait, il a dťclarť que depuis dix
ans il s'est servi d'un moyen assez nouveau pour se faire des
pratiques. Il blessait la nuit les passants avec une bayonnette, et
se sauvait chez lui par une petite porte de derriŤre; cependant le
blessť poussait des cris qui attiraient les voisins ŗ son secours:
le chirurgien y accourait lui-mÍme comme les autres; et trouvant un
homme noyť dans son sang, il le faisait porter dans sa boutique, oý
il le pansait de la mÍme main dont il l'avait frappť.
ęQuoique ce chirurgien cruel ait fait cette dťclaration et qu'il
mťrite mille morts, il ne laisse pas de se flatter qu'on lui fera
gr‚ce; et c'est ce qui pourra fort bien arriver, parce qu'il est
parent de madame la remueuse de l'Infant; outre cela, je vous dirai
qu'il a chez lui une eau merveilleuse, que lui seul sait composer,
une eau qui a la vertu de blanchir la peau, et de faire d'un visage
dťcrťpit une face enfantine; et cette eau incomparable sert de
fontaine de jouvence ŗ trois dames du palais, qui se sont jointes
ensemble pour le sauver. Il compte si fort sur leur crťdit, ou, si
vous voulez, sur son eau, qu'il s'est endormi tranquillement, dans
l'espťrance qu'ŗ son rťveil il recevra l'agrťable nouvelle de son
ťlargissement.
--J'aperÁois sur un grabat dans la mÍme chambre, dit l'ťcolier, un
autre homme qui dort, ce me semble, aussi d'un sommeil paisible: il
faut que son affaire ne soit pas bien mauvaise.--Elle est fort
dťlicate, rťpondit le dťmon. Ce cavalier est un gentilhomme biscaÔen
qui s'est enrichi d'un coup d'escopŤte, et voici comment: Il y a
quinze jours que, chassant dans une forÍt avec son frŤre aÓnť, qui
jouissait d'un revenu considťrable, il le tua, par malheur, en
tirant sur des perdreaux.--L'heureux _quiproquo_ pour un cadet!
s'ťcria don Clťofas en riant.--Oui, reprit Asmodťe; mais les
collatťraux, qui voudraient bien s'approprier la succession du
dťfunt, poursuivent en justice son meurtrier, qu'ils accusent
d'avoir fait le coup pour devenir unique hťritier de sa famille. Il
s'est de lui-mÍme constituť prisonnier, et il paraÓt si affligť de
la mort de son frŤre, qu'on ne saurait s'imaginer qu'il ait eu
intention de lui Űter la vie.--Et n'a-t-il effectivement rien ŗ se
reprocher lŗ-dessus que son peu d'adresse? rťpliqua Lťandro.--Non,
rťpartit le boiteux; il n'a pas eu une mauvaise volontť; mais
lorsqu'un fils aÓnť possŤde tout le bien d'une maison, je ne lui
conseille pas de chasser avec son cadet.
ęExaminez bien ces deux adolescents, qui, dans un petit rťduit
auprŤs du gentilhomme de BiscaÔe, s'entretiennent aussi gaiement que
s'ils ťtaient en libertť. Ce sont deux vťritables _picaros_. Il y en
a principalement un qui pourra donner quelque jour au public un
dťtail de ses espiťgleries; c'est un nouveau Guzmann d'Alfarache;
c'est celui qui a un pourpoint de velours brun et un plumet ŗ son
chapeau.
ęIl n'y a pas trois mois qu'il ťtait dans cette ville page du comte
d'Onate, et il serait encore au service de ce seigneur sans une
fourberie qui est la cause de sa prison, et que je veux vous conter.
ęCe garÁon, nommť Domingo, reÁut un jour, chez le comte, cent coups
de fouet, que l'ťcuyer de salle, autrement le gouverneur des pages,
lui fit rudement appliquer, pour certain tour d'habiletť qui le
mťritait. Il eut longtemps sur le coeur cette petite correction-lŗ,
et il rťsolut de s'en venger. Il avait remarquť plus d'une fois que
le seigneur don CŰme, c'est le nom de l'ťcuyer, se lavait les mains
avec de l'eau de fleur d'orange, et se frottait le corps avec des
p‚tes d'oeillets et de jasmin; qu'il avait plus de soin de sa
personne qu'une vieille coquette, et qu'enfin c'ťtait un de ces fats
qui s'imaginent qu'une femme ne saurait les voir sans les aimer.
Cette remarque lui fournit une idťe de vengeance, qu'il communiqua ŗ
une jeune soubrette de son voisinage, de laquelle il avait besoin
pour l'exťcution de son projet, et dont il ťtait tellement ami,
qu'il ne pouvait le devenir davantage.
ęCette suivante, appelťe Floretta, pour avoir la libertť de lui
parler plus aisťment, le faisait passer pour son cousin dans la
maison de dona Luziana sa maÓtresse, dont le pŤre ťtait alors
absent. Le malin Domingo, aprŤs avoir instruit sa fausse parente de
ce qu'elle avait ŗ faire, entra un matin dans la chambre de don
CŰme, oý il trouva cet ťcuyer qui essayait un habit neuf, se
regardait avec complaisance dans un miroir, et paraissait charmť de
sa figure. Le page fit semblant d'admirer ce Narcisse, et lui dit
avec un feint transport: ęEn vťritť, seigneur don CŰme, vous avez la
mine d'un prince. Je vois tous les jours des grands superbement
vÍtus; cependant, malgrť leurs riches habits, ils n'ont pas votre
prestance. Je ne sais, ajouta-t-il, si, ťtant votre serviteur autant
que je le suis, je vous considŤre avec des yeux trop prťvenus en
votre faveur: mais, franchement, je ne vois point ŗ la cour de
cavalier que vous n'effaciez.Ľ
ęL'ťcuyer sourit ŗ ce discours, qui flattait agrťablement sa vanitť,
et rťpondit en faisant l'aimable: ęTu me flattes, mon ami, ou bien
il faut en effet que tu m'aimes, et que ton amitiť me prÍte des
gr‚ces que la nature m'a refusťes.--Je ne le crois pas, rťpliqua le
flatteur; car il n'y a personne qui ne parle de vous aussi
avantageusement que moi. Je voudrais que vous eussiez entendu ce que
me disait encore hier une de mes cousines, qui sert une fille de
qualitť.Ľ
ęDon CŰme ne manqua pas de demander ce que cette cousine avait dit.
ęComment! reprit le page; elle s'ťtendit sur la richesse de votre
taille, sur l'agrťment qu'on voit rťpandu dans toute votre personne;
et ce qu'il y a de meilleur, c'est qu'elle me dit confidemment que
dona Luziana, sa maÓtresse, prenait plaisir ŗ vous regarder au
travers de sa jalousie, toutes les fois que vous passiez devant sa
maison.
ę--Qui peut Ítre cette dame, dit l'ťcuyer, et oý
demeure-t-elle?--Quoi! rťpondit Domingo, vous ne savez pas que c'est
la fille unique du mestre de camp don Fernando, notre voisin?--Ah!
je suis ŗ prťsent au fait, reprit don CŰme. Je me souviens d'avoir
ouÔ vanter le bien et la beautť de cette Luziana; c'est un excellent
parti. Mais serait-il possible que je me fusse attirť son
attention?--N'en doutez pas, rťpartit le page; ma cousine me l'a
dit: quoique soubrette, ce n'est point une menteuse, et je vous
rťponds d'elle comme de moi-mÍme.--Cela ťtant, dit l'ťcuyer, il me
prend envie d'avoir une conversation particuliŤre avec ta parente,
de la mettre dans mes intťrÍts par quelques petits prťsents, suivant
l'usage; et si elle me conseille de rendre des soins ŗ sa maÓtresse,
je tenterai la fortune. Pourquoi non? Je conviens qu'il y a de la
distance de mon rang ŗ celui de don Fernando; mais je suis
gentilhomme une fois, et je possŤde cinq cents bons ducats de rente.
Il se fait tous les jours des mariages plus extravagants que
celui-lŗ.Ľ
ęLe page fortifia son gouverneur dans sa rťsolution, et lui mťnagea
une entrevue avec la cousine, qui, trouvant l'ťcuyer disposť ŗ tout
croire, l'assura que sa maÓtresse avait du goŻt pour lui. ęElle m'a
souvent interrogťe sur votre chapitre, lui dit-elle, et ce que je
lui ai rťpondu lŗ-dessus ne doit pas vous avoir nui. Enfin, seigneur
ťcuyer, vous pouvez vous flatter justement que dona Luziana vous
aime en secret. Faites-lui hardiment connaÓtre vos lťgitimes
intentions: montrez-lui que vous Ítes le cavalier de Madrid le plus
galant, comme vous en Ítes le plus beau et le mieux fait: donnez-lui
surtout des sťrťnades, rien ne lui sera plus agrťable; de mon cŰtť,
je lui ferai bien valoir vos galanteries, et j'espŤre que mes bons
offices ne vous seront pas inutiles.Ľ Don CŰme, transportť de joie
de voir la soubrette entrer si chaudement dans ses intťrÍts,
l'accabla d'embrassades, et lui mettant au doigt une bague de peu de
valeur qu'il avait apportťe exprŤs pour lui en faire prťsent: ęMa
chŤre Floretta, lui dit-il, je ne vous donne ce diamant que pour
faire connaissance avec vous: j'ai dessein de reconnaÓtre par une
plus solide rťcompense les services que vous me rendrez.Ľ
ęOn ne saurait Ítre plus satisfait qu'il le fut de son entretien
avec la suivante. Aussi, non-seulement il remercia Domingo de le lui
avoir procurť, il le gratifia d'une paire de bas de soie et de
quelques chemises garnies de dentelles, lui promettant d'ailleurs de
ne laisser ťchapper aucune occasion de lui Ítre utile. Ensuite, le
consultant sur ce qu'il avait ŗ faire: ęMon ami, lui dit-il, quel
est ton sentiment? me conseilles-tu de dťbuter par une lettre
passionnťe et sublime ŗ dona Luziana?--C'est mon avis, rťpondit le
page: faites-lui une dťclaration d'amour en haut style; j'ai un
pressentiment qu'elle ne le recevra point mal.--Je le crois de mÍme,
reprit l'ťcuyer; je vais ŗ tout hasard commencer par lŗ.Ľ AussitŰt
il se mit ŗ ťcrire, et aprŤs avoir dťchirť pour le moins vingt
brouillons, il parvint ŗ faire un billet doux auquel il s'arrÍta. Il
en fit la lecture ŗ Domingo, qui, l'ayant ťcoutť avec des gestes
d'admiration, se chargea de le porter sur-le-champ ŗ sa cousine. Il
ťtait conÁu dans ces termes fleuris et recherchťs:
_Il y a longtemps, charmante Luziana, que, sur la foi de
la renommťe qui publie partout vos perfections, je me suis
laissť enflammer d'un ardent amour pour vous. Nťanmoins,
malgrť les feux dont je suis la proie, je n'ai osť hasarder
aucun acte de galanterie, mais comme il m'est revenu que
vous daignez arrÍter vos regards sur moi quand je passe
devant la jalousie qui dťrobe aux yeux des hommes votre
beautť cťleste, et mÍme que, par une influence de votre
astre trŤs-heureuse pour moi, vous inclinez ŗ me vouloir du
bien, je prends la libertť de vous demander la permission
de me consacrer ŗ votre service. Si je suis assez fortunť
pour l'obtenir, je renonce ŗ toutes les dames passťes,
prťsentes et ŗ venir._
Don Come de la Higuera.
ęLe page et la suivante ne manquŤrent pas de s'ťgayer aux dťpens du
seigneur don CŰme, et de se divertir de sa lettre. Ils n'en
demeurŤrent pas lŗ: ils composŤrent ŗ frais communs un billet
tendre, que la femme de chambre ťcrivit de sa main, et que Domingo
rendit le jour suivant ŗ l'ťcuyer, comme une rťponse de dona
Luziana. Il contenait ces paroles:
_J'ignore qui peut vous avoir si bien instruit de mes
sentiments secrets. C'est une trahison que quelqu'un m'a
faite; mais je la lui pardonne, puisqu'elle est cause que
vous m'apprenez que vous m'aimez. De tous les hommes que je
vois passer dans ma rue, vous Ítes celui que je prends le
plus de plaisir ŗ regarder, et je veux bien que vous soyez
mon amant. Peut-Ítre ne devrais-je pas le vouloir, et
encore moins vous le dire. Si c'est une faute que je fais,
votre mťrite me rend excusable._
Dona Luziana.
ęQuoique cette rťponse fŻt un peu trop vive pour la fille d'un
mestre de camp, car les auteurs n'y avaient pas regardť de si prŤs,
le prťsomptueux don CŰme ne s'en dťfia point; il s'estimait assez
pour s'imaginer qu'une dame pouvait oublier pour lui les
biensťances. ęAh! Domingo, s'ťcria-t-il d'un air triomphant, aprŤs
avoir lu ŗ haute voix la lettre supposťe, tu vois, mon ami, si la
voisine en tient: je serai bientŰt gendre de don Fernand, ou je ne
suis pas don CŰme de la Higuera.
ę--Il n'en faut pas douter, dit le bourreau de confident; vous avez
fait sur sa fille une furieuse impression. Mais ŗ propos,
ajouta-t-il, je me souviens que ma parente m'a bien recommandť de
vous dire que dŤs demain, tout au plus tard, il ťtait nťcessaire que
vous donnassiez une sťrťnade ŗ sa maÓtresse, pour achever de la
rendre folle de votre seigneurie.--Je le veux bien, dit l'ťcuyer. Tu
peux assurer ta cousine que je suivrai son conseil, et que demain,
sans faute, elle entendra dans sa rue, au milieu de la nuit, un des
plus galants concerts qu'on ait jamais entendus ŗ Madrid.Ľ En effet,
il alla trouver un habile musicien, et aprŤs lui avoir communiquť
son projet, il le chargea du soin de l'exťcution.
ęTandis qu'il ťtait occupť de sa sťrťnade, Floretta, que le page
avait prťvenue, voyant sa maÓtresse en bonne humeur, lui dit:
ęMadame, je vous apprÍte un agrťable divertissement.Ľ Luziana lui
demanda ce que c'ťtait. ęOh! vraiment, reprit la soubrette en riant
comme une folle, il y a bien des affaires. Un original, nommť don
CŰme, gouverneur des pages du comte d'Onate, s'est avisť de vous
choisir pour la dame souveraine de ses pensťes, et doit demain au
soir, afin que vous n'en ignoriez, vous rťgaler d'un admirable
concert de voix et d'instruments.Ľ Dona Luziana, qui naturellement
ťtait fort gaie, et qui d'ailleurs croyait les galanteries de
l'ťcuyer sans consťquence pour elle, bien loin de prendre son
sťrieux, se fit par avance un plaisir d'entendre sa sťrťnade. Ainsi
cette dame, sans le savoir, aidait ŗ confirmer don CŰme dans une
erreur dont elle se serait fort offensťe, si elle l'eŻt connue.
ęEnfin, la nuit du jour suivant, il parut devant le balcon de
Luziana deux carrosses, d'oý sortirent le galant ťcuyer et son
confident, accompagnťs de six hommes, tant chanteurs que joueurs
d'instruments, qui commencŤrent leur concert. Il dura fort
longtemps. Ils jouŤrent un grand nombre d'airs nouveaux, et
chantŤrent plusieurs couplets de chansons, qui roulaient tous sur le
pouvoir que l'amour a d'unir des amants d'une inťgale condition; et
ŗ chaque couplet, dont la fille du mestre de camp se faisait
l'application, elle riait de tout son coeur.
ęLorsque la sťrťnade fut finie, don CŰme renvoya les musiciens chez
eux, dans les mÍmes carrosses qui les avaient amenťs, et demeura
dans la rue avec Domingo, jusqu'ŗ ce que les curieux que la musique
avait attirťs se furent retirťs. AprŤs quoi il s'approcha du balcon,
d'oý bientŰt la suivante, avec la permission de sa maÓtresse, lui
dit par une petite fenÍtre de la jalousie: ęEst-ce vous, seigneur
don CŰme?--Qui me fait cette question? rťpondit-il d'une voix
doucereuse.--C'est, rťpliqua la soubrette, dona Luziana qui souhaite
de savoir si le concert que nous venons d'entendre est un effet de
votre galanterie?--Ce n'est, rťpartit l'ťcuyer, qu'un ťchantillon
des fÍtes que mon amour prťpare ŗ cette merveille de nos jours, si
elle veut bien les recevoir d'un amant sacrifiť sur l'autel de sa
beautť.Ľ
ęA cette expression figurťe, la dame n'eut pas peu d'envie de rire;
elle se retint toutefois, et, se mettant ŗ la petite fenÍtre, elle
dit ŗ l'ťcuyer, le plus sťrieusement qu'il lui fut possible:
ęSeigneur don CŰme, il paraÓt bien que vous n'Ítes pas un galant
novice: c'est de vous que les cavaliers amoureux doivent apprendre ŗ
servir leurs maÓtresses. Je suis trŤs-contente de votre sťrťnade, et
je vous en tiendrai compte: mais, ajouta-t-elle, retirez-vous: on
peut nous ťcouter; une autre fois nous aurons un plus long
entretien.Ľ En achevant ces mots elle ferma la fenÍtre, laissant
l'ťcuyer dans la rue, fort satisfait de la faveur qu'elle venait de
lui faire, et le page bien ťtonnť de la voir jouer un rŰle dans
cette comťdie.
ęCette petite fÍte, en y comprenant les carrosses et la prodigieuse
quantitť de vin bu par les musiciens, coŻta cent ducats ŗ don CŰme;
et deux jours aprŤs son confident l'engagea dans une nouvelle
dťpense; voici de quelle maniŤre: ayant appris que Floretta devait,
la nuit de la Saint-Jean, nuit si cťlťbrťe dans cette ville, aller
avec d'autres filles de son espŤce _ŗ la fiesta del sotillo_[9],
entreprit de leur donner un dťjeuner magnifique aux dťpens de
l'ťcuyer.
[Note 9: Sorte de danse particuliŤre aux Espagnols.]
ęSeigneur don CŰme, lui dit-il la veille de la Saint-Jean, vous
savez quelle fÍte c'est demain. Je vous avertis que dona Luziana se
propose d'Ítre ŗ la pointe du jour sur les bords du ManÁanarez pour
voir le _sotillo_; je crois qu'il n'est pas besoin d'en dire
davantage au coriphťe des cavaliers galants: vous n'Ítes pas homme ŗ
nťgliger une si belle occasion; je suis persuadť que votre dame et
sa compagnie seront demain bien rťgalťes.--C'est de quoi je puis te
rťpondre, lui dit son gouverneur; je te rends gr‚ce de l'avis: tu
verras si je sais prendre la balle au bond.Ľ Effectivement, le
lendemain de grand matin, quatre valets de l'hŰtel, conduits par
Domingo, et chargťs de toutes sortes de viandes froides, accommodťes
de diffťrentes faÁons, avec une infinitť de petits pains et de
bouteilles de vins dťlicieux, arrivŤrent sur le rivage du
ManÁanarez, oý Floretta et ses compagnes dansaient comme des nymphes
au lever de l'aurore.
ęElles n'eurent pas peu de joie quand le page vint interrompre leurs
danses lťgŤres pour leur offrir un solide dťjeuner de la part du
seigneur don CŰme. Elles s'assirent aussitŰt sur l'herbe, et
commencŤrent ŗ faire honneur au festin, en riant sans modťration de
la dupe qui le donnait; car la charitable cousine de Domingo n'avait
pas manquť de les mettre au fait.
ęComme elles ťtaient toutes en train de se rťjouir, on vit paraÓtre
l'ťcuyer, montť sur une haquenťe des ťcuries du comte, et richement
vÍtu. Il vint joindre son confident et saluer la compagnie, qui,
s'ťtant levťe pour le recevoir plus poliment, le remercia de sa
gťnťrositť. Il cherchait des yeux parmi les filles dona Luziana,
pour lui adresser la parole, et lui dťbiter un beau compliment qu'il
avait composť en chemin; mais Floretta, le tirant ŗ part, lui dit
qu'une indisposition avait empÍchť sa maÓtresse de se trouver ŗ la
fÍte. Don CŰme se montra trŤs-sensible ŗ cette nouvelle, et demanda
quel mal avait sa chŤre Luziana. ęElle est fort enrhumťe, rťpondit
la soubrette, et cela pour avoir passť sans voile sur son balcon
presque toute la nuit de votre sťrťnade ŗ me parler de vous.Ľ
L'ťcuyer, consolť d'un accident qui venait d'une si belle cause,
pria la suivante de lui continuer ses bons offices auprŤs de sa
maÓtresse, et regagna son hŰtel, en s'applaudissant de plus en plus
de sa bonne fortune.
ęDans ce temps-lŗ, don CŰme reÁut une lettre de change, et toucha
mille ťcus d'or qu'on lui envoyait d'Andalousie, pour sa part de la
succession d'un de ses oncles mort ŗ Sťville. Il compta cette somme,
et la mit dans un coffre en prťsence de Domingo, qui fut fort
attentif ŗ cette action, et si violemment tentť de s'approprier ces
beaux ťcus d'or, qu'il rťsolut de les emporter en Portugal. Il fit
confidence de sa tentation ŗ Floretta, et lui proposa mÍme d'Ítre du
voyage. Quoique la proposition mťrit‚t bien d'Ítre pesťe, la
soubrette, aussi friponne que le page, l'accepta sans balancer.
Enfin une nuit, tandis que l'ťcuyer, enfermť dans un cabinet,
s'occupait ŗ composer une lettre emphatique pour sa maÓtresse,
Domingo trouva moyen d'ouvrir le coffre oý ťtaient les ťcus d'or: il
les prit, gagna promptement la rue avec sa proie, et s'ťtant rendu
sous le balcon de Luziana, il se mit ŗ contrefaire un chat qui
miaule. La suivante, ŗ ce signal, dont ils ťtaient convenus tous
deux, ne le fit pas longtemps attendre; et, prÍte ŗ le suivre
partout, elle sortit avec lui de Madrid.
ęIls comptaient bien qu'ils auraient le temps d'arriver en Portugal
avant qu'on pŻt les atteindre, si on les poursuivait; mais, par
malheur pour eux, don CŰme, dŤs la nuit mÍme, s'ťtant aperÁu du
larcin et de la fuite de son confident, eut aussitŰt recours ŗ la
justice, qui dispersa de toutes parts ses limiers pour dťcouvrir le
voleur. On l'attrapa prŤs de Zebreros avec sa nymphe. On les ramena
l'un et l'autre; la soubrette a ťtť renfermťe _aux Repenties_, et
Domingo dans cette prison.
--Apparemment, dit don Clťofas, que l'ťcuyer n'a pas perdu ses ťcus
d'or; ils lui auront sans doute ťtť rendus.--Oh! que non, rťpondit
le diable: ce sont les piŤces qui prouvent le vol; la justice ne
s'en dessaisira point; et don CŰme, dont l'histoire s'est rťpandue
dans la ville, demeure volť, et raillť de tout le monde.
ęDomingo et cet autre prisonnier qui joue avec lui, continua le
boiteux, ont pour voisin un jeune Castillan qui a ťtť arrÍtť pour
avoir, en prťsence de bons tťmoins, donnť un soufflet ŗ son pŤre.--O
ciel! s'ťcria Lťandro, que m'apprenez-vous? Quelque mauvais que soit
un fils, peut-il lever la main sur son pŤre?--Oh qu'oui, dit le
dťmon; cela n'est pas sans exemple, et je veux vous en citer un
assez remarquable. Sous le rŤgne de don PŤdre I, surnommť le Juste
et le Cruel, huitiŤme roi de Portugal, un garÁon de vingt ans fut
mis entre les mains de la justice pour le mÍme fait. Don PŤdre,
surpris comme vous de la nouveautť du cas, voulut interroger la mŤre
du coupable, et il s'y prit si adroitement, qu'il lui fit avouer
qu'elle avait eu cet enfant d'une discrŤte _Rťvťrence_. Si les juges
du castillan interrogeaient aussi sa mŤre avec la mÍme adresse, ils
pourraient en arracher un pareil aveu.
ęDescendons de l'oeil dans un grand cachot au-dessous de ces trois
prisonniers que je viens de vous montrer, et considťrons ce qui s'y
passe. Y voyez-vous ces trois malheureux? Ce sont des voleurs de
grands chemins. Les voilŗ qui vont se sauver; on leur a fait tenir
une lime sourde dans un pain, et ils ont dťjŗ limť un gros barreau
d'une fenÍtre, par oý ils peuvent se couler dans une cour qui les
conduira dans la rue. Il y a plus de dix mois qu'ils sont en prison,
et il y en a plus de huit qu'ils devraient avoir reÁu la rťcompense
publique qui est due ŗ leurs exploits; mais, gr‚ce ŗ la lenteur de
la justice, ils vont encore massacrer des voyageurs.
ęSuivez-moi dans cette salle basse oý vous apercevez vingt ou trente
hommes couchťs sur la paille: ce sont des filous, des gens de toutes
sortes de mauvais commerces. En remarquez-vous cinq ou six qui
houspillent une espŤce de manoeuvre qui a ťtť emprisonnť aujourd'hui
pour avoir blessť un archer d'un coup de pierre?--Pourquoi ces
prisonniers battent-ils ce manoeuvre? dit Zambullo.--C'est, rťpondit
Asmodťe, parce qu'il n'a pas encore payť sa bienvenue. Mais,
ajouta-t-il, laissons lŗ tous ces misťrables: ťloignons-nous mÍme de
cet horrible lieu; allons ailleurs arrÍter nos regards sur des
objets plus rťjouissants.Ľ
CHAPITRE VIII
_Asmodťe montre ŗ don Clťofas plusieurs personnes et lui rťvŤle les
actions qu'elles ont faites dans la journťe._
Ils laissŤrent lŗ les prisonniers, et s'envolŤrent dans un autre
quartier. Ils firent une pause sur un grand hŰtel, oý le dťmon dit ŗ
l'ťcolier: ęIl me prend envie de vous apprendre ce qu'ont fait
aujourd'hui toutes ces personnes qui demeurent aux environs de cet
hŰtel; cela pourra vous divertir.--Je n'en doute pas, rťpondit
Lťandro. Commencez, je vous prie, par ce capitaine qui se botte: il
faut qu'il ait quelque affaire de consťquence qui l'appelle loin
d'ici.--C'est, rťpartit le boiteux, un capitaine prÍt ŗ sortir de
Madrid. Ses chevaux l'attendent dans la rue; il va partir pour la
Catalogne, oý son rťgiment est commandť.
ęComme il n'avait point d'argent, il s'adressa hier ŗ un usurier:
ęSeigneur Sanguisuela, lui dit-il, ne pourriez-vous pas me prÍter
mille ducats?--Seigneur capitaine, rťpondit l'usurier d'un air doux
et benin, je ne les ai pas; mais je me fais fort de trouver un homme
qui vous les prÍtera, c'est-ŗ-dire qui vous en donnera quatre cents
comptant; vous ferez votre billet de mille, et sur lesdits quatre
cents que vous recevrez, j'en toucherai, s'il vous plaÓt, soixante
pour le droit de courtage. L'argent est si rare
aujourd'hui!...--Quelle usure, interrompit brusquement l'officier!
demander six cent soixante ducats pour trois cent quarante! quelle
friponnerie! il faudrait pendre des hommes si durs.
ę--Point d'emportement, Seigneur capitaine, reprit d'un grand
sang-froid l'usurier: voyez ailleurs. De quoi vous plaignez-vous?
est-ce que je vous force ŗ recevoir les trois cent quarante ducats?
il vous est libre de les prendre ou de les refuser.Ľ Le capitaine,
n'ayant rien ŗ rťpliquer ŗ ce discours, se retira; mais, aprŤs avoir
fait rťflexion qu'il fallait partir, que le temps pressait, et
qu'enfin il ne pouvait se passer d'argent, il est retournť ce matin
chez l'usurier, qu'il a rencontrť ŗ sa porte en manteau noir, en
rabat et en cheveux courts, avec un gros chapelet garni de
mťdailles. ęJe reviens ŗ vous, seigneur Sanguisuela, lui a-t-il dit;
j'accepte vos trois cent quarante ducats; la nťcessitť oý je suis
d'avoir de l'argent m'oblige ŗ les prendre.--Je vais ŗ la messe, a
rťpondu gravement l'usurier; ŗ mon retour, venez, je vous compterai
la somme.--Hť, non, non, rťpliqua le capitaine; rentrez chez vous,
de gr‚ce; cela sera fait dans un moment: expťdiez-moi tout ŗ
l'heure; je suis fort pressť.
ę--Je ne le puis, rťpart Sanguisuela; j'ai coutume d'entendre la
messe tous les jours avant que je commence aucune affaire; c'est une
rŤgle que je me suis faite, et que je veux observer religieusement
toute ma vie.Ľ
ęQuelque impatience qu'eŻt l'officier de toucher son argent, il lui
a fallu cťder ŗ la rŤgle du pieux Sanguisuela: il s'est armť de
patience, et mÍme, comme s'il eŻt craint que les ducats ne lui
ťchappassent, il a suivi l'usurier ŗ l'ťglise. Il a entendu la messe
avec lui; aprŤs cela, il se prťparait ŗ sortir; mais Sanguisuela,
s'approchant de son oreille, lui a dit: ęUn des plus habiles
prťdicateurs de Madrid va prÍcher; je ne veux pas perdre son
sermon.Ľ
Le capitaine, ŗ qui le temps de la messe n'avait dťjŗ que trop durť,
a ťtť au dťsespoir de ce nouveau retardement: il est pourtant encore
demeurť dans l'ťglise. Le prťdicateur paraÓt, et prÍche contre
l'usure. L'officier en est ravi, et, observant le visage de
l'usurier, dit en lui-mÍme: ęSi ce juif pouvait se laisser toucher!
S'il me donnait seulement six cents ducats, je partirais content de
lui.Ľ Enfin le sermon finit; l'usurier sort. Le capitaine le joint,
et lui dit: ę Hť bien, que pensez-vous de ce prťdicateur? Ne
trouvez-vous pas qu'il a prÍche avec beaucoup de force? Pour moi,
j'en suis tout ťmu.--J'en porte mÍme jugement que vous, rťpond
l'usurier; il a parfaitement traitť sa matiŤre; c'est un savant
homme; il a fort bien fait son mťtier: allons-nous-en faire le
nŰtre.Ľ
--Hť! qui sont ces deux femmes qui sont couchťes ensemble, et qui
font de si grands ťclats de rire? s'ťcria don Clťofas; elles me
paraissent bien gaillardes.--Ce sont, rťpondit le diable, deux
soeurs qui ont fait enterrer leur pŤre ce matin. C'ťtait un homme
bourru, et qui avait tant d'aversion pour le mariage, ou plutŰt tant
de rťpugnance ŗ ťtablir ses filles, qu'il n'a jamais voulu les
marier, quelques partis avantageux qui se soient prťsentťs pour
elles. Le caractŤre du dťfunt ťtait tout ŗ l'heure le sujet de leur
entretien. ęIl est mort enfin, disait l'aÓnťe; il est mort, ce pŤre
dťnaturť, qui se faisait un plaisir barbare de nous voir filles; il
ne s'opposera plus ŗ nos voeux.
ę--Pour moi, ma soeur, a dit la cadette, j'aime le solide; je veux
un homme riche, fŻt-il d'ailleurs une bÍte, et le gros don Blanco
sera mon fait.--Doucement, ma soeur, a rťpliquť l'aÓnťe; nous aurons
pour ťpoux ceux qui nous sont destinťs; car nos mariages sont ťcrits
dans le ciel.--Tant pis, vraiment! a rťparti la cadette; j'ai bien
peur que mon pŤre n'en dťchire la feuille.Ľ L'aÓnťe n'a pu
s'empÍcher de rire de cette saillie, et elles en rient encore toutes
deux.
ęDans la maison qui suit celle des deux soeurs, est logťe en chambre
garnie une aventuriŤre aragonaise. Je la vois qui se mire dans une
glace, au lieu de se coucher: elle fťlicite ses charmes sur une
conquÍte importante qu'ils ont faite aujourd'hui: elle ťtudie des
mines, et elle en a dťcouvert une nouvelle qui fera demain un grand
effet sur son amant. Elle ne peut trop s'appliquer ŗ le mťnager;
c'est un sujet qui promet beaucoup: aussi a-t-elle dit tantŰt ŗ un
de ses crťanciers qui lui est venu demander de l'argent: ęAttendez,
mon ami, revenez dans quelques jours; je suis en terme
d'accommodement avec un des principaux personnages de la douane.Ľ
--Il n'est pas besoin, dit Lťandro, que je vous demande ce qu'a fait
certain cavalier qui se prťsente ŗ ma vue; il faut qu'il ait passť
la journťe entiŤre ŗ ťcrire des lettres. Quelle quantitť j'en vois
sur sa table!--Ce qu'il y a de plaisant, rťpondit le dťmon, c'est
que toutes ces lettres ne contiennent que la mÍme chose. Ce cavalier
ťcrit ŗ tous ses amis absents: il leur mande une aventure qui lui
est arrivťe cet aprŤs-midi; il aime une veuve de trente ans, belle
et prude: il lui rend des soins qu'elle ne dťdaigne pas; il propose
de l'ťpouser; elle accepte la proposition. Pendant qu'on fait les
prťparatifs des noces, il a la libertť de l'aller voir chez elle: il
y a ťtť cette aprŤs-dÓnťe; et comme par hasard il ne s'est trouvť
personne pour l'annoncer, il est entrť dans l'appartement de la
dame, qu'il a surprise dans un galant dťshabillť, ou, pour mieux
dire, presque nue sur un lit de repos. Elle dormait d'un profond
sommeil. Il s'approche doucement d'elle pour profiter de l'occasion;
il lui dťrobe un baiser; elle se rťveille et s'ťcrie en soupirant
tendrement: ęEncore! ah! je t'en prie, Ambroise, laisse-moi en
repos!Ľ Le cavalier, en galant homme, a pris son parti sur-le-champ:
il a renoncť ŗ la veuve; il est sorti de l'appartement; il a
rencontrť Ambroise ŗ la porte: ęAmbroise, lui a-t-il dit, n'entrez
pas; votre maÓtresse vous prie de la laisser en repos.Ľ
ęA deux maisons au-delŗ de ce cavalier, je dťcouvre dans un petit
corps-de-logis un original de mari qui s'endort tranquillement aux
reproches que sa femme lui fait d'avoir passť la journťe entiŤre
hors de chez lui. Elle serait encore plus irritťe si elle savait ŗ
quoi il s'est amusť.--Il aura sans doute ťtť occupť de quelque
aventure galante, dit Zambullo.--Vous y Ítes, reprit Asmodťe; je
vais vous la dťtailler.
ęL'homme dont il s'agit est un bourgeois nommť Patrice; c'est un de
ces maris libertins qui vivent sans souci, comme s'ils n'avaient ni
femmes ni enfants: il a pourtant une jeune ťpouse aimable et
vertueuse, deux filles et un fils, tous trois encore dans leur
enfance. Il est sorti ce matin de sa maison, sans s'informer s'il y
avait du pain pour sa famille, qui en manque quelquefois. Il a passť
par la grande place, oý les apprÍts du combat des taureaux qui s'est
fait aujourd'hui l'ont arrÍtť. Les ťchafauds ťtaient dťjŗ dressťs
tout autour, et dťjŗ les personnes les plus curieuses commenÁaient ŗ
s'y placer.
ęPendant qu'il les considťrait les uns et les autres, il aperÁoit
une dame bien faite et proprement vÍtue, qui laissait voir en
descendant d'un ťchafaud une belle jambe bien tournťe, couverte d'un
bas de soie couleur de rose, avec une jarretiŤre d'argent: il n'en a
pas fallu davantage pour mettre notre faible bourgeois hors de
lui-mÍme. Il s'est avancť vers la dame, qu'accompagnait une autre
qui faisait assez connaÓtre par son air qu'elles ťtaient toutes deux
des aventuriŤres: ęMesdames, leur a-t-il dit, si je puis vous Ítre
bon ŗ quelque chose, vous n'avez qu'ŗ parler, vous me trouverez
disposť ŗ vous servir.--Seigneur cavalier, a rťpondu la nymphe au
bas couleur de rose, votre offre n'est pas ŗ rejeter: nous avions
dťjŗ pris nos places; mais nous venons de les quitter pour aller
dťjeuner: nous avons eu l'imprudence de sortir ce matin de chez nous
sans prendre notre chocolat; puisque vous Ítes assez galant pour
nous offrir vos services, conduisez-nous, s'il vous plaÓt, ŗ quelque
endroit oý nous puissions manger un morceau; mais que ce soit dans
un lieu retirť: vous savez que les filles ne peuvent avoir trop de
soin de leur rťputation.Ľ
ęA ces mots, Patrice, devenant plus honnÍte et plus poli que la
nťcessitť, mŤne ces princesses ŗ une taverne de faubourg, oý il
demande ŗ dťjeuner. ęQue voulez-vous? lui dit l'hŰte. J'ai de reste
d'un grand festin qui s'est donnť hier chez moi des poulets de
grain, des perdreaux de Lťon, des pigeonneaux de la Castille
vieille, et plus de la moitiť d'un jambon d'Estramadure.--En voilŗ
plus qu'il ne nous en faut, dit le conducteur des vestales.
Mesdames, vous n'avez qu'ŗ choisir: que souhaitez-vous?--Ce qu'il
vous plaira, rťpondent-elles; nous n'avons point d'autre goŻt que le
vŰtre.Ľ Lŗ-dessus le bourgeois commande qu'on serve deux perdreaux
et deux poulets froids, et qu'on lui donne une chambre particuliŤre,
attendu qu'il est avec des dames trŤs-dťlicates sur les biensťances.
ęOn le fait entrer lui et sa compagnie dans un cabinet ťcartť, oý un
moment aprŤs on leur apporte le plat ordonnť, avec du pain et du
vin. Nos LucrŤces, comme dames de haut appťtit, se jettent avidement
sur les viandes, tandis que le benÍt qui devait payer l'ťcot s'amuse
ŗ contempler sa Luisita: c'est le nom de la beautť dont il ťtait
ťpris; il admire ses blanches mains, oý brillait une grosse bague
qu'elle a gagnťe en la courant; il lui prodigue les noms d'ťtoile et
de soleil, et ne saurait manger, tant il est aise d'avoir fait une
si bonne rencontre. Il demande ŗ sa dťesse si elle est mariťe: elle
rťpond que non, mais qu'elle est sous la conduite d'un frŤre: si
elle eŻt ajoutť ędu cŰtť d'AdamĽ, elle aurait dit la vťritť.
ęCependant les deux harpies, non-seulement dťvoraient chacune un
poulet, elles buvaient encore ŗ proportion qu'elles mangeaient.
BientŰt le vin manque: le galant en va chercher lui-mÍme pour en
avoir plus promptement. Il n'est pas hors du cabinet, que Jacinte,
la compagne de Luisita, met la griffe sur les deux perdreaux qui
restaient dans le plat, et les serre dans une grande poche de toile
qu'elle a sous sa robe. Notre Adonis revient avec du vin frais, et,
remarquant qu'il n'y a plus de viande, il demande ŗ sa Vťnus si elle
ne veut rien davantage? ęQu'on nous donne, dit-elle, de ces
pigeonneaux dont l'hŰte nous a parlť, pourvu qu'ils soient
excellents; autrement un morceau de jambon d'Estramadure suffira.Ľ
Elle n'a pas prononcť ces paroles, que voilŗ Patrice qui retourne ŗ
la provision, et fait apporter trois pigeonneaux avec une forte
tranche de jambon. Nos oiseaux de proie recommencent ŗ becqueter; et
tandis que le bourgeois est obligť de disparaÓtre une troisiŤme fois
pour aller demander du pain, ils envoient deux pigeonneaux tenir
compagnie aux prisonniers de la poche.
ęAprŤs le repas, qui a fini par les fruits que la saison peut
fournir, l'amoureux Patrice a pressť Luisita de lui donner les
marques qu'il attendait de sa reconnaissance; la dame a refusť de
contenter ses dťsirs; mais elle l'a flattť de quelque espťrance, en
lui disant qu'il y avait du temps pour tout, et que ce n'ťtait pas
dans un cabaret qu'elle voulait reconnaÓtre le plaisir qu'il lui
avait fait: puis, entendant sonner une heure aprŤs midi, elle a pris
un air inquiet, et dit ŗ sa compagne: ęAh! ma chŤre Jacinte, que
nous sommes malheureuses! nous ne trouverons plus de places pour
voir les taureaux.
ę--Pardonnez-moi, a rťpondu Jacinte; ce cavalier n'a qu'ŗ nous
remener oý il nous a si poliment abordťes, et ne vous mettez pas en
peine du reste.Ľ
ęAvant que de sortir de la taverne, il a fallu compter avec l'hŰte,
qui a fait monter la dťpense ŗ cinquante rťales. Le bourgeois a mis
la main ŗ la bourse; mais, n'y trouvant que trente rťales, il a ťtť
obligť de laisser en gage pour le reste son rosaire chargť de
mťdailles d'argent; ensuite il a reconduit les aventuriŤres oý il
les avait prises, et les a placťes commodťment sur un ťchafaud dont
le maÓtre, qui est de sa connaissance, lui a fait crťdit.
ęElles ne sont pas plus tŰt assises, qu'elles demandent des
rafraÓchissements: ęJe meurs de soif, s'ťcrie l'une; le jambon m'a
furieusement altťrťe.--Et moi de mÍme, dit l'autre; je boirais bien
de la limonade.Ľ Patrice, qui n'entend que trop ce que cela veut
dire, les quitte pour aller leur chercher des liqueurs; mais il
s'arrÍte en chemin, et se dit ŗ lui mÍme: ęOý vas-tu, insensť? ne
semble-t-il pas que tu aies cent pistoles dans ta bourse ou dans ta
maison? tu n'as pas seulement un _maravedi_. Que ferai-je?
ajouta-t-il; retourner vers la dame sans lui porter ce qu'elle
dťsire, il n'y a pas d'apparence: d'un autre cŰtť, faut-il que
j'abandonne une entreprise si avancťe? je ne puis m'y rťsoudre.Ľ
ęDans cet embarras, il aperÁoit parmi les spectateurs un de ses
amis, qui lui avait souvent fait des offres de services, que par
fiertť il n'avait jamais voulu accepter. Il perd toute honte en
cette occasion. Il le joint avec empressement et lui emprunte une
double pistole, avec quoi reprenant courage, il vole chez un
limonadier, d'oý il fait porter ŗ ses princesses tant d'eaux
glacťes, tant de biscuits et de confitures sŤches, que le doublon
suffit ŗ peine ŗ cette nouvelle dťpense.
ęEnfin la fÍte finit avec le jour, et notre homme va conduire sa
dame chez elle, dans l'espťrance d'en tirer un bon parti. Mais
lorsqu'ils sont devant une maison oý elle dit qu'elle demeure, il en
sort une espŤce de servante qui vient au-devant de Luisita, et lui
dit avec agitation: ęHť! d'oý venez-vous ŗ l'heure qu'il est? il y a
deux heures que le seigneur don Gaspard Hťridor, votre frŤre, vous
attend en jurant comme un possťdť.Ľ Alors la soeur, feignant d'Ítre
effrayťe, se tourne vers le galant, et lui dit tout bas en lui
serrant la main: ęMon frŤre est un homme d'une violence
ťpouvantable; mais sa colŤre ne dure pas; tenez-vous dans la rue et
ne vous impatientez point: nous allons l'apaiser; et comme il va
tous les soirs souper en ville, d'abord qu'il sera sorti, Jacinte
viendra vous en avertir, et vous introduira dans la maison.Ľ
ęLe bourgeois, que cette promesse console, baise avec transport la
main de Luisita, qui lui fait quelques caresses pour le laisser sur
la bonne bouche; puis elle entre dans la maison avec Jacinte et la
servante. Patrice, demeurť dans la rue, prend patience: il s'assied
sur une borne ŗ deux pas de la porte, et passe un temps
considťrable, sans s'imaginer qu'on puisse avoir dessein de se jouer
de lui: il s'ťtonne seulement de ne pas voir sortir don Gaspard, et
craint que ce maudit frŤre n'aille pas souper en ville.
ęCependant il entend sonner dix, onze heures, minuit: alors il
commence ŗ perdre une partie de sa confiance, et ŗ douter de la
bonne foi de sa dame. Il s'approche de la porte, il entre et suit ŗ
t‚tons une allťe obscure, au milieu de laquelle il rencontre un
escalier: il n'ose monter; mais il ťcoute attentivement, et son
oreille est frappťe du concert discordant que peuvent faire ensemble
un chien qui aboie, un chat qui miaule, et un enfant qui crie. Il
juge enfin qu'on l'a trompť; et ce qui achŤve de l'en persuader,
c'est qu'ayant voulu pousser jusqu'au fond de l'allťe, il s'est
trouvť dans une autre rue que celle oý il a si longtemps fait le
pied de grue.
ęIl regrette alors son argent, et retourne au logis en maudissant
les bas couleur de rose. Il frappe ŗ sa porte: sa femme, le chapelet
ŗ la main et les larmes aux yeux, lui vient ouvrir, et lui dit d'un
air touchant: ęAh! Patrice, pouvez-vous abandonner ainsi votre
maison, et vous soucier si peu de votre ťpouse et de vos enfants?
Qu'avez-vous fait depuis six heures du matin que vous Ítes sorti?Ľ
Le mari, ne sachant que rťpondre ŗ ce discours, et d'ailleurs tout
honteux d'avoir ťtť la dupe de deux friponnes, s'est dťshabillť et
mis au lit sans dire un mot. Sa femme, qui est en train de
moraliser, lui fait un sermon qui l'endort dans ce moment.
ęJetez la vue, poursuivit Asmodťe, sur cette grande maison qui est ŗ
cŰtť de celle du cavalier qui ťcrit ŗ ses amis la rupture de son
mariage avec la maÓtresse d'Ambroise: n'y remarquez-vous pas une
jeune dame couchťe dans un lit de satin cramoisi, relevť d'une
broderie d'or?--Pardonnez-moi, rťpondit don Clťofas, j'aperÁois une
personne endormie, et je vois, ce me semble, un livre sur son
chevet.--Justement, reprit le boiteux. Cette dame est une jeune
comtesse fort spirituelle, et d'une humeur trŤs-enjouťe: elle avait
depuis six jours une insomnie qui la fatiguait extrÍmement: elle
s'est avisťe aujourd'hui de faire venir un mťdecin des plus graves
de sa facultť. Il arrive: elle le consulte: il ordonne un remŤde
marquť, dit-il, dans Hippocrate. La dame se met ŗ plaisanter sur son
ordonnance. Le mťdecin, animal hargneux, ne s'est nullement prÍtť ŗ
ses plaisanteries, et lui a dit, avec la gravitť doctorale: ęMadame,
Hippocrate n'est point un homme ŗ devoir Ítre tournť en
ridicule.--Ah! seigneur docteur, a rťpondu la comtesse d'un air
sťrieux, je n'ai garde de me moquer d'un auteur si cťlŤbre et si
docte; j'en fais un si grand cas, que je suis persuadťe qu'en
l'ouvrant seulement je me guťrirai de mon insomnie: j'en ai dans ma
bibliothŤque une traduction nouvelle du savant Azero; c'est la
meilleure: qu'on me l'apporte.Ľ En effet, admirez le charme de cette
lecture: dŤs la troisiŤme page la dame s'est endormie profondťment.
ęIl y a dans les ťcuries de ce mÍme hŰtel un pauvre soldat manchot,
que les palefreniers, par charitť, laissent la nuit coucher sur la
paille. Pendant le jour il demande l'aumŰne, et il a eu tantŰt une
plaisante conversation avec un autre gueux, qui demeure auprŤs du
Buen-Retiro, sur le passage de la cour. Celui-ci fait fort bien ses
affaires: il est ŗ son aise, et il a une fille ŗ marier, qui passe
chez les mendiants pour une riche hťritiŤre. Le soldat, abordant ce
pŤre aux _maravedis_, lui a dit: ę_Segnor Mendigo_, j'ai perdu mon
bras droit: je ne puis plus servir le roi, et je me vois rťduit,
pour subsister, ŗ faire comme vous des civilitťs aux passants: je
sais bien que de tous les mťtiers, c'est celui qui nourrit le mieux
son homme, et que tout ce qui lui manque, c'est d'Ítre un et peu
plus honorable.--S'il ťtait honorable, a rťpondu l'autre, il ne
vaudrait plus rien, car tout le monde s'en mÍlerait.
ęVous avez raison, a repris le manchot: oh Áa, je suis donc un de
vos confrŤres, et je voudrais m'allier avec vous. Donnez-moi votre
fille.--Vous n'y pensez pas, mon ami, a rťpliquť le richard: il lui
faut un meilleur parti. Vous n'Ítes point assez estropiť pour Ítre
mon gendre: j'en veux un qui soit dans un ťtat ŗ faire pitiť aux
usuriers.--Eh! ne suis-je pas, dit le soldat, dans une assez
dťplorable situation?--Fi donc, a rťparti l'autre brusquement! Vous
n'Ítes qu'un manchot, et vous osez prťtendre ŗ ma fille? Savez-vous
bien que je l'ai refusťe ŗ un cul-de-jatte?Ľ
ęJ'aurais tort, continua le diable, de passer la maison qui joint
l'hŰtel de la comtesse, et oý demeure un vieux peintre ivrogne, et
un poŽte caustique. Le peintre est sorti de chez lui ce matin ŗ sept
heures, dans le dessein d'aller chercher un confesseur pour sa
femme, malade ŗ l'extrťmitť; mais il a rencontrť un de ses amis qui
l'a entraÓnť au cabaret, et il n'est revenu au logis qu'ŗ dix heures
du soir. Le poŽte, qui a la rťputation d'avoir eu quelquefois de
tristes salaires pour ses vers mordants, disait tantŰt d'un air
fanfaron, dans un cafť, en parlant d'un homme qui n'y ťtait pas:
ęC'est un faquin ŗ qui je veux donner cent coups de b‚ton.--Vous
pouvez, a dit un railleur, les lui donner facilement, car vous Ítes
bien en fonds.Ľ
ęJe ne dois pas oublier une scŤne qui s'est passťe aujourd'hui chez
un banquier de cette rue, nouvellement ťtabli dans cette ville: il
n'y a pas trois mois qu'il est revenu du Pťrou avec de grandes
richesses. Son pŤre est un honnÍte Áapareto[10] de Viejo de Mediana,
gros village de la Castille vieille, auprŤs des montagnes de Sierra
d'Avila, oý il vit trŤs-content de son ťtat, avec une femme de son
‚ge, c'est-ŗ-dire de soixante ans.
[Note 10: Savetier.]
ęIl y avait un temps considťrable que leur fils ťtait sorti de chez
eux, pour aller aux Indes chercher une meilleure fortune que celle
qu'ils lui pouvaient faire. Plus de vingt annťes s'ťtaient ťcoulťes
depuis qu'ils ne l'avaient vu: ils parlaient souvent de lui: ils
priaient le ciel tous les jours de ne le point abandonner, et ils ne
manquaient pas tous les dimanches de le faire recommander au prŰne
par le curť, qui ťtait de leurs amis. Le banquier, de son cŰtť, ne
les mettait point en oubli. D'abord qu'il eŻt fixť son
rťtablissement, il rťsolut de s'informer par lui-mÍme de la
situation oý ils pouvaient Ítre. Pour cet effet, aprŤs avoir dit ŗ
ses domestiques de n'Ítre pas en peine de lui, il partit, il y a
quinze jours, ŗ cheval, sans que personne l'accompagn‚t, et il se
rendit au lieu de sa naissance.
ęIl ťtait environ dix heures du soir, et le bon savetier dormait
auprŤs de son ťpouse, lorsqu'ils se rťveillŤrent en sursaut, au
bruit que fit le banquier en frappant ŗ la porte de leur petite
maison. Ils demandŤrent qui frappait. ęOuvrez, ouvrez, leur dit-il;
c'est votre fils Francillo.--A d'autres, rťpondit le bonhomme:
passez votre chemin, voleurs: il n'y a rien ŗ faire ici pour vous:
Francillo est prťsentement aux Indes, s'il n'est pas mort.--Votre
fils n'est plus aux Indes, rťpliqua le banquier: il est revenu du
Pťrou: c'est lui qui vous parle: ne lui refusez pas l'entrťe de
votre maison.--Levons-nous, Jacques, dit alors la femme, je crois
effectivement que c'est Francillo; il me semble le reconnaÓtre ŗ sa
voix.Ľ
ęIls se levŤrent aussitŰt tous deux: le pŤre alluma une chandelle,
et la mŤre, aprŤs s'Ítre habillťe ŗ la h‚te, alla ouvrir la porte:
elle envisage Francillo, et, ne pouvant le mťconnaÓtre, elle se
jette ŗ son cou et le serre ťtroitement entre ses bras. MaÓtre
Jacques, agitť des mÍmes mouvements que sa femme, embrasse ŗ son
tour son fils; et ces trois personnes, charmťes de se voir rťunies
aprŤs une si longue absence, ne peuvent se rassasier du plaisir de
s'en donner des marques.
ęAprŤs des transports si doux, le banquier dťbrida son cheval, et le
mit dans une ťtable, oý gÓtait une vache, mŤre nourrice de la
maison: ensuite il rendit compte ŗ ses parents de son voyage et des
biens qu'il avait apportťs du Pťrou. Le dťtail fut un peu long, et
aurait pu ennuyer des auditeurs dťsintťressťs; mais un fils qui
s'ťpanche en racontant ses aventures ne saurait lasser l'attention
d'un pŤre et d'une mŤre: il n'y a pas pour eux de circonstance
indiffťrente; ils l'ťcoutaient avec aviditť, et les moindres choses
qu'il disait faisaient sur eux une vive impression de douleur ou de
joie.
ęDŤs qu'il eut achevť sa relation, il leur dit qu'il venait leur
offrir une partie de ses biens, et il pria son pŤre de ne plus
travailler. ęNon, mon fils, lui dit maÓtre Jacques; j'aime mon
mťtier; je ne le quitterai point.--Quoi donc, rťpliqua le banquier,
n'est-il pas temps que vous vous reposiez? Je ne vous propose point
de venir demeurer ŗ Madrid avec moi: je sais bien que le sťjour de
la ville n'aurait pas de charmes pour vous: je ne prťtends pas
troubler votre vie tranquille; mais, du moins, ťpargnez-vous un
travail pťnible, et vivez ici commodťment, puisque vous le pouvez.Ľ
ęLa mŤre appuya le sentiment du fils, et maÓtre Jacques se rendit.
ęHť bien, Francillo, dit-il, pour te satisfaire, je ne travaillerai
plus pour tous les habitants du village; je raccommoderai seulement
mes souliers et ceux de monsieur le curť, notre bon ami.Ľ AprŤs
cette convention, le banquier avala deux oeufs frais qu'on lui fit
cuire, puis se coucha prŤs de son pŤre, et s'endormit avec un
plaisir que les enfants d'un excellent naturel sont seuls capables
de s'imaginer.
ęLe lendemain matin, Francillo leur laissa une bourse de trois cents
pistoles, et revint ŗ Madrid. Mais il a ťtť bien ťtonnť ce matin de
voir tout ŗ coup paraÓtre chez lui maÓtre Jacques. ęQuel sujet vous
amŤne ici, mon pŤre, lui a-t-il dit?--Mon fils, a rťpondu le
vieillard, je te rapporte ta bourse: reprends ton argent; je veux
vivre de mon mťtier: je meurs d'ennui depuis que je ne travaille
plus.--Hť bien, mon pŤre, a rťpliquť Francillo, retournez au
village: continuez d'exercer votre profession; mais que ce soit
seulement pour vous dťsennuyer. Remportez votre bourse et n'ťpargnez
pas la mienne.--Eh! que veux-tu que je fasse de tant d'argent, a
repris maÓtre Jacques?--Soulagez-en les pauvres, a rťparti le
banquier: faites-en l'usage que votre curť vous conseillera.Ľ Le
savetier, content de cette rťponse, s'en est retournť ŗ Mťdiana.Ľ
Don Clťofas n'ťcouta pas sans plaisir l'histoire de Francillo, et il
allait donner toutes les louanges dues au bon coeur de ce banquier,
si, dans ce moment mÍme, des cris perÁants n'eussent attirť son
attention. ęSeigneur Asmodťe, s'ťcria-t-il, quel bruit ťclatant se
fait entendre?--Ces cris qui frappent les airs, rťpondit le diable,
partent d'une maison oý il y a des fous enfermťs: ils s'ťgosillent ŗ
force de crier et de chanter.--Nous ne sommes pas bien ťloignťs de
cette maison: allons voir ces fous tout ŗ l'heure, rťpliqua
Lťandro.--J'y consens, rťpartit le dťmon: je vais vous donner ce
divertissement, et vous apprendre pourquoi ils ont perdu la raison.Ľ
Il n'eut pas achevť ces paroles, qu'il emporta l'ťcolier sur _la
casa de los locos_.
CHAPITRE IX
_Des fous enfermťs._
Zambullo parcourut d'un oeil curieux toutes les loges; et aprŤs
qu'il eut observť les folles et les fous qu'elles renfermaient, le
diable lui dit: ęVous en voyez de toutes les faÁons; en voilŗ de
l'un et de l'autre sexe; en voilŗ de tristes et de gais, de jeunes
et de vieux. Il faut ŗ prťsent que je vous dise pourquoi la tÍte
leur a tournť: allons de loge en loge, et commenÁons par les hommes.
ęLe premier qui se prťsente, et qui paraÓt furieux, est un
nouvelliste castillan, nť dans le sein de Madrid, un bourgeois fier
et plus sensible ŗ l'honneur de sa patrie qu'un ancien citoyen de
Rome. Il est devenu fou de chagrin d'avoir lu dans la Gazette que
vingt-cinq Espagnols s'ťtaient laissť battre par un parti de
cinquante Portugais.
ęIl a pour voisin un licenciť, qui avait tant d'envie d'attraper un
bťnťfice, qu'il a fait l'hypocrite ŗ la cour pendant dix ans; et le
dťsespoir de se voir toujours oubliť dans les promotions lui a
brouillť la cervelle: mais ce qu'il y a d'avantageux pour lui, c'est
qu'il se croit archevÍque de TolŤde. S'il ne l'est pas
effectivement, il a du moins le plaisir de s'imaginer qu'il l'est;
et je le trouve d'autant plus heureux, que je regarde sa folie comme
un beau songe, qui ne finira qu'avec sa vie, et qu'il n'aura point
de compte ŗ rendre en l'autre monde de l'usage de ses revenus.
ęLe fou qui suit est un pupille; son tuteur l'a fait passer pour
insensť, dans le dessein de s'emparer pour toujours de son bien; le
pauvre garÁon a vťritablement perdu l'esprit de rage d'Ítre enfermť.
AprŤs le mineur est un maÓtre d'ťcole, qui en est venu lŗ pour
s'Ítre obstinť ŗ vouloir trouver le _paulo-post-futurum_ d'un verbe
grec; et le quatriŤme, un marchand dont la raison n'a pu soutenir la
nouvelle d'un naufrage, aprŤs avoir eu la force de rťsister ŗ deux
banqueroutes qu'il a faites.
ęLe personnage qui gÓt dans la loge suivante est le vieux capitaine
Zanubio, cavalier napolitain, qui s'est venu ťtablir ŗ Madrid. La
jalousie l'a mis dans l'ťtat oý Vous le voyez. Apprenez son
histoire.
ęIl avait une jeune femme, nommťe Aurore, qu'il gardait ŗ vue: sa
maison ťtait inaccessible aux hommes. Aurore ne sortait jamais que
pour aller ŗ la messe, et encore ťtait-elle toujours accompagnťe de
son vieux Titon, qui la menait quelquefois prendre l'air ŗ une terre
qu'il a auprŤs d'Alcantara. Cependant un cavalier, appelť don Garcie
Pacheco, l'ayant vue par hasard ŗ l'ťglise, avait conÁu pour elle un
amour violent: c'ťtait un jeune homme entreprenant et digne de
l'attention d'une jolie femme mal mariťe.
ęLa difficultť de s'introduire chez Zanubio n'en Űta pas l'espťrance
ŗ don Garcie. Comme il n'avait pas encore de barbe, et qu'il ťtait
assez beau garÁon, il se dťguisa en fille, prit une bourse de cent
pistoles, et se rendit ŗ la terre du capitaine, oý il avait su que
ce mari devait aller incessamment avec sa femme. Il s'adressa ŗ la
jardiniŤre, et lui dit d'un ton d'hťroÔne de chevalerie poursuivie
par un gťant: ęMa bonne, je viens me jeter entre vos bras; je vous
prie d'avoir pitiť de moi. Je suis une fille de TolŤde; j'ai de la
naissance et du bien; mes parents me veulent marier ŗ un homme que
je hais: je me suis dťrobťe la nuit ŗ leur tyrannie; j'ai besoin
d'un asile; on ne viendra point me chercher ici; permettez que j'y
demeure jusqu'ŗ ce que ma famille ait pris de plus doux sentiments
pour moi. Voilŗ ma bourse, ajouta-t-il en la lui donnant;
recevez-la: c'est tout ce que je puis vous offrir prťsentement; mais
j'espŤre que je serai quelque jour plus en ťtat de reconnaÓtre le
service que vous m'aurez rendu.Ľ
ęLa jardiniŤre, touchťe de la fin de ce discours, rťpondit: ęMa
fille, je veux vous servir; je connais de jeunes personnes qui ont
ťtť sacrifiťes ŗ de vieux hommes, et je sais bien qu'elles ne sont
pas fort contentes: j'entre dans leurs peines; vous ne pouviez mieux
vous adresser qu'ŗ moi: je vous mettrai dans une petite chambre
particuliŤre, oý vous serez sŻrement.Ľ
ęDon Garcie passa quelques jours dans cette terre, fort impatient
d'y voir arriver Aurore. Elle y vint enfin avec son jaloux, qui
visita d'abord, selon sa coutume, tous les appartements, les
cabinets, les caves et les greniers, pour voir s'il n'y trouverait
point quelque ennemi de son honneur. La jardiniŤre, qui le
connaissait, le prťvint, et lui conta de quelle maniŤre une jeune
fille lui ťtait venue demander une retraite.
ęZanubio, quoique trŤs-dťfiant, n'eut pas le moindre soupÁon de la
supercherie; il fut seulement curieux de voir l'inconnue, qui le
pria de la dispenser de lui dire son nom, disant qu'elle devait ce
mťnagement ŗ sa famille, qu'elle dťshonorait en quelque sorte par sa
fuite: puis elle dťbita un roman avec tant d'esprit, que le
capitaine en fut charmť. Il se sentit naÓtre de l'inclination pour
cette aimable personne: il lui offrit ses services, et, se flattant
qu'il en pourrait tirer pied ou aile, il la mit auprŤs de sa femme.
ęDŤs qu'Aurore vit don Garcie, elle rougit et se troubla sans savoir
pourquoi. Le cavalier s'en aperÁut; il jugea qu'elle l'avait
remarquť dans l'ťglise oý il l'avait vue: pour s'en ťclaircir, il
lui dit, si tŰt qu'il put l'entretenir en particulier: ęMadame, j'ai
un frŤre qui m'a souvent parlť de vous: il vous a vue un moment dans
une ťglise; depuis ce moment, qu'il se rappelle mille fois le jour,
il est dans un ťtat digne de votre pitiť.Ľ
ęA ce discours, Aurore envisagea don Garcie plus attentivement
qu'elle n'avait fait encore, et lui rťpondit: ęVous ressemblez trop
ŗ ce frŤre, pour que je sois plus longtemps la dupe de votre
stratagŤme; je vois bien que vous Ítes un cavalier dťguisť. Je me
souviens qu'un jour, pendant que j'entendais la messe, ma mante
s'ouvrit un instant, et que vous me vÓtes; je vous examinai par
curiositť: vous eŻtes toujours les yeux attachťs sur moi. Quand je
sortis, je crois que vous ne manqu‚tes pas de me suivre pour
apprendre qui j'ťtais, et dans quelle rue je faisais ma demeure. Je
dis je crois, parce que je n'osai tourner la tÍte pour vous
observer: mon mari, qui m'accompagnait, aurait pris garde ŗ cette
action, et m'en eŻt fait un crime. Le lendemain et les jours
suivants, je retournai dans la mÍme ťglise, je vous revis, et je
remarquai si bien vos traits, que je les reconnais malgrť votre
dťguisement.
ę--Hť bien, Madame, rťpliqua don Garcie, il faut me dťmasquer: oui,
je suis un homme ťpris de vos charmes; c'est don Garcie Pacheco que
l'amour introduit ici sous cet habillement.--Et vous espťrez sans
doute, reprit Aurore, qu'approuvant votre folle ardeur, je
favoriserai votre artifice, et contribuerai de ma part ŗ entretenir
mon mari dans son erreur? mais c'est ce qui vous trompe; je vais lui
dťcouvrir tout; il y va de mon honneur et de mon repos; d'ailleurs,
je suis bien aise de trouver une si belle occasion de lui faire voir
que sa vigilance est moins sŻre que ma vertu, et que tout jaloux,
tout dťfiant qu'il est, je suis plus difficile ŗ surprendre que
lui.Ľ
ęA peine eŻt-elle prononcť ces derniers mots, que le capitaine
parut, et vint se mÍler ŗ la conversation. ęDe quoi vous
entretenez-vous, Mesdames? leur dit-il.Ľ Aurore reprit aussitŰt la
parole: ęNous parlions, rťpondit-elle, des jeunes cavaliers qui
entreprennent de se faire aimer des jeunes femmes qui ont de vieux
ťpoux; et je disais que si quelqu'un de ces galants ťtait assez
tťmťraire pour s'introduire chez vous sous quelque dťguisement, je
saurais bien punir son audace.
ę--Et vous, Madame, reprit Zanubio en se tournant vers don Garcie,
de quelle maniŤre en useriez-vous avec un jeune cavalier en pareil
cas?Ľ Don Garcie ťtait si troublť, si dťconcertť, qu'il ne savait
que rťpondre au capitaine, qui se serait aperÁu de son embarras, si
dans ce moment un valet ne fŻt venu lui dire qu'un homme arrivť de
Madrid demandait ŗ lui parler. Il sortit pour aller s'informer de ce
qu'on lui voulait.
ęAlors don Garcie se jeta aux pieds d'Aurore, et lui dit: ęAh!
Madame, quel plaisir prenez-vous ŗ m'embarrasser? Seriez-vous assez
barbare pour me livrer au ressentiment d'un ťpoux furieux?--Non,
Pacheco, rťpondit-elle en souriant; les jeunes femmes qui ont de
vieux maris jaloux ne sont pas si cruelles: rassurez-vous; j'ai
voulu me divertir en vous causant un peu de frayeur, mais vous en
serez quitte pour cela: ce n'est pas trop vous faire acheter la
complaisance que je veux bien avoir de vous souffrir ici.Ľ A des
paroles si consolantes, don Garcie sentit ťvanouir toute sa crainte,
et conÁut des espťrances qu'Aurore eut la bontť de ne pas dťmentir.
ęUn jour qu'ils se donnaient tous deux, dans l'appartement de
Zanubio, des marques d'une amitiť rťciproque, le capitaine les
surprit: quand il n'aurait pas ťtť le plus jaloux de tous les
hommes, il en vit assez pour juger avec fondement que sa belle
inconnue ťtait un cavalier dťguisť. A ce spectacle, il devint
furieux; il entra dans son cabinet pour prendre des pistolets; mais
pendant ce temps-lŗ, les amants s'ťchappŤrent, fermŤrent par dehors
les portes de l'appartement ŗ double tour, emportŤrent les clefs, et
gagnŤrent tous deux en diligence un village voisin, oý don Garcie
avait laissť son valet de chambre et deux bons chevaux. Lŗ, il
quitta ses habits de fille, prit Aurore en croupe, et la conduisit ŗ
un couvent oý elle le pria de la mener, et oý elle avait une tante
Supťrieure; aprŤs cela, il s'en retourna ŗ Madrid attendre la suite
de cette aventure.
ęCependant Zanubio, se voyant enfermť, crie, appelle du monde: un
valet accourt ŗ sa voix; mais, trouvant les portes fermťes, il ne
peut les ouvrir. Le capitaine s'efforce de les briser, et n'en
venant point ŗ bout assez vite ŗ son grť, il cŤde ŗ son impatience,
se jette brusquement par une fenÍtre avec ses pistolets ŗ la main:
il tombe ŗ la renverse, se blesse la tÍte, et demeure ťtendu par
terre sans connaissance. Ses domestiques arrivŤrent, et le portŤrent
dans une salle sur un lit de repos: ils lui jetŤrent de l'eau au
visage; enfin, ŗ force de le tourmenter, ils le firent revenir de
son ťvanouissement; mais il reprit sa fureur avec ses esprits: il
demande oý est sa femme; on lui rťpond qu'on l'a vue sortir avec la
dame ťtrangŤre par une petite porte du jardin. Il ordonne aussitŰt
qu'on lui rende ses pistolets; on est obligť de lui obťir: il fait
seller un cheval, il part sans songer qu'il est blessť, et prend un
autre chemin que celui des amants. Il passa la journťe ŗ courir en
vain, et s'ťtant arrÍtť la nuit dans une hŰtellerie de village pour
se reposer, la fatigue et sa blessure lui causŤrent une fiŤvre avec
un transport au cerveau qui pensa l'emporter.
ęPour dire le reste en deux mots, il fut quinze jours malade dans ce
village; ensuite il retourna dans sa terre, oý, sans cesse occupť de
son malheur, il perdit insensiblement l'esprit. Les parents d'Aurore
n'en furent pas plus tŰt avertis, qu'ils le firent amener ŗ Madrid
pour l'enfermer parmi les fous. Sa femme est encore au couvent, oý
ils ont rťsolu de la laisser quelques annťes pour punir son
indiscrťtion, ou, si vous voulez, une faute dont on ne doit se
prendre qu'ŗ eux.
ęImmťdiatement aprŤs Zanubio, continua le diable, est le seigneur
don Blaz Desdichado, cavalier plein de mťrite: la mort de son ťpouse
est cause qu'il est dans la situation dťplorable oý vous le
voyez.--Cela me surprend, dit don Clťofas. Un mari que la mort de sa
femme rend insensť! je ne croyais pas qu'on pŻt pousser si loin
l'amour conjugal.--N'allons pas si vite, interrompit Asmodťe; don
Blaz n'est pas devenu fou de douleur d'avoir perdu sa femme: ce qui
lui a troublť l'esprit, c'est que, n'ayant point d'enfants, il a ťtť
obligť de rendre aux parents de la dťfunte cinquante mille ducats
qu'il reconnaÓt, dans son contrat de mariage, avoir reÁus d'elle.
--Oh! c'est une autre affaire, rťpliqua Lťandro: je ne suis plus
ťtonnť de son accident. Et dites-moi, s'il vous plaÓt, quel est ce
jeune homme qui saute comme un cabri dans la loge suivante, et qui
s'arrÍte de moment en moment pour faire des ťclats de rire en se
tenant les cŰtťs? voilŗ un fou bien gai.--Aussi, rťpartit le
boiteux, sa folie vient d'un excŤs de joie. Il ťtait portier d'une
personne de qualitť, et comme il apprit un jour la mort d'un riche
contador dont il se trouvait l'unique hťritier, il ne fut point ŗ
l'ťpreuve d'une si joyeuse nouvelle; la tÍte lui tourna.
ęNous voici parvenus ŗ ce grand garÁon qui joue de la guitare, et
qui l'accompagne de sa voix: c'est un fou mťlancolique, un amant que
les rigueurs d'une dame ont rťduit au dťsespoir, et qu'il a fallu
enfermer.--Ah! que je plains celui-lŗ, s'ťcria l'ťcolier; permettez
que je dťplore son infortune: elle peut arriver ŗ tous les honnÍtes
gens; si j'ťtais ťpris d'une beautť cruelle, je ne sais si je
n'aurais pas le mÍme sort.--A ce sentiment, reprit le dťmon, je vous
reconnais pour un vrai Castillan: il faut Ítre nť dans le sein de la
Castille, pour se sentir capable d'aimer jusqu'ŗ devenir fou de
chagrin de ne pouvoir plaire. Les FranÁais ne sont pas si tendres;
et si vous voulez savoir la diffťrence qu'il y a entre un FranÁais
et un Espagnol sur cette matiŤre, il ne faut que vous dire la
chanson que ce fou chante, et qu'il vient de composer tout ŗ
l'heure.
CHANSON ESPAGNOLE.
Ardo y lloro sin sossiego:
Llorando y ardiendo tanto,
Que ni el llanto apaga el fuego,
Ni el fuego consume el llanto.
(_Je brŻle et je pleure sans cesse, sans que mes pleurs
puissent ťteindre mes feux, ni mes feux consumer mes
larmes._)
ęC'est ainsi que parle un cavalier espagnol quand il est maltraitť
de sa dame; et voici comme un FranÁais se plaignait en pareil cas
ces jours passťs.
CHANSON FRAN«AISE.
L'objet qui rŤgne dans mon coeur
Est toujours insensible ŗ mon amour fidŤle;
Mes soins, mes soupirs, ma langueur
Ne sauraient attendrir cette beautť cruelle.
O ciel! est-il un sort plus affreux que le mien?
Ah! puisque je ne puis lui plaire,
Je renonce au jour qui m'ťclaire:
Venez, mes chers amis, m'enterrer chez PaÔen.
ęCe PaÔen est apparemment un traiteur, dit don Clťofas?--Justement,
rťpondit le diable. Continuons, examinons les autres fous.--Passons
plutŰt aux femmes, rťpliqua Lťandro, je suis impatient de les
voir.--Je vais cťder ŗ votre impatience, rťpartit l'esprit; mais il
y a ici deux ou trois infortunťs que je suis bien aise de vous
montrer auparavant: vous pourrez tirer quelque profit de leur
malheur.
ęConsidťrez dans la loge qui suit celle de ce joueur de guitare, ce
visage p‚le et dťcharnť qui grince les dents, et semble vouloir
manger les barreaux de fer qui sont ŗ sa fenÍtre: c'est un honnÍte
homme nť sous un astre si malheureux, qu'avec tout le mťrite du
monde, quelques mouvements qu'il se soit donnťs pendant vingt
annťes, il n'a pu parvenir ŗ s'assurer du pain. Il a perdu la raison
en voyant un trŤs-petit sujet de sa connaissance monter en un jour,
par l'arithmťtique, au haut de la roue de la Fortune.
ęLe voisin de ce fou est un vieux secrťtaire qui a le timbre fÍlť
pour n'avoir pu supporter l'ingratitude d'un homme de la cour qu'il
a servi pendant soixante ans. On ne peut assez louer le zŤle et la
fidťlitť de ce serviteur, qui ne demandait jamais rien: il se
contentait de faire parler ses services et son assiduitť; mais son
maÓtre, bien loin de ressembler ŗ ArchťlaŁs, roi de Macťdoine, qui
refusait lorsqu'on lui demandait, et donnait quand on ne lui
demandait pas, est mort sans le rťcompenser: il ne lui a laissť que
ce qu'il lui faut pour passer le reste de ses jours dans la misŤre
et parmi les fous.
ęJe ne veux plus vous en faire observer qu'un: c'est celui qui, les
coudes appuyťs sur sa fenÍtre, paraÓt plongť dans une profonde
rÍverie. Vous voyez en lui un segnor Hidalgo de Tafalla, petite
ville de Navarre; il est venu demeurer ŗ Madrid, oý il a fait un bel
usage de son bien. Il avait la rage de vouloir connaÓtre tous les
beaux esprits et de les rťgaler: ce n'ťtait chez lui tous les jours
que festins; et quoique les auteurs, nation ingrate et impolie, se
moquassent de lui en le grugeant, il n'a pas ťtť content qu'il n'ait
mangť avec eux son petit fait.--Il ne faut pas douter, dit Zambullo,
qu'il ne soit devenu fou de regret de s'Ítre si sottement
ruinť.--Tout au contraire, reprit Asmodťe, c'est de se voir hors
d'ťtat de continuer le mÍme train.
ęVenons prťsentement aux femmes, ajouta-t-il.--Comment donc! s'ťcria
l'ťcolier, je n'en vois que sept ou huit! il y a moins de folles que
je ne croyais.--Toutes les folles ne sont pas ici, dit le dťmon en
souriant. Je vous porterai, si vous le souhaitez, tout ŗ l'heure
dans un autre quartier de cette ville, oý il y a une grande maison
qui en est toute pleine.--Cela n'est pas nťcessaire, rťpliqua don
Clťofas; je m'en tiens ŗ celles-ci.--Vous avez raison, reprit le
boiteux: ce sont presque toutes des filles de distinction; vous
jugez bien, ŗ la propretť de leurs loges, qu'elles ne sauraient Ítre
des personnes du commun. Je vais vous apprendre la cause de leurs
folies.
ęDans la premiŤre loge est la femme d'un corrťgidor, ŗ qui la rage
d'avoir ťtť appelťe bourgeoise par une dame de la cour a troublť
l'esprit; dans la seconde demeure l'ťpouse du trťsorier gťnťral du
conseil des Indes: elle est devenue folle de dťpit d'avoir ťtť
obligťe, dans une rue ťtroite, de faire reculer son carrosse pour
laisser passer celui de la duchesse de Medina-Coeli. Dans la
troisiŤme fait sa rťsidence une jeune veuve de famille marchande,
qui a perdu le jugement de regret d'avoir manquť un grand seigneur
qu'elle espťrait ťpouser; et la quatriŤme est occupťe par une fille
de qualitť, nommťe dona Bťatrix, dont il faut que je vous raconte le
malheur.
ęCette dame avait une amie qu'on appelait dona Mencia: elles se
voyaient tous les jours. Un chevalier de l'ordre de Saint-Jacques,
homme bien fait et galant, fit connaissance avec elles, et les
rendit bientŰt rivales: elles se disputŤrent vivement son coeur, qui
pencha du cŰtť de dona Mencia; de sorte que celle-ci devint femme du
chevalier.
ęDona Bťatrix, fort jalouse du pouvoir de ses charmes, conÁut un
dťpit mortel de n'avoir pas eu la prťfťrence; et elle nourrissait,
en bonne Espagnole, au fond de son coeur, un violent dťsir de se
venger, lorsqu'elle reÁut un billet de don Jacinte de Romarate,
autre amant de dona Mencia; et ce cavalier lui mandait qu'ťtant
aussi mortifiť qu'elle du mariage de sa maÓtresse, il avait pris la
rťsolution de se battre contre le chevalier qui la lui avait
enlevťe.
ęCette lettre fut trŤs-agrťable ŗ Bťatrix, qui, ne voulant que la
mort du pťcheur, souhaitait seulement que don Jacinte Űt‚t la vie ŗ
son rival. Pendant qu'elle attendait avec impatience une si
chrťtienne satisfaction, il arriva que son frŤre, ayant eu par
hasard un diffťrend avec ce mÍme don Jacinte, en vint aux prises
avec lui, et fut percť de deux coups d'ťpťe, desquels il mourut. Il
ťtait du devoir de dona Bťatrix de poursuivre en justice le
meurtrier de son frŤre; cependant elle nťgligea cette poursuite pour
donner le temps ŗ don Jacinte d'attaquer le chevalier de
Saint-Jacques; ce qui prouve bien que les femmes n'ont point de si
cher intťrÍt que celui de leur beautť. C'est ainsi qu'en use Pallas,
lorsqu'Ajax a violť Cassandre; la dťesse ne punit point ŗ l'heure
mÍme le Grec sacrilťge qui vient de profaner son temple; elle veut
auparavant qu'il contribue ŗ la venger du jugement de P‚ris. Mais,
hťlas! dona Bťatrix, moins heureuse que Minerve, n'a pas goŻtť le
plaisir de la vengeance. Romarate a pťri en se battant contre le
chevalier, et le chagrin qu'a eu cette dame de voir son injure
impunie a troublť sa raison.
ęLes deux folles suivantes sont l'aÔeule d'un avocat et une vieille
marquise: la premiŤre, par sa mauvaise humeur, dťsolait son
petit-fils, qui l'a mise ici fort honnÍtement pour s'en dťbarrasser:
l'autre est une femme qui a toujours ťtť idol‚tre de sa beautť; au
lieu de vieillir de bonne gr‚ce, elle pleurait sans cesse en voyant
ses charmes tomber en ruine; et enfin, un jour, en se considťrant
dans une glace fidŤle, la tÍte lui tourna.
--Tant mieux pour cette marquise, dit Lťandro: dans le dťrangement
oý est son esprit, elle n'aperÁoit peut-Ítre plus le changement que
le temps a fait en elle.--Non, assurťment, rťpondit le diable: bien
loin de remarquer ŗ prťsent un air de vieillesse sur son visage, son
teint lui paraÓt un mťlange de lis et de roses; elle voit autour
d'elle les Gr‚ces et les Amours; en un mot, elle croit Ítre la
dťesse Vťnus.--Hť bien, rťpliqua l'ťcolier, n'est-elle pas plus
heureuse d'Ítre folle que de se voir telle qu'elle est?--Sans doute,
rťpartit Asmodťe. Oh Áa, il ne nous reste plus qu'une dame ŗ
observer; c'est celle qui habite la derniŤre loge, et que le sommeil
vient d'accabler, aprŤs trois jours et trois nuits d'agitation;
c'est dona Emerenciana; examinez-la bien: qu'en dites-vous?--Je la
trouve fort belle, rťpondit Zambullo. Quel dommage! faut-il qu'une
si charmante personne soit insensťe? Par quel accident est-elle
rťduite en cet ťtat?--Ecoutez-moi avec attention, rťpartit le
boiteux, vous allez entendre l'histoire de son infortune.
ęDona Emerenciana, fille unique de don Guillem Stephani, vivait
tranquille ŗ SiguenÁa dans la maison de son pŤre, lorsque don Kimen
de Lizana vint troubler son repos par les galanteries qu'il mit en
usage pour lui plaire. Elle ne se contenta pas d'Ítre sensible aux
soins de ce cavalier: elle eut la faiblesse de se prÍter aux ruses
qu'il employa pour lui parler, et bientŰt elle lui donna sa foi en
recevant la sienne.
ęCes deux amants ťtaient d'une ťgale naissance; mais la dame pouvait
passer pour un des meilleurs partis d'Espagne, au lieu que don Kimen
n'ťtait qu'un cadet. Il y avait encore un autre obstacle ŗ leur
union. Don Guillem haÔssait la famille des Lizana, ce qu'il ne
faisait que trop connaÓtre par ses discours, quand on la mettait
devant lui sur le tapis; il semblait mÍme avoir plus d'aversion pour
don Kimen que pour tout le reste de sa race. Emerenciana, vivement
affligťe de voir son pŤre dans cette disposition, en concevait pour
son amour un triste prťsage; elle ne laissa pourtant pas, ŗ bon
compte, de s'abandonner ŗ son penchant, et d'avoir des entretiens
secrets avec Lizana, qui s'introduisait de temps en temps chez elle
la nuit par le ministŤre d'une soubrette.
ęIl arriva une de ces nuits que don Guillem, qui par hasard ťtait
ťveillť lorsque le galant entra dans sa maison, crut entendre
quelque bruit dans l'appartement de sa fille, peu ťloignť du sien;
il n'en fallut pas davantage pour inquiťter un pŤre aussi dťfiant
que lui: nťanmoins, tout soupÁonneux qu'il ťtait, Emerenciana tenait
une conduite si adroite, qu'il ne se doutait nullement de son
intelligence avec don Kimen; mais, n'ťtant pas un homme ŗ pousser la
confiance trop loin, il se leva tout doucement de son lit, alla
ouvrir une fenÍtre qui donnait sur la rue, et eut la patience de s'y
tenir jusqu'ŗ ce qu'il vÓt descendre d'un balcon, par une ťchelle de
soie, Lizana, qu'il reconnut ŗ la clartť de la lune.
ęQuel spectacle pour Stephani, pour le plus vindicatif et le plus
barbare mortel qu'ait jamais produit la Sicile, oý il avait pris
naissance! Il ne cťda point d'abord ŗ sa colŤre, et n'eut garde de
faire un ťclat qui aurait pu dťrober ŗ ses coups la principale
victime que son ressentiment demandait: il se contraignit, et
attendit que sa fille fŻt levťe le lendemain pour entrer dans son
appartement: lŗ, se voyant seul avec elle, et la regardant avec des
yeux ťtincelants de fureur, il lui dit: ęMalheureuse, qui, malgrť la
noblesse de ton sang, n'as pas honte de commettre des actions
inf‚mes, prťpare-toi ŗ souffrir un juste ch‚timent. Ce fer,
ajouta-t-il en tirant de son sein un poignard, ce fer va t'Űter la
vie, si tu ne confesses la vťritť: nomme-moi l'audacieux qui est
venu cette nuit dťshonorer ma maison.Ľ
ęEmerenciana demeura tout interdite, et si troublťe de cette menace,
qu'elle ne put profťrer une parole. ęAh! misťrable, poursuivit le
pŤre, ton silence et ton trouble ne m'apprennent que trop ton crime.
Eh! t'imagines-tu, fille indigne de moi, que j'ignore ce qui se
passe? J'ai vu cette nuit le tťmťraire; j'ai reconnu don Kimen: ce
n'eŻt pas ťtť assez de recevoir la nuit un cavalier dans ton
appartement, il fallait encore que ce cavalier fŻt mon plus grand
ennemi: mais sachons jusqu'ŗ quel point je suis outragť: parle sans
dťguisement; ce n'est que par ta sincťritť que tu peux ťviter la
mort.Ľ
ęLa dame, ŗ ces derniers mots, concevant quelque espťrance
d'ťchapper au sort funeste qui la menaÁait, perdit une partie de sa
frayeur, et rťpondit ŗ don Guillem: ęSeigneur, je n'ai pu me
dťfendre d'ťcouter Lizana; mais je prends le ciel ŗ tťmoin de la
puretť de ses sentiments. Comme il sait que vous haÔssez sa famille,
il n'a point encore osť vous demander votre aveu; et ce n'est que
pour confťrer ensemble sur les moyens de l'obtenir, que je lui ai
permis quelquefois de s'introduire ici.--Eh! de quelle personne,
rťpliqua Stephani, vous servez-vous l'un et l'autre, pour faire
tenir vos lettres?--C'est, rťpartit sa fille, un de vos pages qui
nous rend ce service.--Voilŗ, reprit le pŤre, tout ce que je voulais
savoir: il s'agit prťsentement d'exťcuter le dessein que j'ai
formť.Ľ Lŗ-dessus, toujours la dague ŗ la main, il lui fit prendre
du papier et de l'encre, et l'obligea d'ťcrire ŗ son amant ce
billet, qu'il lui dicta lui-mÍme:
_Cher ťpoux, seul dťlice de ma vie, je vous avertis que mon
pŤre vient de partir tout ŗ l'heure pour sa terre, d'oý il
ne reviendra que demain: profitez de l'occasion; je me
flatte que vous attendrez la nuit avec autant d'impatience
que moi._
ęAprŤs qu'Emerenciana eŻt ťcrit et cachetť ce billet perfide, don
Guillem lui dit: ęFais venir le page qui s'acquitte si bien de
l'emploi dont tu le charges, et lui ordonne de porter ce papier ŗ
don Kimen; mais n'espŤre pas me tromper: je vais me cacher dans un
endroit de cette chambre, d'oý je t'observerai quand tu lui donneras
cette commission; et si tu lui dis un mot, ou lui fais quelque signe
qui lui rende le message suspect, je te plongerai aussitŰt ce
poignard dans le coeur.Ľ Emerenciana connaissait trop son pŤre pour
oser lui dťsobťir: elle remit le billet, comme ŗ l'ordinaire, entre
les mains du page.
ęAlors Stephani rengaÓna la dague; mais il ne quitta point sa fille
de toute la journťe et ne la laissa parler ŗ personne en
particulier, et fit si bien que Lizana ne put Ítre averti du piťge
qu'on lui tendait. Ce jeune homme ne manqua donc pas de se trouver
au rendez-vous. A peine fut-il dans la maison de sa maÓtresse, qu'il
se sentit tout ŗ coup saisi par trois hommes des plus vigoureux, qui
le dťsarmŤrent sans qu'il pŻt s'en dťfendre, lui mirent un linge
dans la bouche pour l'empÍcher de crier, lui bandŤrent les yeux, et
lui liŤrent les mains derriŤre le dos. En mÍme temps ils le
portŤrent en cet ťtat dans un carrosse prťparť pour cela, et dans
lequel ils montŤrent tous trois, pour mieux rťpondre du cavalier,
qu'ils conduisirent ŗ la terre de Stephani, situťe au village de
Miťdes, ŗ quatre petites lieues de SiguenÁa. Don Guillem partit un
moment aprŤs dans un autre carrosse, avec sa fille, deux femmes de
chambre, et une duŤgne rťbarbative, qu'il avait fait venir chez lui
l'aprŤs-dÓnťe et prise ŗ son service. Il emmena aussi tout le reste
de ses gens, ŗ la rťserve d'un vieux domestique qui n'avait aucune
connaissance du ravissement de Lizana.
ęIls arrivŤrent tous avant le jour ŗ Miťdes. Le premier soin du
seigneur Stephani fut de faire enfermer don Kimen dans une cave
voŻtťe, qui recevait une faible lumiŤre par un soupirail si ťtroit
qu'un homme n'y pouvait passer; il ordonna ensuite ŗ Julio, son
valet de confiance, de donner pour toute nourriture au prisonnier du
pain et de l'eau, pour lit une botte de paille, et de lui dire
chaque fois qu'il lui porterait ŗ manger: ęTiens, l‚che suborneur,
voilŗ de quelle maniŤre don Guillem traite ceux qui sont assez
hardis pour l'offenser.Ľ Ce cruel Sicilien n'en usa pas moins
durement avec sa fille; il l'emprisonna dans une chambre qui n'avait
point de vue sur la campagne, lui Űta ses femmes, et lui donna pour
geŰliŤre la duŤgne qu'il avait choisie, duŤgne sans ťgale pour
tourmenter les filles commises ŗ sa garde.
ęIl disposa donc ainsi des deux amants. Son intention n'ťtait pas de
s'en tenir lŗ: il avait rťsolu de se dťfaire de don Kimen; mais il
voulait t‚cher de commettre ce crime impunťment, ce qui paraissait
assez difficile. Comme il s'ťtait servi de ses valets pour enlever
ce cavalier, il ne pouvait pas se flatter qu'une action sue de tant
de monde demeurerait toujours secrŤte. Que faire donc pour n'avoir
rien ŗ dťmÍler avec la justice? Il prit son parti en grand scťlťrat:
il assembla tous ses complices dans un corps de logis sťparť du
ch‚teau: il leur tťmoigna combien il ťtait satisfait de leur zŤle,
et leur dit que, pour le reconnaÓtre, il prťtendait leur donner une
bonne somme d'argent aprŤs les avoir bien rťgalťs. Il les fit
asseoir ŗ une table, et au milieu du festin Julio les empoisonna par
son ordre; ensuite le maÓtre et le valet mirent le feu au corps de
logis, et avant que les flammes pussent attirer en cet endroit les
habitants du village, ils assassinŤrent les deux femmes de chambre
d'Emerenciana et le petit page dont j'ai parlť, puis ils jetŤrent
leurs cadavres parmi les autres; bientŰt le corps de logis fut
enflammť et rťduit en cendres, malgrť les efforts que les paysans
des environs firent pour ťteindre l'embrasement. Il fallait voir,
pendant ce temps-lŗ, les dťmonstrations de douleur du Sicilien: il
paraissait inconsolable de la perte de ses domestiques.
ęS'ťtant de cette maniŤre assurť de la discrťtion des gens qui
auraient pu le trahir, il dit ŗ son confident: ęMon cher Julio, je
suis maintenant tranquille, et je pourrai, quand il me plaira, Űter
la vie ŗ don Kimen; mais avant que je l'immole ŗ mon honneur, je
veux jouir du doux contentement de le faire souffrir: la misŤre et
l'horreur d'une longue prison seront plus cruelles pour lui que la
mort.Ľ Vťritablement, Lizana dťplorait sans cesse son malheur; et,
s'attendant ŗ ne jamais sortir de la cave, il souhaitait d'Ítre
dťlivrť de ses peines par un prompt trťpas.
ęMais c'ťtait en vain que Stephani espťrait avoir l'esprit en repos
aprŤs l'exploit qu'il venait de faire. Une nouvelle inquiťtude vint
l'agiter au bout de trois jours; il craignait que Julio, en portant
ŗ manger au prisonnier, ne se laiss‚t gagner par des promesses; et
cette crainte lui fit prendre la rťsolution de h‚ter la perte de
l'un et de brŻler ensuite la cervelle ŗ l'autre d'un coup de
pistolet. Julio, de son cŰtť, n'ťtait pas sans dťfiance, et, jugeant
que son maÓtre, aprŤs s'Ítre dťfait de don Kimen, pourrait bien le
sacrifier aussi ŗ sa sŻretť, conÁut le dessein de se sauver une
belle nuit avec tout ce qu'il y avait dans la maison de plus facile
ŗ emporter.
ęVoilŗ ce que ces deux honnÍtes gens mťditaient chacun en son petit
particulier, lorsqu'un jour ils furent surpris l'un et l'autre, ŗ
cent pas du ch‚teau, par quinze ou vingt archers de la
Sainte-Hermandad, qui les environnŤrent tout ŗ coup, en criant: _De
par le roi et la justice_. A cette vue don Guillem p‚lit et se
troubla: nťanmoins, faisant bonne contenance, il demanda au
commandant ŗ qui il en voulait. ęA vous-mÍme, lui rťpondit
l'officier: on vous accuse d'avoir enlevť don Kimen de Lizana: je
suis chargť de faire dans ce ch‚teau une exacte recherche de ce
cavalier, et de m'assurer mÍme de votre personne.Ľ Stephani, par
cette rťponse, persuadť qu'il ťtait perdu, devint furieux; il tira
de ses poches deux pistolets, dit qu'il ne souffrirait point qu'on
visit‚t sa maison, et qu'il allait casser la tÍte au commandant,
s'il ne se retirait promptement avec sa troupe. Le chef de la sainte
confrťrie, mťprisant la menace, s'avanÁa sur le Sicilien, qui lui
l‚cha un coup de pistolet et le blessa au visage; mais cette
blessure coŻta bientŰt la vie au tťmťraire qui l'avait faite; car
deux ou trois archers firent feu sur lui dans le moment, et le
jetŤrent par terre roide mort, pour venger leur officier. A l'ťgard
de Julio, il se laissa prendre sans rťsistance, et il ne fut pas
besoin de l'interroger pour savoir de lui si don Kimen ťtait dans le
ch‚teau: ce valet avoua tout; mais voyant son maÓtre sans vie, il le
chargea de toute l'iniquitť.
ęEnfin il mena le commandant et ses archers ŗ la cave, oý ils
trouvŤrent Lizana couchť sur la paille, bien liť et garrottť. Ce
malheureux cavalier, qui vivait dans une attente continuelle de la
mort, crut que tant de gens armťs n'entraient dans sa prison que
pour le faire mourir, et il fut agrťablement surpris d'apprendre que
ceux qu'il prenait pour ses bourreaux ťtaient ses libťrateurs. AprŤs
qu'ils l'eurent dťliť et tirť de la cave, il les remercia de sa
dťlivrance, et leur demanda comment ils avaient su qu'il ťtait
prisonnier dans ce ch‚teau. ęC'est, lui dit le commandant, ce que je
vais vous conter en peu de mots.
ęLa nuit de votre enlŤvement, poursuivit-il, un de vos ravisseurs,
qui avait une amie ŗ deux pas de chez don Guillem, ťtant allť lui
dire adieu avant son dťpart pour la campagne, eut l'indiscrťtion de
lui rťvťler le projet de Stephani. Cette femme garda le secret
pendant deux ou trois jours; mais comme le bruit de l'incendie
arrivť ŗ Miťdes se rťpandit dans la ville de SiguenÁa, et qu'il
parut ťtrange ŗ tout le monde que les domestiques du Sicilien
eussent tous pťri dans ce malheur, elle se mit dans l'esprit que cet
embrasement devait Ítre l'ouvrage de don Guillem: ainsi, pour venger
son amant, elle alla trouver le seigneur don Fťlix votre pŤre, et
lui dit tout ce qu'elle savait. Don Fťlix, effrayť de vous voir ŗ la
merci d'un homme capable de tout, mena la femme chez le corrťgidor,
qui, aprŤs l'avoir ťcoutťe, ne douta point que Stephani n'eŻt envie
de vous faire souffrir de longs et cruels tourments, et ne fŻt le
diabolique auteur de l'incendie: ce que voulant approfondir, ce juge
m'a ce matin envoyť ordre, ŗ Retortillo oý je fais ma demeure, de
monter ŗ cheval et de me rendre avec ma brigade ŗ ce ch‚teau, de
vous y chercher, et de prendre don Guillem mort ou vif. Je me suis
heureusement acquittť de ma commission pour ce qui vous regarde;
mais je suis f‚chť de ne pouvoir conduire ŗ SiguenÁa le coupable
vivant: il nous a mis, par sa rťsistance, dans la nťcessitť de le
tuer.Ľ
ęL'officier, ayant parlť de cette sorte, dit ŗ don Kimen: ęSeigneur
cavalier, je vais dresser un procŤs-verbal de tout ce qui vient de
se passer ici, aprŤs quoi nous partirons pour satisfaire
l'impatience que vous devez avoir de tirer votre famille de
l'inquiťtude que vous lui causez.--Attendez, seigneur commandant,
s'ťcria Julio dans cet endroit: je vais vous fournir une nouvelle
matiŤre pour grossir votre procŤs-verbal: vous avez encore une autre
personne prisonniŤre ŗ mettre en libertť. Dona Emerenciana est
enfermťe dans une chambre obscure, oý une duŤgne impitoyable lui
tient sans cesse des discours mortifiants, et ne la laisse pas un
moment en repos.--O ciel! dit Lizana, le cruel Stephani ne s'est
donc pas contentť d'exercer sur moi sa barbarie! Allons promptement
dťlivrer cette dame infortunťe de la tyrannie de sa gouvernante.Ľ
ęLŗ-dessus Julio mena le commandant et don Kimen, suivis de cinq ou
six archers, ŗ la chambre qui servait de prison ŗ la fille de don
Guillem: ils frappŤrent ŗ la porte, et la duŤgne vint ouvrir. Vous
concevez bien le plaisir que Lizana se faisait de revoir sa
maÓtresse, aprŤs avoir dťsespťrť de la possťder: il sentait renaÓtre
son espťrance, ou plutŰt il ne pouvait douter de son bonheur,
puisque la seule personne qui ťtait en droit de s'y opposer ne
vivait plus. DŤs qu'il aperÁut Emerenciana, il courut se jeter ŗ ses
pieds: mais qui pourrait assez exprimer la douleur dont il fut
saisi, lorsqu'au lieu de trouver une amante disposťe ŗ rťpondre ŗ
ses transports, il ne vit qu'une dame hors de son bon sens? En
effet, elle avait ťtť tant tourmentťe par la duŤgne, qu'elle en
ťtait devenue folle. Elle demeura quelque temps rÍveuse; puis
s'imaginant tout ŗ coup Ítre la belle Angťlique, assiťgťe par les
Tartares dans la forteresse d'Albraque, elle regarda tous les hommes
qui ťtaient dans sa chambre comme autant de paladins qui venaient ŗ
son secours. Elle prit le chef de la sainte confrťrie pour Roland;
Lizana, pour Brandimart; Julio, pour Hubert du Lyon, et les archers
pour Antifort, Clarion, Adrien, et les deux fils du marquis Olivier.
Elle les reÁut avec beaucoup de politesse, et leur dit: ęBraves
chevaliers, je ne crains plus ŗ l'heure qu'il est l'empereur
Agrican, ni la reine Marfise; votre valeur est capable de me
dťfendre contre tous les guerriers de l'univers.Ľ
ęA ce discours extravagant, l'officier et ses archers ne purent
s'empÍcher de rire. Il n'en fut pas de mÍme de don Kimen: vivement
affligť de voir sa dame dans une si triste situation pour l'amour de
lui, il pensa perdre ŗ son tour le jugement: il ne laissa pas
toutefois de se flatter qu'elle reprendrait l'usage de sa raison; et
dans cette espťrance: ęMa chŤre Emerenciana, lui dit-il tendrement,
reconnaissez Lizana: rappelez votre esprit ťgarť; apprenez que nos
malheurs sont finis; le ciel ne veut pas que deux coeurs qu'il a
joints soient sťparťs, et le pŤre inhumain qui nous a si mal traitťs
ne peut plus nous Ítre contraire.Ľ
La rťponse que fit ŗ ces paroles la fille du roi Galafron fut encore
un discours adressť aux vaillants dťfenseurs d'Albraque, qui pour le
coup n'en rirent point. Le commandant mÍme, quoique trŤs-peu
pitoyable de son naturel, sentit quelques mouvements de compassion,
et dit ŗ don Kimen, qu'il voyait accablť de douleur: ęSeigneur
cavalier, ne dťsespťrez point de la guťrison de votre dame: vous
avez ŗ SiguenÁa des docteurs en mťdecine qui pourront en venir ŗ
bout par leurs remŤdes; mais ne nous arrÍtons pas ici plus
longtemps. Vous, Seigneur Hubert du Lyon, ajouta-t-il en parlant ŗ
Julio, vous qui savez oý sont les ťcuries de ce ch‚teau, menez-y
avec vous Antifort et les deux fils du marquis Olivier, choisissez
les meilleurs coursiers et les mettez au char de la princesse. Je
vais pendant ce temps-lŗ dresser mon procŤs-verbal.Ľ
ęEn disant cela, il tira de ses poches une ťcritoire et du papier,
et, aprŤs avoir ťcrit tout ce qu'il voulut, il prťsenta la main ŗ
Angťlique pour l'aider ŗ descendre dans la cour, oý, par le soin des
paladins, il se trouva un carrosse ŗ quatre mules prÍt ŗ partir: il
monta dedans avec la dame et don Kimen; et il y fit entrer aussi la
duŤgne, dont il jugea que le corrťgidor serait bien aise d'avoir la
dťposition. Ce n'est pas tout: par ordre du chef de la brigade, on
chargea de chaÓnes Julio, et on le mit dans un autre carrosse auprŤs
du corps de don Guillem. Les archers remontŤrent ensuite sur leurs
chevaux, aprŤs quoi ils prirent tous ensemble la route de SiguenÁa.
ęLa fille de Stephani dit en chemin mille extravagances, qui furent
autant de coups de poignard pour son amant. Il ne pouvait sans
colŤre envisager la duŤgne. ęC'est vous, cruelle vieille, lui
disait-il; c'est vous qui, par vos persťcutions, avez poussť ŗ bout
Emerenciana et troublť son esprit.Ľ La gouvernante se justifiait
d'un air hypocrite, et donnait tout le tort au dťfunt. ęC'est au
seul don Guillem, rťpondait-elle, qu'il faut imputer ce malheur: ce
pŤre trop rigoureux venait chaque jour effrayer sa fille par des
menaces qui l'ont fait enfin devenir folle.Ľ
ęEn arrivant ŗ SiguenÁa, le commandant alla rendre compte de sa
commission au corrťgidor, qui sur-le-champ interrogea Julio et la
duŤgne, et les envoya dans les prisons de cette ville, oý ils sont
encore. Ce juge reÁut aussi la dťposition de Lizana, qui prit
ensuite congť de lui pour se retirer chez son pŤre, oý il fit
succťder la joie ŗ la tristesse et ŗ l'inquiťtude. Pour dona
Emerenciana, le corrťgidor eut soin de la faire conduire ŗ Madrid,
oý elle avait un oncle du cŰtť maternel. Ce bon parent, qui ne
demandait pas mieux que d'avoir l'administration du bien de sa
niŤce, fut nommť son tuteur. Comme il ne pouvait honnÍtement se
dispenser de paraÓtre avoir envie qu'elle guťrÓt, il eut recours aux
plus fameux mťdecins: mais il n'eut pas sujet de s'en repentir; car,
aprŤs y avoir perdu leur latin, ils dťclarŤrent le mal incurable.
Sur cette dťcision, le tuteur n'a pas manquť de faire enfermer ici
la pupille, qui, suivant les apparences, y demeurera le reste de ses
jours.
--La triste destinťe! s'ťcria don Clťofas; j'en suis vťritablement
touchť; dona Emerenciana mťritait d'Ítre plus heureuse. Et don
Kimen, ajouta-t-il, qu'est-il devenu? Je suis curieux de savoir quel
parti il a pris.--Un fort raisonnable, rťpartit Asmodťe: quand il a
vu que le mal ťtait sans remŤde, il est allť dans la nouvelle
Espagne; il espŤre qu'en voyageant il perdra peu ŗ peu le souvenir
d'une dame que sa raison et son repos veulent qu'il oublie.....
Mais, poursuivit le diable, aprŤs vous avoir montrť les fous qui
sont enfermťs, il faut que je vous en fasse voir qui mťriteraient de
l'Ítre.Ľ
CHAPITRE X
_Dont la matiŤre est inťpuisable._
Regardons du cŰtť de la ville, et ŗ mesure que je dťcouvrirai des
sujets dignes d'Ítre mis au nombre de ceux qui sont ici, je vous en
dirai le caractŤre. J'en vois dťjŗ un que je ne veux pas laisser
ťchapper: c'est un nouveau mariť. Il y a huit jours que, sur le
rapport qu'on lui fit des coquetteries d'une aventuriŤre qu'il
aimait, il alla chez elle plein de fureur, brisa une partie de ses
meubles, jeta les autres par les fenÍtres, et le lendemain il
l'ťpousa.--Un homme de la sorte, dit Zambullo, mťrite assurťment la
premiŤre place vacante dans cette maison.
--Il a un voisin, reprit le boiteux, que je ne trouve pas plus sage
que lui: c'est un garÁon de quarante-cinq ans qui a de quoi vivre,
et qui veut se mettre au service d'un grand.
ęJ'aperÁois la veuve d'un jurisconsulte: la bonne dame a douze
lustres accomplis; son mari vient de mourir; elle veut se retirer
dans un couvent, afin, dit-elle, que sa rťputation soit ŗ l'abri de
la mťdisance.
ęJe dťcouvre aussi deux pucelles, ou, pour mieux dire, deux filles
de cinquante ans: elles font des voeux au ciel pour qu'il ait la
bontť d'appeler leur pŤre, qui les tient enfermťes comme des
mineures: elles espŤrent qu'aprŤs sa mort elles trouveront de jolis
hommes qui les ťpouseront par inclination.--Pourquoi non, dit
l'ťcolier? Il y a des hommes d'un goŻt si bizarre!--J'en demeure
d'accord, rťpondit Asmodťe: elles peuvent trouver des ťpouseurs,
mais elles ne doivent pas s'en flatter: c'est en cela que consiste
leur folie.
ęIl n'y a point de pays oý les femmes se rendent justice sur leur
‚ge. Il y a un mois qu'ŗ Paris une fille de quarante-huit ans et une
femme de soixante-neuf allŤrent en tťmoignage chez un commissaire
pour une veuve de leurs amies dont on attaquait la vertu. Le
commissaire interrogea d'abord la femme mariťe, et lui demanda son
‚ge, quoiqu'elle eŻt son extrait baptistaire ťcrit sur son front,
elle ne laissa pas de dire hardiment qu'elle n'avait que quarante
ans. AprŤs qu'il l'eut interrogťe, il s'adressa ŗ la fille: ęEt
vous, Mademoiselle, lui dit-il, quel ‚ge avez-vous?--Passons aux
autres questions, Monsieur le commissaire, lui rťpondit-elle; on ne
doit point nous demander cela.--Vous n'y pensez pas, reprit-il;
ignorez-vous qu'en justice...--Oh! il n'y a justice qui tienne,
interrompit brusquement la fille; eh! qu'importe ŗ la justice de
savoir quel ‚ge j'ai? ce ne sont pas ses affaires.--Mais je ne puis
recevoir, dit-il, votre dťposition, si votre ‚ge n'y est pas; c'est
une circonstance requise.--Si cela est absolument nťcessaire,
rťpliqua-t-elle, regardez-moi donc avec attention, et mettez mon ‚ge
en conscience.Ľ
ęLe commissaire la considťra, et fut assez poli pour ne marquer que
vingt-huit ans. Il lui demanda ensuite si elle connaissait la veuve
depuis longtemps. ęAvant son mariage, rťpondit-elle.--J'ai donc mal
cotť votre ‚ge, reprit-il; car je ne vous ai donnť que vingt-huit
ans, et il y en a vingt-neuf que la veuve est mariťe.--Hť bien!
s'ťcria la fille, ťcrivez donc que j'en ai trente: j'ai pu ŗ un an
connaÓtre la veuve.--Cela ne serait pas rťgulier, rťpliquait-il;
ajoutons-en une douzaine.--Non pas, s'il vous plaÓt, dit-elle; tout
ce que je puis faire pour contenter la justice, c'est d'y mettre
encore une annťe; mais je n'y mettrais pas un mois avec, quand il
s'agirait de mon honneur.Ľ
ęLorsque les deux dťposantes furent sorties de chez le commissaire,
la femme dit ŗ la fille: ęAdmirez, je vous prie, ce nigaud qui nous
croit assez sottes pour lui aller dire notre ‚ge au juste: c'est
bien assez vraiment qu'il soit marquť sur les registres de nos
paroisses, sans qu'il l'ťcrive encore sur ses papiers, afin que tout
le monde en soit instruit. Ne serait-il pas bien gracieux pour nous
d'entendre lire en plein barreau: _Madame Richard, ‚gťe de soixante
et tant d'annťes; et Mademoiselle Perinelle, ‚gťe de quarante-cinq
ans, dťposent telles et telles choses_? Pour moi, je me moque de
cela; j'ai supprimť vingt annťes ŗ bon compte: vous avez fort bien
fait d'en user de mÍme.
ę--Qu'appelez-vous de mÍme? rťpondit la fille d'un ton brusque; je
suis votre servante! je n'ai tout au plus que trente-cinq ans.--Hť!
ma petite, rťpliqua l'autre d'un air malin, ŗ qui le dites-vous? Je
vous ai vue naÓtre: je parle de longtemps. Je me souviens d'avoir vu
votre pŤre; lorsqu'il mourut il n'ťtait pas jeune, et il y a prŤs de
quarante ans qu'il est mort.--Oh! mon pŤre, mon pŤre, interrompit
avec prťcipitation la fille, irritťe de la franchise de la femme,
quand mon pŤre ťpousa ma mŤre, il ťtait dťjŗ si vieux qu'il ne
pouvait plus faire d'enfants.Ľ
ęJe remarque dans une maison, poursuivit l'esprit, deux hommes qui
ne sont pas raisonnables: l'un est un enfant de famille qui ne
saurait garder d'argent ni s'en passer: il a trouvť un bon moyen
d'en avoir toujours. Quand il est en fonds, il achŤte des livres, et
dŤs qu'il est ŗ sec, il s'en dťfait pour la moitiť de ce qu'ils lui
ont coŻtť. L'autre est un peintre ťtranger qui fait des portraits de
femmes: il est habile; il dessine correctement; il peint ŗ merveille
et attrape la ressemblance; mais il ne flatte point, et il s'imagine
qu'il aura la presse. _Inter stultos referatur._
--Comment donc, dit l'ťcolier, vous parlez latin!--Cela doit-il vous
ťtonner? rťpondit le diable. Je parle parfaitement toute sorte de
langues: je sais l'hťbreu, le turc, l'arabe et le grec; cependant je
n'en ai pas l'esprit plus orgueilleux ni plus pťdantesque: j'ai cet
avantage sur vos _ťrudits_.
ęVoyez dans ce grand hŰtel, ŗ main gauche, une dame malade,
qu'entourent plusieurs femmes qui la veillent: c'est la veuve d'un
riche et fameux architecte, une femme entÍtťe de noblesse. Elle
vient de faire son testament: elle a des biens immenses qu'elle
donne ŗ des personnes de la premiŤre qualitť qui ne la connaissent
seulement pas: elle leur fait des legs ŗ cause de leurs grands noms.
On lui a demandť si elle ne voulait rien laisser ŗ un certain homme
qui lui a rendu des services considťrables: ęHťlas! non, a-t-elle
rťpondu d'un air triste, et j'en suis f‚chťe: je ne suis point assez
ingrate pour refuser d'avouer que je lui ai beaucoup d'obligation;
mais il est roturier: son nom dťshonorerait mon testament.Ľ
--Seigneur Asmodťe, interrompit Lťandro, apprenez-moi, de gr‚ce, si
ce vieillard que je vois occupť ŗ lire dans un cabinet ne serait
point par hasard un homme ŗ mťriter d'Ítre ici!--Il le mťriterait
sans doute, rťpondit le dťmon: ce personnage est un vieux licenciť
qui lit une ťpreuve d'un livre qu'il a sous la presse.--C'est
apparemment quelque ouvrage de morale ou de thťologie, dit don
Clťofas.--Non, rťpartit le boiteux, ce sont des poťsies gaillardes
qu'il a composťes dans sa jeunesse: au lieu de les brŻler, ou du
moins de les laisser pťrir avec lui, il les fait imprimer de son
vivant, de peur qu'aprŤs sa mort ses hťritiers ne soient tentťs de
les mettre au jour, et que, par respect pour son caractŤre, ils n'en
Űtent tout le sel et l'agrťment.
ęJ'aurais tort d'oublier une petite femme qui demeure chez ce
licenciť: elle est si persuadťe qu'elle plaÓt aux hommes, qu'elle
met tous ceux qui lui parlent au nombre de ses amants. Mais venons ŗ
un riche chanoine que je vois ŗ deux pas de lŗ; il a une folie fort
singuliŤre: s'il vit frugalement, ce n'est ni par mortification, ni
par sobriťtť: s'il se passe d'ťquipage, ce n'est point par
avarice.--Hť! pourquoi donc mťnage-t-il son revenu?--C'est pour
amasser de l'argent.--Qu'en veut-il faire? des aumŰnes?--Non: il
achŤte des tableaux, des meubles prťcieux, des bijoux. Et vous
croyez que c'est pour en jouir pendant sa vie? Vous vous trompez:
c'est uniquement pour en parer son inventaire.
--Ce que vous dites est outrť, interrompit Zambullo: y a-t-il au
monde un homme de ce caractŤre-lŗ?--Oui, vous dis-je, reprit le
diable, il a cette manie: il se fait un plaisir de penser qu'on
admirera son inventaire. A-t-il achetť, par exemple, un beau bureau?
Il le fait empaqueter proprement et serrer dans un garde-meuble,
afin qu'il paraisse tout neuf aux yeux des fripiers qui viendront le
marchander aprŤs sa mort.
ęPassons ŗ un de ses voisins que vous ne trouverez pas moins fou:
c'est un vieux garÁon venu depuis peu des Óles Philippines ŗ Madrid,
avec une riche succession que son pŤre, qui ťtait auditeur de
l'audience de Madrid, lui a laissťe. Sa conduite est assez
extraordinaire: on le voit toute la journťe dans les antichambres du
roi et du premier ministre. Ne le prenez pas pour un ambitieux qui
brigue quelque charge importante: il n'en souhaite aucune et ne
demande rien. Hť quoi! me direz-vous, il n'irait dans cet endroit-lŗ
simplement que pour faire sa cour? Encore moins: il ne parle jamais
au ministre; il n'en est pas mÍme connu, et ne se soucie nullement
de l'Ítre.--Quel est donc son but?--Le voici: il voudrait persuader
qu'il a du crťdit.
--Le plaisant original! s'ťcria l'ťcolier en ťclatant de rire; c'est
se donner bien de la peine pour peu de chose; vous avez raison de le
mettre au rang des fous ŗ enfermer.--Oh! reprit Asmodťe, je vais
vous en montrer beaucoup d'autres qu'il ne serait pas juste de
croire plus sensťs. Considťrez dans cette grande maison, oý vous
apercevez tant de bougies allumťes, trois hommes et deux femmes
autour d'une table: ils ont soupť ensemble, et jouent prťsentement
aux cartes pour achever de passer la nuit, aprŤs quoi ils se
sťpareront. Telle est la vie que mŤnent ces dames et ces cavaliers:
ils s'assemblent rťguliŤrement tous les soirs et se quittent au
lever de l'aurore, pour aller dormir jusqu'ŗ ce que les tťnŤbres
reviennent chasser le jour: ils ont renoncť ŗ la vue du soleil et
des beautťs de la nature. Ne dirait-on pas, ŗ les voir ainsi
environnťs de flambeaux, que ce sont des morts qui attendent qu'on
leur rende les derniers devoirs?--Il n'est pas besoin d'enfermer ces
fous-lŗ, dit don Clťofas, ils le sont dťjŗ.
--Je vois dans les bras du sommeil, reprit le boiteux, un homme que
j'aime et qui m'affectionne aussi beaucoup, un sujet pťtri d'une
p‚te de ma faÁon: c'est un vieux bachelier qui idol‚tre le beau
sexe. Vous ne sauriez lui parler d'une jolie dame, sans remarquer
qu'il vous ťcoute avec un extrÍme plaisir: si vous lui dites qu'elle
a une petite bouche, des lŤvres vermeilles, des dents d'ivoire, un
teint d'alb‚tre; en un mot, si vous la lui peignez en dťtail, il
soupire ŗ chaque trait, il tourne les yeux, il lui prend des ťlans
de voluptť. Il y a deux jours qu'en passant dans la rue d'Alcala,
devant la boutique d'un cordonnier de femmes, il s'arrÍta tout court
pour regarder une petite pantoufle qu'il y aperÁut: aprŤs l'avoir
considťrťe avec plus d'attention qu'elle n'en mťritait, il dit d'un
air p‚mť ŗ un cavalier qui l'accompagnait: ęAh! mon ami, voilŗ une
pantoufle qui m'enchante l'imagination! Que le pied pour lequel on
l'a faite doit Ítre mignon! je prends trop de plaisir ŗ la voir;
ťloignons-nous promptement: il y a du pťril ŗ passer par ici.Ľ
--Il faut marquer de noir ce bachelier-lŗ, dit Lťandro Perez.--C'est
juger sainement de lui, reprit le diable, et l'on ne doit pas non
plus marquer de blanc son plus proche voisin, un original d'auditeur
qui, parce qu'il a un ťquipage, rougit de honte quand il est obligť
de se servir d'un carrosse de louage. Faisons une accolade de cet
auditeur avec un licenciť de ses parents qui possŤde une dignitť
d'un grand revenu dans une ťglise de Madrid, et qui va presque
toujours en carrosse de louage, pour en mťnager deux fort propres et
quatre belles mules qu'il a chez lui.
ęJe dťcouvre dans le voisinage de l'auditeur et du bachelier un
homme ŗ qui l'on ne peut sans injustice refuser une place parmi les
fous. C'est un cavalier de soixante ans qui fait l'amour ŗ une jeune
femme: il la voit tous les jours, et croit lui plaire en
l'entretenant des bonnes fortunes qu'il a eues dans ses beaux jours:
il veut qu'elle lui tienne compte d'avoir autrefois ťtť aimable.
ęMettons avec ce vieillard un autre qui repose ŗ dix pas de nous, un
comte franÁais qui est venu ŗ Madrid pour voir la cour d'Espagne: ce
vieux seigneur est dans son quatorziŤme lustre; il a brillť dans ses
belles annťes ŗ la cour de son roi: tout le monde y admirait jadis
sa taille, son air galant, et l'on ťtait surtout charmť du goŻt
qu'il y avait dans la maniŤre dont il s'habillait. Il a conservť
tous ses habits, et il les porte depuis cinquante ans, en dťpit de
la mode qui change tous les jours dans son pays; mais ce qu'il y a
de plus plaisant, c'est qu'il s'imagine avoir encore aujourd'hui les
mÍmes gr‚ces qu'on lui trouvait dans sa jeunesse.
--Il n'y a point ŗ hťsiter, dit don Clťofas; plaÁons ce seigneur
franÁais parmi les personnes qui sont dignes d'Ítre pensionnaires
dans _la casa de los locos_.--J'y retiens une loge, reprit le dťmon,
pour une dame qui demeure dans un grenier ŗ cŰtť de l'hŰtel du
comte: c'est une vieille veuve qui, par un excŤs de tendresse pour
ses enfants, a eu la bontť de leur faire une donation de tous ses
biens, moyennant une petite pension alimentaire que lesdits enfants
sont obligťs de lui faire, et que, par reconnaissance, ils ont grand
soin de ne lui pas payer.
ęJ'y veux envoyer aussi un vieux garÁon de bonne famille, lequel n'a
pas plus tŰt un ducat qu'il le dťpense, et qui, ne pouvant se passer
d'espŤces, est capable de tout faire pour en avoir. Il y a quinze
jours que sa blanchisseuse, ŗ qui il devait trente pistoles, vint
les lui demander, en disant qu'elle en avait besoin pour se marier ŗ
un valet de chambre qui la recherchait. ęTu as donc d'autre argent?
lui dit-il; car oý diable est le valet de chambre qui voudra devenir
ton mari pour trente pistoles?--Hť! mais, rťpondit-elle, j'ai
encore, outre cela, deux cents ducats.--Deux cents ducats!
rťpliqua-t-il avec ťmotion; malpeste! Tu n'as qu'ŗ me les donner ŗ
moi: je t'ťpouse, et nous voilŗ quitte ŗ quitte.Ľ Il fut pris au
mot, et sa blanchisseuse est devenue sa femme.
ęRetenons trois places pour ces trois personnes qui reviennent de
souper en ville, et qui rentrent dans cet hŰtel ŗ main droite, oý
elles font leur rťsidence. L'un est un comte qui se pique d'aimer
les belles-lettres; l'autre est son frŤre le licenciť, et le
troisiŤme un bel esprit attachť ŗ eux. Ils ne se quittent presque
point: ils vont tous trois ensemble partout en visite. Le comte n'a
soin que de se louer; son frŤre le loue et se loue aussi lui-mÍme;
mais le bel esprit est chargť de trois soins: de les louer tous
deux, et de mÍler ses louanges avec les leurs.
ęEncore deux places, l'une pour un vieux bourgeois fleuriste qui,
n'ayant pas de quoi vivre, veut entretenir un jardinier et une
jardiniŤre, pour avoir soin d'une douzaine de fleurs qu'il a dans
son jardin. L'autre pour un histrion qui, plaignant les dťsagrťments
attachťs ŗ la vie comique, disait l'autre jour ŗ quelques-uns de ses
camarades: ęMa foi, mes amis, je suis bien dťgoŻtť de la profession:
oui, j'aimerais mieux n'Ítre qu'un petit gentilhomme de campagne de
mille ducats de rente.Ľ
ęDe quelque cŰtť que je tourne la vue, continua l'esprit, je ne
dťcouvre que des cerveaux malades. J'aperÁois un chevalier de
Calatrava, qui est si fier et si vain d'avoir des entretiens secrets
avec la fille d'un grand, qu'il se croit de niveau avec les
premiŤres personnes de la cour. Il ressemble ŗ Villius, qui
s'imaginait Ítre gendre de Scylla parce qu'il ťtait bien avec la
fille de ce dictateur: cette comparaison est d'autant plus juste,
que ce chevalier a, comme le romain, un Longazenus, c'est-ŗ-dire un
rival de nťant, qui est encore plus favorisť que lui.
ęOn dirait que les mÍmes hommes renaissent de temps en temps sous de
nouveaux traits. Je reconnais dans ce commis le ministre Bollanus,
qui ne gardait de mesures avec personne, et qui rompait en visiŤre ŗ
tous ceux dont l'abord lui ťtait dťsagrťable. Je revois dans ce
vieux prťsident Fufidius, qui prÍtait son argent ŗ cinq pour cent
par mois; et Marsoeus, qui donna sa maison paternelle ŗ la
comťdienne Origo, revit dans ce garÁon de famille, qui mange avec
une femme de thť‚tre une maison de campagne qu'il a prŤs de
l'Escurial.Ľ
Asmodťe allait poursuivre; mais comme il entendit tout ŗ coup
accorder des instruments de musique, il s'arrÍta, et dit ŗ don
Clťofas: ęIl y a au bout de cette rue des musiciens qui vont donner
une sťrťnade ŗ la fille d'un alcalde de corte: si vous voulez voir
cette fÍte de prŤs, vous n'avez qu'ŗ parler.--J'aime fort ces sortes
de concerts, rťpondit Zambullo; approchons-nous de ces symphonistes:
peut-Ítre y a-t-il des voix parmi eux.Ľ Il n'eut pas achevť ces
mots, qu'il se trouva sur une maison voisine de l'alcalde.
Les joueurs d'instruments jouŤrent d'abord quelques airs italiens,
aprŤs quoi deux chanteurs chantŤrent alternativement les couplets
suivants.
1er COUPLET.
Si de tu hermosura quieres
Una copia con mil gracias,
Escucha, porque pretendo
El pintar la.
(_Si vous voulez une copie de vos gr‚ces et de votre
beautť, ťcoutez-moi, car je prťtends en faire le
portrait._)
2e COUPLET.
Es tu frente toda nieve
Y el alabastro batallas
OfreciÚ al Amor, haziendo
En ella vaya.
(_Votre visage tout de neige et d'alb‚tre a fait des dťfis
ŗ l'amour qui se moquait de lui._)
3e COUPLET.
Amor labrÚ de tus cejas
Dos arcos para su aljava,
Y debaxo ha descubierto
Quien le mata.
(_L'amour a fait de vos sourcils deux arcs pour son
carquois; mais il a dťcouvert dessous qui le tue_.)
4e COUPLET.
Eres dueŮa de el lugar,
Vandolera de las almas,
Iman de les alvedrios,
Linda alhaja.
(_Vous Ítes souveraine de ce sťjour, la voleuse des coeurs,
l'aimant des dťsirs, un joli bijou._)
5e COUPLET.
Un rasgo de tu hermosura
Quisiera yo retratar la.
Que es estrella, es cielo, es sol:
No, es sino el alva.
(_Je voudrais d'un seul trait peindre votre beautť: c'est une
ťtoile, un ciel, un soleil: non, ce n'est qu'une aurore._)
ęLes couplets sont galants et dťlicats, s'ťcria l'ťcolier.--Ils vous
semblent tels, dit le dťmon, parce que vous Ítes Espagnol; s'ils
ťtaient traduits en franÁais, par exemple, ils ne jetteraient pas un
trop beau coton: les lecteurs de cette nation n'en approuveraient
pas les expressions figurťes, et y trouveraient une bizarrerie
d'imagination qui les ferait rire. Chaque peuple est entÍtť de son
goŻt et de son gťnie. Mais laissons lŗ ces couplets, continua-t-il;
vous allez entendre une autre musique.
ęSuivez de l'oeil ces quatre hommes qui paraissent subitement dans
la rue: les voici qui viennent fondre sur les symphonistes. Ceux-ci
se font des boucliers de leurs instruments, lesquels, ne pouvant
rťsister ŗ la force des coups, volent en ťclats. Voyez arriver ŗ
leur secours deux cavaliers, dont l'un est le patron de la sťrťnade.
Avec quelle furie ils chargent les agresseurs! Mais ces derniers,
qui les ťgalent en adresse et en valeur, les reÁoivent de bonne
gr‚ce. Quel feu sort de leurs ťpťes! Remarquez qu'un dťfenseur de la
symphonie tombe; c'est celui qui a donnť le concert: il est
mortellement blessť. Son compagnon, qui s'en aperÁoit, prend la
fuite: les agresseurs de leur cŰtť se sauvent, et tous les musiciens
disparaissent: il ne reste sur la place que l'infortunť cavalier
dont la mort est le prix de la sťrťnade. Considťrez en mÍme temps la
fille de l'alcalde: elle est ŗ sa jalousie, d'oý elle a observť tout
ce qui vient de se passer; cette dame est si fiŤre et si vaine de sa
beautť, quoiqu'assez commune, qu'au lieu d'en dťplorer les effets
funestes, la cruelle s'en applaudit et s'en croit plus aimable.
ęCe n'est pas tout, ajouta-t-il: regardez un autre cavalier qui
s'arrÍte dans la rue auprŤs de celui qui est noyť dans son sang,
pour le secourir, s'il est possible; mais pendant qu'il s'occupe
d'un soin si charitable, prenez garde qu'il est surpris par la ronde
qui survient: la voilŗ qui le mŤne en prison, oý il demeurera
longtemps, et il ne lui en coŻtera guŤre moins que s'il ťtait le
meurtrier du mort.
--Que de malheurs il arrive cette nuit! dit Zambullo.--Celui-ci,
reprit le diable, ne sera pas le dernier. Si vous ťtiez prťsentement
ŗ la porte du Soleil, vous seriez effrayť d'un spectacle qui s'y
prťpare. Par la nťgligence d'un domestique, le feu est dans un
hŰtel, oý il a dťjŗ rťduit en cendres beaucoup de meubles prťcieux;
mais, quelques riches effets qu'il puisse consumer, don PŤdre de
Escolano, ŗ qui appartient cet hŰtel malheureux, n'en regrettera
point la perte s'il peut sauver Sťraphine, sa fille unique, qui se
trouve en danger de pťrir.Ľ
Don Clťofas souhaita de voir cet incendie, et le boiteux le
transporta, dans l'instant mÍme, ŗ la porte du Soleil, sur une
grande maison qui faisait face ŗ celle oý ťtait le feu.
CHAPITRE XI
_De l'incendie, et de ce que fit Asmodťe en cette occasion par
amitiť pour don Clťofas._
Ils entendirent d'abord les voix confuses de plusieurs personnes,
dont les unes criaient _au feu_, et les autres demandaient de l'eau.
Ils remarquŤrent, peu de temps aprŤs, qu'un grand escalier par oý
l'on montait aux principaux appartements de l'hŰtel de don PŤdre
ťtait tout enflammť: ils virent ensuite sortir par les fenÍtres des
tourbillons de flamme et de fumťe.
ęL'incendie est dans sa fureur, dit le dťmon; dťjŗ le feu, parvenu
jusqu'au toit, commence ŗ s'y faire un passage et remplit l'air
d'ťtincelles. L'embrasement devient tel, que le peuple qui accourt
de toutes parts pour l'ťteindre ne peut s'occuper qu'ŗ le regarder.
DťmÍlez dans la foule des spectateurs un vieillard en robe de
chambre: c'est le seigneur de Escolano. Entendez-vous ses cris et
ses lamentations? Il s'adresse aux hommes qui l'environnent, et les
conjure d'aller dťlivrer sa fille; mais il a beau leur promettre une
grosse rťcompense, aucun ne veut exposer sa vie pour cette dame, qui
n'a que seize ans, et dont la beautť est incomparable. Voyant qu'il
implore en vain leur assistance, il s'arrache les cheveux et la
moustache; il se frappe la poitrine; l'excŤs de sa douleur lui fait
faire des actions insensťes. D'un autre cŰtť, Sťraphine, abandonnťe
de ses femmes, s'est ťvanouie de frayeur dans son appartement, oý
bientŰt une ťpaisse fumťe va l'ťtouffer: aucun mortel ne peut la
secourir.
--Ah! seigneur Asmodťe, s'ťcria Lťandro Perez entraÓnť par les
mouvements d'une gťnťreuse compassion, cťdez ŗ la pitiť dont je me
sens saisir, et ne rejetez pas la priŤre que je vous fais de sauver
cette jeune dame de la mort prochaine qui la menace: c'est ce que je
vous demande pour prix du service que je vous ai rendu. Ne vous
opposez point, comme tantŰt, ŗ mon envie; j'en aurais un chagrin
mortel.Ľ
Le diable sourit en entendant parler ainsi l'ťcolier. ęSeigneur
Zambullo, lui dit-il, vous avez toutes les qualitťs d'un bon
chevalier errant: vous Ítes courageux, compatissant aux peines
d'autrui, et trŤs-prompt au service des jeunes damoiselles. Ne
seriez-vous pas homme ŗ vous jeter au milieu des flammes, comme un
Amadis, pour aller dťlivrer Sťraphine et la rendre saine et sauve ŗ
son pŤre?--PlŻt au ciel! rťpondit don Clťofas, que la chose fŻt
possible! je l'entreprendrais sans balancer.--Votre mort, reprit le
boiteux, serait tout le salaire d'un si bel exploit. Je vous l'ai
dťjŗ dit, la valeur humaine ne peut rien dans cette occasion, et il
faut bien que je m'en mÍle pour vous contenter: regardez de quelle
faÁon je vais m'y prendre: observez d'ici toutes mes opťrations.Ľ
Il n'eut pas sitŰt dit ces paroles, qu'empruntant la figure de
Lťandro Perez, au grand ťtonnement de cet ťcolier, il se glissa
parmi le peuple, traversa la presse, et se lanÁa dans le feu comme
dans son ťlťment, ŗ la vue des spectateurs, qui furent effrayťs de
cette action, et qui la bl‚mŤrent par un cri gťnťral. ęQuel
extravagant! disait l'un; comment l'intťrÍt a-t-il pu l'aveugler
jusque-lŗ? S'il n'ťtait pas entiŤrement fou, la rťcompense promise
ne l'aurait nullement tentť.--Il faut, disait l'autre, que ce jeune
tťmťraire soit un amant de la fille de don PŤdre, et que, dans la
douleur qui le possŤde, il ait rťsolu de sauver sa maÓtresse ou de
se perdre avec elle.Ľ
Enfin, ils comptaient tous qu'il aurait le sort d'Empťdocle[11],
lorsqu'une minute aprŤs ils le virent sortir des flammes avec
Sťraphine entre ses bras. L'air retentit d'acclamations; le peuple
donna mille louanges au brave cavalier qui avait fait un si beau
coup. Quand la tťmťritť est heureuse, elle ne trouve plus de
censeurs, et ce prodige parut ŗ la nation un effet trŤs-naturel du
courage espagnol.
[Note 11: PoŽte et philosophe sicilien, qui se jeta dans les
flammes du Mont-Etna.]
Comme la dame ťtait encore ťvanouie, son pŤre n'osa se livrer ŗ la
joie: il craignait qu'aprŤs avoir ťtť si heureusement dťlivrťe du
feu, elle ne mourŻt ŗ ses yeux de l'impression terrible qu'avait dŻ
faire en son cerveau le pťril qu'elle avait couru; mais il fut
bientŰt rassurť: elle revint de son ťvanouissement par les soins
qu'on prit de le dissiper. Elle envisagea le vieillard, et lui dit
d'un air tendre: ęSeigneur, je serais plus affligťe que rťjouie de
voir mes jours conservťs, si les vŰtres ne l'ťtaient pas.--Ah, ma
fille! lui rťpondit-il en l'embrassant, puisque je ne vous ai pas
perdue, je suis consolť de tout le reste. Remercions, poursuivit-il
en lui prťsentant le faux don Clťofas, remercions tous deux ce jeune
cavalier; c'est votre libťrateur; c'est ŗ lui que vous devez la vie:
nous ne pouvons lui tťmoigner assez de reconnaissance, et la somme
que j'ai promise ne saurait nous acquitter envers lui.Ľ
Le diable prit alors la parole, et dit ŗ don PŤdre d'un air poli:
ęSeigneur, la rťcompense que vous avez proposťe n'a aucune part au
service que j'ai eu le bonheur de vous rendre: je suis noble et
Castillan; le plaisir d'avoir essuyť vos larmes, et arrachť aux
flammes l'objet charmant qu'elles allaient consumer, est un salaire
qui me suffit.Ľ
Le dťsintťressement et la gťnťrositť du libťrateur firent concevoir
pour lui une estime infinie au seigneur de Escolano, qui le pria de
le venir voir, et lui demanda son amitiť, en lui offrant la sienne.
AprŤs bien des compliments de part et d'autre, le pŤre et la fille
se retirŤrent dans un corps de logis qui ťtait au bout du jardin;
ensuite le dťmon rejoignit l'ťcolier, qui, le voyant revenir sous sa
premiŤre forme, lui dit: ęSeigneur diable, mes yeux m'auraient-ils
trompť? N'ťtiez-vous pas tout ŗ l'heure sous ma
figure?--Pardonnez-moi, rťpondit le boiteux, et je vais vous
apprendre le motif de cette mťtamorphose. J'ai formť un grand
dessein: je prťtends vous faire ťpouser Sťraphine; je lui ai dťjŗ
inspirť, sous vos traits, une passion violente pour votre
seigneurie. Don PŤdre est aussi trŤs-satisfait de vous, parce que je
lui ai dit fort poliment qu'en dťlivrant sa fille je n'avais eu en
vue que de leur faire plaisir ŗ l'un et ŗ l'autre, et que l'honneur
d'avoir heureusement mis ŗ fin une si pťrilleuse aventure ťtait une
assez belle rťcompense pour un gentilhomme espagnol. Le bonhomme a
l'‚me noble: il ne voudra pas demeurer en reste de gťnťrositť, et je
vous dirai qu'en ce moment il dťlibŤre en lui-mÍme s'il vous fera
son gendre, pour mesurer sa reconnaissance au service qu'il
s'imagine que vous lui avez rendu.
ęEn attendant qu'il s'y dťtermine, ajouta le boiteux, gagnons un
endroit plus favorable que celui-ci pour continuer nos
observations.Ľ A ces mots, il emporta l'ťcolier sur une haute ťglise
remplie de mausolťes.
CHAPITRE XII
_Des tombeaux, des ombres et de la Mort._
Avant que nous poursuivions l'examen des vivants, dit le dťmon,
troublons pour quelques moments le repos des morts de cette ťglise;
parcourons tous ces tombeaux, dťvoilons ce qu'ils recŤlent; voyons
ce qui les a fait ťlever.
ęLe premier de ceux qui sont ŗ main droite contient les tristes
restes d'un officier gťnťral qui, comme un autre Agamemnon, trouva
au retour de la guerre un Egiste dans sa maison. Il y a dans le
second un jeune cavalier de noble race, qui, voulant montrer son
adresse et sa vigueur ŗ sa dame un jour de combat de taureaux, fut
cruellement occis par un de ces animaux-lŗ. Et dans le troisiŤme gÓt
un vieux prťlat sorti de ce monde assez brusquement, pour avoir fait
son testament en pleine santť et l'avoir lu ŗ ses domestiques, ŗ
qui, comme un bon maÓtre, il lťguait quelque chose. Son cuisinier
fut impatient de recevoir son legs.
ęIl repose dans le quatriŤme mausolťe un courtisan qui ne s'est
jamais fatiguť qu'ŗ faire sa cour; on le vit, pendant soixante ans,
tous les jours au lever, au dÓner, au souper et au coucher du roi,
qui le combla de bienfaits pour rťcompenser son assiduitť.--Au
reste, dit don Clťofas, ce courtisan ťtait-il homme ŗ rendre
service?--A personne, rťpondit le diable: il promettait volontiers
de faire plaisir; mais il ne tenait jamais ses promesses.--Le
misťrable! rťpliqua Lťandro: si l'on voulait retrancher de la
sociťtť civile les hommes qui y sont de trop, il faudrait commencer
par les courtisans de ce caractŤre-lŗ.
--Le cinquiŤme tombeau, reprit Asmodťe, renferme la dťpouille
mortelle d'un seigneur zťlť pour la nation espagnole, et jaloux de
la gloire de son maÓtre: il fut toute sa vie ambassadeur ŗ Rome ou
en France, en Angleterre ou en Portugal; il se ruina si bien dans
ses ambassades, qu'il n'avait pas de quoi se faire enterrer quand il
mourut; mais le roi en fit la dťpense pour reconnaÓtre ses services.
ęPassons aux monuments qui sont de l'autre cŰtť. Le premier est
celui d'un gros nťgociant qui laissa de grandes richesses ŗ ses
enfants; mais, de peur qu'elles ne leur fissent oublier de qui ils
ťtaient sortis, il fit graver sur son tombeau son nom et sa qualitť,
ce qui ne plaÓt guŤre aujourd'hui ŗ ses descendants.
ęLe mausolťe qui suit, et qui surpasse tous les autres en
magnificence, est un morceau que les voyageurs regardent avec
admiration.--En effet, dit Zambullo, il me paraÓt admirable: je suis
enchantť surtout de ces deux reprťsentations qui sont ŗ genoux;
voilŗ des figures bien travaillťes! que le sculpteur qui les a
faites ťtait un habile ouvrier! Mais apprenez-moi, de gr‚ce, ce que
les personnes qu'elles reprťsentent ont ťtť pendant leur vie.Ľ
Le boiteux reprit: ęVous voyez un duc et son ťpouse: ce seigneur
ťtait grand sommelier du corps; il remplissait sa charge avec
honneur, et sa femme vivait dans une haute dťvotion. Il faut que je
vous rapporte un trait de cette bonne duchesse: vous le trouverez un
peu gaillard pour une dťvote. Le voici:
ęCette dame avait pour directeur, depuis longtemps, un religieux de
la Merci, nommť don JťrŰme d'Aguilar, homme de bien et fameux
prťdicateur: elle en ťtait trŤs-satisfaite, lorsqu'il parut ŗ Madrid
un dominicain qui se mit ŗ prÍcher de faÁon que tout le peuple en
fut enchantť. Ce nouvel orateur s'appelait le frŤre Placide: on
courait ŗ ses sermons comme ŗ ceux du cardinal Ximenťs, et, sur sa
rťputation, la cour, ayant voulu l'entendre, en fut encore plus
contente que la ville.
ęNotre duchesse se fit d'abord un point d'honneur de tenir bon
contre la renommťe, et de rťsister ŗ la curiositť d'aller juger par
elle-mÍme de l'ťloquence du frŤre Placide. Elle en usait ainsi pour
prouver ŗ son directeur qu'en pťnitente dťlicate et sensible, elle
entrait dans les sentiments de dťpit et de jalousie que ce nouveau
venu pouvait lui causer. Il n'y eut pourtant pas moyen de s'en
dťfendre toujours; le dominicain fit tant de bruit, qu'elle cťda
enfin ŗ la tentation de le voir: elle le vit, l'entendit prÍcher, le
goŻta, le suivit, et la petite inconstante forma le projet de se
mettre sous sa direction.
ęIl fallait auparavant se dťbarrasser du religieux de la Merci; cela
n'ťtait pas facile: un guide spirituel ne se quitte pas comme un
amant; une dťvote ne veut point passer pour volage, ni perdre
l'estime d'un directeur qu'elle abandonne. Que fit la duchesse? elle
alla trouver don JťrŰme, et lui dit d'un air aussi triste que si
elle eŻt ťtť vťritablement affligťe: ęMon pŤre, je suis au
dťsespoir: vous me voyez dans un ťtonnement, dans une affliction,
dans une perplexitť d'esprit inconcevable.--Qu'avez-vous donc,
Madame? rťpondit d'Aguilar.--Le croirez-vous? reprit-elle; mon mari,
qui a toujours eu une parfaite confiance en ma vertu, aprŤs m'avoir
vue si longtemps sous votre conduite sans faire paraÓtre la moindre
inquiťtude sur la mienne, se livre tout ŗ coup ŗ des soupÁons
jaloux, et ne veut plus que vous soyez mon directeur. Avez-vous
jamais ouÔ parler d'un pareil caprice? j'ai eu beau lui reprocher
qu'il offensait avec moi un homme d'une piťtť profonde et dťlivrť de
la tyrannie des passions, je n'ai fait qu'augmenter sa dťfiance en
prenant votre parti.Ľ
ęDon JťrŰme, malgrť tout son esprit, donna dans ce rapport; il est
vrai qu'elle le lui avait fait avec des dťmonstrations ŗ tromper
toute la terre. Quoique f‚chť de perdre une pťnitente de cette
importance, il ne laissa pas de l'exhorter ŗ se conformer aux
volontťs de son ťpoux; mais Sa Rťvťrence ouvrit enfin les yeux, et
fut au fait lorsqu'elle apprit que cette dame avait choisi le frŤre
Placide pour directeur.
ęAprŤs ce grand sommelier du corps et son adroite ťpouse, continua
le diable, un mausolťe plus modeste recŤle depuis peu de temps le
bizarre assemblage d'un doyen du conseil des Indes et de sa jeune
femme. Ce doyen, dans sa soixante-troisiŤme annťe, ťpousa une fille
de vingt ans; il avait d'un premier lit deux enfants, dont il ťtait
prÍt ŗ signer la ruine, lorsqu'une apoplexie l'emporta: sa femme
mourut vingt-quatre heures aprŤs lui, de regret qu'il ne fŻt pas
mort trois jours plus tard.
Nous voici arrivťs au monument de cette ťglise le plus respectable:
les Espagnols ont autant de vťnťration pour ce tombeau que les
Romains en avaient pour celui de Romulus.--De quel grand personnage
renferme-t-il la cendre, dit Lťandro Perez?--D'un premier ministre
de la couronne d'Espagne, rťpondit Asmodťe: jamais la monarchie n'en
aura peut-Ítre un pareil. Le roi se reposa du soin du gouvernement
sur ce grand homme, qui sut si bien s'en acquitter, que le monarque
et ses sujets en furent trŤs-contents. L'…tat, sous son ministŤre,
fut toujours florissant et les peuples heureux; enfin cet habile
ministre eut beaucoup de religion et d'humanitť: cependant,
quoiqu'il n'eŻt rien ŗ se reprocher en mourant, la dťlicatesse de
son poste ne laissa pas de le faire trembler.
ęUn peu au delŗ de ce ministre, si digne d'Ítre regrettť, dťmÍlez
dans un coin une table de marbre noir attachťe ŗ un pilier.
Voulez-vous que j'ouvre le sťpulcre qui est dessous, pour vous
montrer ce qui reste d'une fille bourgeoise qui mourut ŗ la fleur de
son ‚ge, et dont la beautť charmait tous les yeux? ce n'est plus que
de la poussiŤre; c'ťtait de son vivant une personne si aimable, que
son pŤre avait de continuelles alarmes que quelque amant ne la lui
enlev‚t, ce qui aurait bien pu arriver si elle eŻt vťcu plus
longtemps. Trois cavaliers qui l'idol‚traient furent inconsolables
de sa perte, et se donnŤrent la mort pour signaler leur dťsespoir.
Leur tragique histoire est gravťe en lettres d'or sur cette table de
marbre, avec trois petites figures qui reprťsentent ces trois
galants dťsespťrťs: ils sont prÍts ŗ se dťfaire eux-mÍmes; l'un
avale un verre de poison; l'autre se perce de son ťpťe, et le
troisiŤme se passe au col une ficelle pour se pendre.Ľ
Le dťmon, remarquant en cet endroit que l'ťcolier riait de tout son
coeur, et trouvait fort plaisant qu'on eŻt ornť de ces trois figures
l'ťpitaphe de la bourgeoise, lui dit: ęPuisque cette imagination
vous rťjouit, peu s'en faut qu'en cet instant je ne vous transporte
sur les bords du Tage, pour vous montrer le monument qu'un auteur
dramatique a fait construire dans l'ťglise d'un village auprŤs
d'Almaraz, oý il s'ťtait retirť aprŤs avoir menť ŗ Madrid une longue
et joyeuse vie. Cet auteur a donnť au thť‚tre un grand nombre de
comťdies pleines de gravelures et de gros sel; mais il s'en est
repenti avant sa mort, et, pour expier le scandale qu'elles ont
causť, il a fait peindre sur son tombeau une espŤce de bŻcher,
composť de livres qui reprťsentent quelques-unes de ses piŤces, et
l'on voit la pudeur qui tient un flambeau allumť pour y mettre le
feu.
ęOutre les morts qui sont dans les mausolťes que je viens de vous
faire observer, il y en a une infinitť d'autres qui ont ťtť enterrťs
ici fort simplement. Je vois errer toutes leurs ombres: elles se
promŤnent, passent et repassent sans cesse les unes auprŤs des
autres, sans troubler le profond repos qui rŤgne dans ce lieu saint.
Elles ne se parlent point; mais je lis dans leur silence toutes
leurs pensťes.--Que je suis mortifiť, s'ťcria don Clťofas, de ne
pouvoir jouir comme vous du plaisir de les apercevoir!--Je puis
encore vous donner ce contentement, lui dit Asmodťe; rien n'est plus
facile pour moi.Ľ En mÍme temps ce dťmon lui toucha les yeux, et,
par un prestige, lui fit voir un grand nombre de fantŰmes blancs.
A l'apparition de ces spectres, Zambullo frťmit. ęComment donc, lui
dit le diable, vous frťmissez? Ces ombres vous font-elles peur? Que
leur habillement ne vous ťpouvante point; accoutumez-vous-y dŤs ŗ
prťsent: vous le porterez ŗ votre tour; c'est l'uniforme des m‚nes;
rassurez-vous donc, et ne craignez rien. Pouvez-vous manquer de
fermetť dans cette occasion, vous qui avez eu l'assurance de
soutenir ma vue? Ces gens-ci ne sont pas si mťchants que moi.Ľ
L'ťcolier, ŗ ces paroles, rappelant tout son courage, regarda les
fantŰmes assez hardiment. ęConsidťrez attentivement toutes ces
ombres, lui dit le boiteux: celles qui ont des mausolťes sont
confondues avec celles qui n'ont qu'une misťrable biŤre pour tout
monument: la subordination qui les distinguait les unes des autres
pendant leur vie ne subsiste plus: le grand sommelier du corps et le
premier ministre ne sont pas plus prťsentement que les plus vils
citoyens enterrťs dans cette ťglise. La grandeur de ces nobles m‚nes
a fini avec leurs jours, comme celle d'un hťros de thť‚tre finit
avec la piŤce.
--Je fais une remarque, dit Lťandro; je vois une ombre qui se
promŤne toute seule, et semble fuir la compagnie des autres.--Dites
plutŰt que les autres ťvitent la sienne, rťpondit le dťmon, et vous
direz la vťritť: savez-vous bien quelle est cette ombre-lŗ? C'est
celle d'un vieux notaire, lequel a eu la vanitť de se faire enterrer
dans un cercueil de plomb, ce qui a choquť tous les autres m‚nes
bourgeois, dont les cadavres ont ťtť mis en terre ici plus
modestement. Ils ne veulent point, pour mortifier son orgueil, que
son ombre se mÍle parmi eux.
--Je viens de faire encore une observation, reprit don Clťofas: deux
ombres, en passant l'une devant l'autre, se sont arrÍtťes un moment
pour se regarder, ensuite elles ont continuť leur chemin.--Ce sont,
rťpartit le diable, celles de deux amis intimes, dont l'un ťtait
peintre et l'autre musicien: ils ťtaient un peu ivrognes, ŗ cela
prŤs fort honnÍtes gens. Ils cessŤrent de vivre dans la mÍme annťe:
quand leurs m‚nes se rencontrent, frappťs du souvenir de leurs
plaisirs, ils se disent par leur triste silence: ęAh! mon ami, nous
ne boirons plus!Ľ
--Misťricorde! s'ťcria l'ťcolier; qu'est-ce que je vois? Je dťcouvre
au bout de cette ťglise deux ombres qui se promŤnent ensemble:
qu'elles me semblent mal appareillťes! Leurs tailles et leurs
allures sont bien diffťrentes: l'une est d'une hauteur dťmesurťe, et
marche fort gravement, au lieu que l'autre est petite et a l'air
ťvaporť.--La grande, reprit le boiteux, est celle d'un Allemand qui
perdit la vie pour avoir bu dans une dťbauche trois santťs avec du
tabac dans son vin; et la petite est celle d'un FranÁais, lequel,
suivant l'esprit galant de sa nation, s'avisa, en entrant dans une
ťglise, de prťsenter poliment de l'eau bťnite ŗ une jeune dame qui
en sortait: dŤs le mÍme jour, pour prix de sa politesse, il fut
couchť par terre d'un coup d'escopette.
ęDe mon cŰtť, dit Asmodťe, je considŤre trois ombres remarquables
que je dťmÍle dans la foule: il faut que je vous apprenne de quelle
faÁon elles ont ťtť sťparťes de leur matiŤre. Elles animaient les
jolis corps de trois comťdiennes qui faisaient autant de bruit ŗ
Madrid, dans leur temps, qu'Origo, Citherio et Arbuscula en ont fait
ŗ Rome dans le leur, et qui possťdaient aussi bien qu'elles l'art de
divertir les hommes en public et de les ruiner en particulier. Voici
quelle fut la fin de ces fameuses comťdiennes espagnoles: l'une
creva subitement d'envie au bruit des applaudissements du parterre,
au dťbut d'une actrice nouvelle; l'autre trouva dans l'excŤs de la
bonne chŤre l'infaillible mort qui le suit; et la troisiŤme, venant
de s'ťchauffer sur la scŤne ŗ jouer le rŰle d'une vestale, mourut
d'une fausse couche derriŤre le thť‚tre.
ęMais laissons en repos toutes ces ombres, poursuivit le dťmon; nous
les avons assez examinťes; je veux prťsenter ŗ votre vue un nouveau
spectacle qui doit faire sur vous une impression encore plus forte
que celui-ci. Je vais, par la mÍme puissance qui vous a fait
apercevoir ces m‚nes, vous rendre la Mort visible. Vous allez
contempler cette cruelle ennemie du genre humain, laquelle tourne
sans cesse autour des hommes sans qu'ils la voient, qui parcourt en
un clin d'oeil toutes les parties du monde, et fait dans un mÍme
moment sentir son pouvoir aux divers peuples qui les habitent.
ęRegardez du cŰtť de l'orient; la voilŗ qui s'offre ŗ vos yeux: une
troupe nombreuse d'oiseaux de mauvais augure vole devant elle avec
la Terreur, et annonce son passage par des cris funŤbres. Son
infatigable main est armťe de la faulx terrible sous laquelle
tombent successivement toutes les gťnťrations. Sur une de ses ailes
sont peints la guerre, la peste, la famine, le naufrage, l'incendie,
avec les autres accidents funestes qui lui fournissent ŗ chaque
instant une nouvelle proie, et l'on voit sur l'autre aile de jeunes
mťdecins qui se font recevoir docteurs en prťsence de la Mort, qui
leur donne le bonnet aprŤs leur avoir fait jurer qu'ils n'exerceront
jamais la mťdecine autrement qu'on la pratique aujourd'hui.Ľ
Quoique don Clťofas fŻt persuadť qu'il n'y avait aucune rťalitť dans
ce qu'il voyait, et que c'ťtait seulement pour lui faire plaisir que
le diable lui montrait la Mort sous cette forme, il ne pouvait la
considťrer sans frayeur: il se rassura nťanmoins, et dit au dťmon:
ęCette figure ťpouvantable ne passera pas seulement par-dessus la
ville de Madrid, elle y laissera sans doute des marques de son
passage.--Oui, certainement, rťpondit le boiteux: elle ne vient pas
ici pour rien; il ne tiendra qu'ŗ vous d'Ítre tťmoin de la besogne
qu'elle va faire.--Je vous prends au mot, rťpliqua l'ťcolier: volons
sur ses traces; voyons sur quelles familles malheureuses sa fureur
tombera. Que de larmes vont couler!--Je n'en doute pas, rťpartit
Asmodťe; mais il y en aura bien de commande! La Mort, malgrť
l'horreur qui l'accompagne, cause autant de joie que de douleur.Ľ
Nos deux spectateurs prirent leur vol, et suivirent la Mort pour
l'observer. Elle entra d'abord dans une maison bourgeoise dont le
chef ťtait malade ŗ l'extrťmitť: elle le toucha de sa faulx, et il
expira au milieu de sa famille, qui forma aussitŰt un concert
touchant de plaintes et de lamentations. ęIl n'y a point ici de
tricherie, dit le dťmon: la femme et les enfants de ce bourgeois
l'aimaient tendrement; d'ailleurs ils avaient besoin de lui pour
subsister; leurs pleurs ne sauraient Ítre perfides.
ęIl n'en est pas de mÍme de ce qui se passe dans cette autre maison
oý vous voyez la Mort qui frappe un vieillard alitť. C'est un
conseiller qui a toujours vťcu dans le cťlibat, et fait
trŤs-mauvaise chŤre pour amasser des biens considťrables qu'il
laisse ŗ trois neveux, qui se sont assemblťs chez lui dŤs qu'ils ont
appris qu'il tirait ŗ sa fin. Ils ont fait paraÓtre une extrÍme
affliction et fort bien jouť leurs rŰles; mais les voilŗ qui lŤvent
le masque et se prťparent ŗ faire des actes d'hťritiers, aprŤs avoir
fait des grimaces de parents: ils vont fouiller partout. Qu'ils
trouveront d'or et d'argent! Quel plaisir, vient de dire tout ŗ
l'heure un de ses hťritiers aux autres, quel plaisir pour des neveux
d'avoir de vieux ladres d'oncles qui renoncent aux douceurs de la
vie pour les leur procurer!--La belle oraison funŤbre, dit Lťandro
Perez!--Oh! ma foi, reprit le diable, la plupart des pŤres qui sont
riches et qui vivent longtemps n'en doivent point attendre une autre
de leurs propres enfants.
--Tandis que ces hťritiers pleins de joie cherchent les trťsors du
dťfunt, la Mort vole vers un grand hŰtel oý demeure un jeune
seigneur qui a la petite vťrole. Ce seigneur, le plus aimable de la
cour, va pťrir au commencement de ses beaux jours, malgrť le fameux
mťdecin qui le gouverne, ou peut-Ítre parce qu'il est gouvernť par
ce docteur.
ęRemarquez avec quelle rapiditť la Mort fait ses opťrations: elle a
dťjŗ tranchť la destinťe de ce jeune seigneur, et je la vois prÍte ŗ
faire une autre expťdition. Elle s'arrÍte sur un couvent, elle
descend dans une cellule, fond sur un bon religieux, et coupe le fil
de la vie pťnitente et mortifiťe qu'il mŤne depuis quarante ans. La
Mort, toute terrible qu'elle est, ne l'a point ťpouvantť; mais, en
rťcompense, elle entre dans un hŰtel qu'elle va remplir d'effroi.
Elle s'approche d'un licenciť de condition, nommť depuis peu ŗ
l'ťvÍchť d'Albarazin. Ce prťlat n'est occupť que des prťparatifs
qu'il fait pour se rendre ŗ son diocŤse avec toute la pompe qui
accompagne aujourd'hui les princes de l'…glise. Il ne songe ŗ rien
moins qu'ŗ mourir; nťanmoins il va tout ŗ l'heure partir pour
l'autre monde, oý il arrivera sans suite, comme le religieux; et je
ne sais s'il y sera reÁu aussi favorablement que lui.
--O ciel, s'ťcria Zambullo, la Mort va passer par-dessus le palais
du roi! Je crains que d'un coup de faulx la barbare ne jette toute
l'Espagne dans la consternation.--Vous avez raison de trembler, dit
le boiteux, car elle n'a pas plus de considťration pour les rois que
pour leurs valets de pied; mais rassurez-vous, ajouta-t-il un moment
aprŤs; elle n'en veut point encore au monarque, elle va tomber sur
un de ses courtisans, sur un de ces seigneurs dont l'unique
occupation est de le suivre et de faire leur cour: ce ne sont pas
les hommes de l'…tat les plus difficiles ŗ remplacer.
--Mais il me semble, rťpliqua l'ťcolier, que la Mort ne se contente
pas d'avoir enlevť ce courtisan: elle fait encore une pause sur le
palais, du cŰtť de l'appartement de la reine.--Cela est vrai,
rťpartit le diable, et c'est pour faire une trŤs-bonne oeuvre: elle
va couper le sifflet ŗ une mauvaise femme qui se plaÓt ŗ semer la
division dans la cour de la reine, et qui est tombťe malade de
chagrin de voir deux dames qu'elle avait brouillťes se rťconcilier
de bonne foi.
ęVous allez entendre des cris perÁants, continua le dťmon: la Mort
vient d'entrer dans ce bel hŰtel ŗ main gauche: il va s'y passer la
plus triste scŤne que l'on puisse voir sur le thť‚tre du monde:
arrÍtez vos yeux sur ce dťplorable spectacle.--Effectivement, dit
don Clťofas, j'aperÁois une dame qui s'arrache les cheveux et se
dťbat entre les bras de ses femmes. Pourquoi paraÓt-elle si
affligťe?--Regardez dans l'appartement qui est vis-ŗ-vis de
celui-lŗ, rťpondit le diable, vous en dťcouvrirez la cause.
Remarquez un homme ťtendu sur un lit magnifique: c'est son mari qui
expire: elle est inconsolable. Leur histoire est touchante, et
mťriterait d'Ítre ťcrite: il me prend envie de vous la conter.
--Vous me ferez plaisir, rťpliqua Lťandro; le pitoyable ne
m'attendrit pas moins que le ridicule me rťjouit.--Elle est un peu
longue, reprit Asmodťe; mais elle est trop intťressante pour vous
ennuyer. D'ailleurs, je vous l'avouerai, tout dťmon que je suis, je
me lasse de suivre la Mort: laissons-la chercher de nouvelles
victimes.--Je le veux bien, dit Zambullo: je suis plus curieux
d'entendre l'histoire dont vous me faites fÍte, que de voir pťrir
tous les humains l'un aprŤs l'autre.Ľ Alors le boiteux en commenÁa
le rťcit dans ces termes, aprŤs avoir transportť l'ťcolier sur une
des plus hautes maison de la rue d'Alcala.
FIN DU TOME PREMIER.
TABLE DES MATI»RES
DU TOME PREMIER.
Pages.
Prťface. v
Chapitre I. Quel diable c'est que le Diable
Boiteux. Oý et par quel hasard Don Clťofas
Leandro Perez Zambullo fit connaissance avec
lui. 1
Chapitre II. Suite de la dťlivrance d'Asmodťe. 11
Chapitre III. Dans quel endroit le Diable
Boiteux transporta l'ťcolier, et des premiŤres
choses qu'il lui fit voir. 16
Chapitre IV. Histoire des amours du comte
de Belflor et de Leonor de Cespedťs. 34
Chapitre V. Suite et conclusion des amours
du comte de Belflor. 70
Chapitre VI. Des nouvelles choses que vit
Don Cleofas, et de quelle maniŤre il fut vengť
de DoŮa Tomasa. 99
Chapitre VII. Des prisonniers. 109
Chapitre VIII. Asmodťe montre ŗ Don
Clťofas plusieurs personnes, et lui rťvŤle les
actions qu'elles ont faites dans la journťe. 139
Chapitre IX. Des fous enfermťs. 161
Chapitre X. Dont la matiŤre est inťpuisable. 195
Chapitre XI. De l'incendie, et de ce que fit
Asmodťe en cette occasion par amitiť pour Don
Cleofas. 213
Chapitre XII. Des tombeaux, des ombres
et de la Mort. 218
Imp. EugŤne Heutte et Cie, ŗ Saint-Germain.
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Le diable boiteux, tome I
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Excerpt
Project Gutenberg's Le diable boiteux, tome I, by Alain-Renť Le Sage
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Book Information
- Title
- Le diable boiteux, tome I
- Author(s)
- Le Sage, Alain René
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- January 20, 2011
- Word Count
- 57,463 words
- Library of Congress Classification
- PQ
- Bookshelves
- FR Littérature, Browsing: Culture/Civilization/Society, Browsing: Literature, Browsing: Fiction
- Rights
- Public domain in the USA.
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