Cover of Le diable boiteux, tome I

Le diable boiteux, tome I

French 57,463 words 957h 43m read Jan 20, 2011

Excerpt

Project Gutenberg's Le diable boiteux, tome I, by Alain-Renť Le Sage

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

Read the Full Text

Project Gutenberg's Le diable boiteux, tome I, by Alain-Renť Le Sage This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le diable boiteux, tome I Author: Alain-Renť Le Sage Editor: Pierre Jannet Release Date: January 20, 2011 [EBook #35019] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE BOITEUX, TOME I *** Produced by Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Print project.) LE DIABLE BOITEUX PAR LE SAGE _seule ťdition complŤte_ suivie de l'Entretien des cheminťes de Madrid et d'Une Journťe Des Parques PAR LE MEME AUTEUR ET PR…C…D…E D'UNE NOTICE PAR M. PIERRE JANNET TOME I PARIS ALPHONSE LEMERRE, …DITEUR 27, PASSAGE CHOISEUL, 29 M DCCC LXXVI PR…FACE. Je n'entrerai pas dans de grands dťtails sur la vie de Le Sage. Ce qu'on en sait a ťtť dit tant de fois et si bien, que je ne puis mieux faire, dans l'intťrÍt du lecteur, que de le renvoyer aux travaux de mes devanciers[1], en me bornant ŗ rappeler ici quelques faits et quelques dates. Alain-Renť Le Sage naquit ŗ Sarzeau, petite ville de la presqu'Óle de Rhuys, prŤs de Vannes, le 8 mai 1668. Il ťtait fils unique de Claude Le Sage, notaire royal, et de Jeanne Brenugat. Restť de bonne heure orphelin, il se trouva placť sous la tutelle d'un oncle par qui sa fortune fut dissipťe. Il fit ses ťtudes chez les Jťsuites de Vannes, vint les terminer ŗ Paris et se fit recevoir avocat. En 1694, il ťpouse une femme sans fortune, fille d'un menuisier de la rue de la Mortellerie. A vingt-sept ans il ťtait pŤre de famille, et la profession qu'il exerÁait n'ťtait pas lucrative. Il demanda des ressources ŗ la littťrature. Sur les conseils de Danchet, son ancien condisciple au collťge de Vannes, il fit une traduction des _Lettres d'AristenŤte_, qui parut en 1695 et n'eut aucun succŤs. Heureusement l'abbť de Lyonne s'intťressa ŗ Le Sage. Il lui procura quelques ressources et sut lui faire partager le goŻt trŤs-vif qu'il avait pour la littťrature espagnole. Cette littťrature, aprŤs avoir ťtť en grande faveur chez nous, y ťtait alors fort nťgligťe. Elle devint bientŰt familiŤre ŗ Le Sage, qui trouva lŗ le champ oý devait se dťvelopper et mŻrir son talent. Il commenÁa par traduire quelques piŤces de thť‚tre: _Le TraÓtre puni_, de Roxas, imprimť en 1700; _Don Fťlix de Mendoce_, de Lope de Vega; _Le Point d'honneur_, de Rojas, qui fut jouť en 1702. Puis il fit une traduction ou plutŰt une imitation des _Nouvelles Aventures de Don Quichote_, d'Avellaneda, qui parut en 1704, et une comťdie en cinq actes et en prose, tirťe de Calderon, _Don Cťsar Ursin_, qui rťussit ŗ la cour et fut sifflťe ŗ la ville. [Note 1: Voir notamment la _Vie de Le Sage_ (par Ch. Jos. Mayer), suivie d'une lettre du comte de Tressan, en tÍte de l'ťdition des _OEuvres choisies de Le Sage_, Paris, 1782; la Notice de Beuchot, en tÍte de l'ťdition des _OEuvres choisies_, Paris, 1818; La Notice de FranÁois de Neufchateau en tÍte de son ťdition de Gil Blas, Paris, 1820; Spence, Anecdotes, London, 1820; Audiffret, _Notice historique sur Le Sage_, Paris, 1822; Patin, _…loge de Le Sage_, Paris, 1822; Malitourne, _…loge de Le Sage_, Paris, 1822; W. Scott, _Miscellaneous Works_, Paris, 1837, t. III; Villemain, _Littťrature franÁaise du dix-huitiŤme siŤcle_, t. I; Sainte-Beuve, _Causeries du lundi_, t. II; Jules Janin, _Notice sur Le Sage_, en tÍte du _Diable Boiteux_, Paris, Bourdin, 1840, gr. in-8; _Biographie Didot_, article Le Sage; Ticknor, _Histoire de la Littťrature espagnole_. (Je me sers de la traduction allemande de N. H. Julius, Leipzig, 1852, 2 vol. in-8.)] Tout cela n'avait pas fait beaucoup pour la gloire et la fortune de Le Sage; mais le moment du triomphe approchait. En 1707, l'annťe la plus heureuse de sa vie, il obtint deux succŤs magnifiques, au thť‚tre avec _Crispin rival de son maÓtre_, dans le roman avec _le Diable boiteux_. En 1709, Le Sage fit jouer _Turcaret_. En 1715, il publia les deux premiers volumes de _Gil Blas_, son chef-d'oeuvre et le chef-d'oeuvre du genre. Puis, obligť de travailler pour vivre, mťcontent des Comťdiens franÁais, il se mit ŗ travailler pour le thť‚tre de la Foire, auquel il donna, dans l'espace de vingt-cinq ans, seul ou en collaboration, prŤs d'une centaine de piŤces. Il fit paraÓtre encore quelques romans, et finit par se retirer ŗ Boulogne, auprŤs de son fils le chanoine, oý il mourut dans sa quatre-vingtiŤme annťe, en 1747. M. Ticknor, dans son _Histoire de la Littťrature espagnole_, a peint le dťveloppement du talent de Le Sage d'une faÁon heureuse: ęLe Sage, dit-il, procťda comme romancier exactement de la mÍme faÁon que comme auteur dramatique, et il obtint dans les deux cas des rťsultats remarquablement semblables. Dans le drame, il commenÁa par des traductions et imitations de l'espagnol, telles que _le Point d'honneur_, tirť de Roxas, et _Don Cťsar Ursin_, empruntť de Calderon; mais plus tard, lorsqu'il connut mieux ses forces et que le succŤs lui eut donnť de la confiance en lui-mÍme, il donna son _Turcaret_, piŤce entiŤrement originale, qui est bien meilleure que celles auxquelles il s'ťtait essayť jusqu'alors, et qui montre combien il avait mal employť ses facultťs en s'attachant ŗ des imitations. Il procťda exactement de la mÍme maniŤre pour le roman. Il commenÁa par traduire le _Don Quichote_ d'Avellaneda et par ťtendre et transformer le _Diable boiteux_ de Guevara; mais _Gil Blas_, le meilleur de ses romans, qu'il composa lorsqu'il ťtait en possession de tout son talent, lui appartient, pour ce qui le caractťrise, aussi complŤtement que son _Turcaret_.Ľ Le _Diable boiteux_ a cela de particulier qu'il procŤde visiblement des deux maniŤres de Le Sage. Le titre et la donnťe fondamentale appartiennent ŗ Guevara. Les deux premiers chapitres du livre franÁais sont une traduction presque fidŤle du premier chapitre du livre espagnol. Sur quinze histoires racontťes dans le chapitre III, sept sont tirťes du _Diablo cojuelo_. A partir de ce moment, Le Sage abandonne complťtement son modŤle, plan et dťtails. Tout le reste du livre lui appartient en propre, ŗ deux historiettes prŤs. Le livre dont s'inspira Le Sage, _El Diablo cojuelo_, fut imprimť pour la premiŤre fois ŗ Madrid en 1641, in-8. L'auteur, Don Luis Velez de Guevara, nť en 1570 ŗ Ecija, mourut ŗ Madrid en 1644, aprŤs avoir composť, dit-on, 400 piŤces de thť‚tre et quelques autres ouvrages. La donnťe de son _Diablo cojuelo_ est ingťnieuse, et l'ouvrage est semť de traits satiriques assez piquants, de tableaux de moeurs qui ne sont pas dťpourvus d'intťrÍt. Mais deux choses rendent la lecture de ce livre fastidieuse: le style d'abord, d'un gongorisme outrť; puis la persistance monotone avec laquelle l'auteur amŤne des ťloges sans nombre et sans fin, comme s'il voulait racheter par des adulations personnelles quelques traits d'une satire gťnťrale qui n'offrait certes pas de dangers. On est surpris de voir ces ťternelles louanges dans la bouche d'un dťmon, et l'on finit par ne plus s'intťresser ŗ ce pauvre diable, qui paraÓt exclusivement prťoccupť de jouer des tours de page et de se faire des protecteurs ŗ la cour. Comme ce livre n'a jamais ťtť traduit, j'en donne une analyse ŗ la suite de cette prťface. Le _Diable boiteux_ parut pour la premiŤre fois, comme je l'ai dťjŗ dit, en 1707. Il eut un grand succŤs et fut rťimprimť plusieurs fois la mÍme annťe. On raconte que deux gentilshommes se disputŤrent l'ťpťe ŗ la main la possession du dernier exemplaire de la seconde ťdition. Cet engouement ťtait lťgitime. Le Sage avait trouvť dans le plan de Guevara un cadre commode, dans lequel il avait ench‚ssť, sans compter, les traits spirituels et satiriques, les peintures du coeur humain oý il excellait, des historiettes intťressantes et vivement contťes. Qu'il dŻt ŗ son imagination seule le sujet de toutes ces nouvelles, c'est ce que je n'ai garde d'affirmer. Sous ce rapport, il n'avait pas empruntť beaucoup ŗ Guevara; mais il ne serait pas impossible de trouver dans la littťrature espagnole le sujet de plusieurs de ses rťcits. On ne lui a pas mťnagť les accusations de plagiat, et ces accusations seraient certainement mťritťes s'il n'avait eu soin d'avouer hautement ses emprunts. Il ťtait de ceux qui prennent leur bien oý ils le trouvent, et, comme il l'a dit lui-mÍme, il lui semblait tout aussi naturel de mettre ŗ contribution Lope de Vega ou Calderon, qu'Horace ou Virgile[2]. [Note 2: Voy. Tome II, page 198.] Il est une autre source oý il ne se faisait pas faute de puiser: il racontait volontiers, sous un voile transparent, les anecdotes parisiennes, et c'ťtait un moyen de succŤs de plus. Ce garÁon de famille qui devait trente pistoles ŗ sa blanchisseuse et qui aime mieux l'ťpouser que la payer, c'est Dufresny; la veuve allemande qui se fait des papillotes avec la promesse de mariage de son amant, c'est Ninon; le comťdien mťtamorphosť en figure de dťcoration, c'est Baron[3]. Les contemporains reconnaissaient bon nombre d'autres masques. Parfois Le Sage usait du mÍme artifice pour dťcerner des ťloges. Le grand juge de police dont il parle avec tant de vťnťration, et une vťnťration mťritťe (T. II, p. 146), c'est le Lieutenant de police d'Argenson. [Note 3: Je trouve ces indications dans la Notice de Mayer.] Dix-neuf ans aprŤs la premiŤre publication du _Diable boiteux_, Le Sage donna de cet ouvrage une nouvelle ťdition, revue, remaniťe, et augmentťe de quatre-vingt-dix-neuf historiettes, qui ne le cŤdent pas en intťrÍt ŗ celles qui figuraient dans la premiŤre ťdition. En outre, il retoucha plusieurs passages, et ŗ la conclusion primitive, qui n'ťtait pas satisfaisante, il substitua un dťnouement des plus heureusement trouvťs. C'est donc en 1726 que Le Sage donna au _Diable boiteux_ sa forme dťfinitive. C'est l'ťdition de 1726[4] que je reproduis[5]. Mais, chose qu'on n'avait pas remarquťe, en mÍme temps qu'il ajoutait un grand nombre d'historiettes nouvelles, il en retranchait plusieurs, si bien que la premiŤre ťdition en contient, en dťfinitive, trente-neuf qui ne se retrouvent pas dans celle de 1726 ni dans celles qu'on a faites depuis. Ne pouvant m'expliquer ces suppressions d'une faÁon satisfaisante[6], j'ai pris le parti de donner en appendice les passages retranchťs. [Note 4: Quelques exemplaires portent la date de 1727.] [Note 5: Les notes qu'on trouvera sous le texte sont de Le Sage.] [Note 6: La plupart des historiettes retranchťes sont tout aussi intťressantes que celles qui ont ťtť conservťes. La suppression de celles qui touchent ŗ des sujets littťraires, et qui sont au nombre de sept, peut s'expliquer, ŗ la rigueur, par le succŤs de Le Sage, que le bonheur rendait indulgent; on comprend aussi qu'il ait rejetť quelques traits satiriques un peu trop vifs; mais cela n'explique pas tout. Pourquoi, par exemple, retrancher les critiques dirigťes contre les comťdiens, dont il avait ŗ se plaindre, et avec qui jamais il ne se rťconcilia?] Je donne ťgalement en appendice les dťdicaces de Le Sage ŗ Guevara, et une Table analytique dans laquelle on trouvera les indications nťcessaires pour se rendre compte des emprunts que Le Sage a faits ŗ l'auteur espagnol et des additions faites en 1726. Enfin, j'ai reproduit les _Entretiens des cheminťes de Madrid_ et _Une Journťe des Parques_, deux piŤces qui par leur genre se rattachent au _Diable boiteux_, et qui, bien qu'elles lui soient infťrieures en mťrite, ne sont pas indignes de revoir le jour. P. J. ANALYSE DU DIABLO COJUELO Le premier _tranco_ (enjambťe) raconte comment l'ťcolier Don Clťofas, surpris chez doŮa Tomasa, se sauve sur les toits, arrive dans la mansarde du magicien et dťlivre le Diable boiteux, qui le transporte sur la tour de San Salvador. Traduit avec de lťgers changements, il a fourni ŗ Le Sage la matiŤre de ses deux premiers chapitres. Le _tranco_ suivant contient le dťtail des observations nombreuses et diverses que font, du haut de la tour, l'ťcolier et le Diable boiteux. Le Sage a pris dans ce chapitre les histoires de DoŮa Fabula en mal d'enfant, du vieux qui va au sabbat, du diffťrend du Diable boiteux avec un de ses confrŤres, des deux voleurs qui s'introduisent chez un banquier (ici c'est chez un ťtranger), du souffleur, du marquis ŗ l'ťchelle de soie, du vieux galant et du vicomte aragonais. Cependant le jour arrive. Le boiteux et l'ťcolier descendent dans la rue. Le _tranco III_ raconte leur visite au marchť des noms nobles, au marchť des parents, au marchť oý l'on acquiert la qualification de _Don_, puis ŗ la maison des fous, fondation pieuse en faveur des gens atteints de folies qui ne sont pas regardťes comme telles, et ŗ la friperie des ancÍtres. Le Sage n'a pris dans ce chapitre que le grammairien (chap. IX) et l'homme aisť qui se fait domestique (chap. X). Le _tranco IV_ raconte que le magicien s'est aperÁu de la disparition du Diable boiteux. Les dťmons se rťunissent et chargent l'un d'entr'eux, Cienllamas, de poursuivre le fugitif. Cependant le boiteux et l'ťcolier dťjeunent dans une auberge. Puis ils se sauvent par la fenÍtre sans payer leur ťcot, et s'en vont ŗ Visagra. Le boiteux laisse l'ťcolier ŗ l'auberge et part pour Constantinople, oý il soulŤve le sťrail. L'ťcolier soupe et se couche. Aventures burlesques d'un poŽte tragique. _Tranco V._ Le boiteux revient le matin et raconte ses exploits. Il annonce ŗ l'ťcolier qu'ils sont poursuivis, le boiteux par Cienllamas, et l'ťcolier par DoŮa Tomasa et un soldat de ses amis. Ils partent pour l'Andalousie--par la fenÍtre et sans payer.--Aventures qui leur arrivent en chemin. _Tranco VI._ Suite du voyage. Longue kyrielle d'ťloges. Querelles, combats, malices. Ils s'arrÍtent dans un champ pour passer la nuit. Un grand bruit les rťveille. _Tranco VII._ C'est le bruit que font en passant dans les airs la Fortune et sa suite. Description. Le jour vient. Ils arrivent ŗ Sťville. Ils voient Cienllamas qui entre par la porte de Carmona, et se cachent dans une auberge. De leur balcon, ils voient les habitants. Eloges sans fin. _Tranco VIII._ Toujours ŗ leur balcon, ils voient dans un miroir magique la _Calle mayor_ de Madrid, ce qui fournit au boiteux l'occasion de donner carriŤre ŗ son penchant pour l'adulation. _Tranco IX._ L'Acadťmie de Sťville. Le diable et l'ťcolier en sont reÁus membres, celui-ci sous le nom de _el EngaŮado_ (le Trompť), celui-lŗ sous le nom de _el EngaŮador_ (le Trompeur). Visite au sťjour des gueux. Le mendiant appelť le Diable boiteux. Cienllamas arrive, et l'emmŤne croyant avoir affaire au dťmon de ce nom. _Tranco X._ Arrivťe de Tomasa. Le boiteux et l'ťcolier se sauvent dans une autre auberge. Sťance de l'acadťmie. Discours de Don Clťofas. Statuts singuliers proposťs par lui. Plan d'un _Pronostico y lunario_. Entrťe imprťvue de Tomasa et des alguazils. Arrestation de Don Clťofas. Il donne cent ťcus au sergent, qui le laisse ťchapper. Dťsappointement du sergent, dont les ťcus se changent en charbon. Arrestation du Diable boiteux par Cienllamas. Tomasa passe aux Indes avec son soldat, et Don Clťofas retourne ŗ ses ťtudes. LE DIABLE BOITEUX CHAPITRE PREMIER _Quel diable c'est que le diable boiteux. Oý, et par quel hasard don Clťofas Lťandro Perez Zambullo fit connaissance avec lui._ Une nuit du mois d'octobre couvrait d'ťpaisses tťnŤbres la cťlŤbre ville de Madrid: dťjŗ le peuple, retirť chez lui, laissait les rues libres aux amants qui voulaient chanter leurs peines ou leurs plaisirs sous les balcons de leurs maÓtresses: dťjŗ le son des guitares causait de l'inquiťtude aux pŤres et alarmait les maris jaloux: enfin, il ťtait prŤs de minuit, lorsque don Clťofas Lťandro Perez Zambullo, ťcolier d'Alcala, sortit brusquement par une lucarne d'une maison, oý le fils indiscret de la dťesse de CythŤre l'avait fait entrer. Il t‚chait de conserver sa vie et son honneur en s'efforÁant d'ťchapper ŗ trois ou quatre spadassins qui le suivaient de prŤs pour le tuer, ou pour lui faire ťpouser par force une dame avec laquelle ils venaient de le surprendre. Quoique seul contre eux, il s'ťtait dťfendu vaillamment, et il n'avait pris la fuite que parce qu'ils lui avaient enlevť son ťpťe dans le combat. Ils le poursuivirent quelque temps sur les toits; mais il trompa leur poursuite ŗ la faveur de l'obscuritť. Il marcha vers une lumiŤre qu'il aperÁut de loin, et qui, toute faible qu'elle ťtait, lui servit de fanal dans une conjoncture si pťrilleuse. AprŤs avoir plus d'une fois couru risque de se rompre le cou, il arriva prŤs d'un grenier d'oý sortaient les rayons de cette lumiŤre, et il entra dedans par la fenÍtre, aussi transportť de joie qu'un pilote qui voit heureusement surgir au port son vaisseau menacť du naufrage. Il regarda d'abord de toutes parts, et, fort ťtonnť de ne trouver personne dans ce galetas, qui lui parut un appartement assez singulier, il se mit ŗ le considťrer avec beaucoup d'attention. Il vit une lampe de cuivre attachťe au plafond, des livres et des papiers en confusion sur une table, une sphŤre et des compas d'un cŰtť, des fioles et des cadrans de l'autre; ce qui lui fit juger qu'il demeurait au-dessous quelque astrologue qui venait faire ses observations dans ce rťduit. Il rÍvait au pťril que son bonheur lui avait fait ťviter, et dťlibťrait en lui-mÍme s'il demeurerait lŗ jusqu'au lendemain ou s'il prendrait un autre parti, quand il entendit pousser un long soupir auprŤs de lui. Il s'imagina d'abord que c'ťtait quelque fantŰme de son esprit agitť, une illusion de la nuit; c'est pourquoi, sans s'y arrÍter, il continua ses rťflexions. Mais ayant ouÔ soupirer pour la seconde fois, il ne douta plus que ce ne fŻt une chose rťelle; et bien qu'il ne vÓt personne dans la chambre, il ne laissa pas de s'ťcrier: ęQui diable soupire ici?--C'est moi, seigneur ťcolier, lui rťpondit aussitŰt une voix qui avait quelque chose d'extraordinaire; je suis depuis six mois dans une de ces fioles bouchťes. Il loge en cette maison un savant astrologue, qui est magicien: c'est lui qui, par le pouvoir de son art, me tient enfermť dans cette ťtroite prison.--Vous Ítes donc un esprit? dit don Clťofas, un peu troublť de la nouveautť de l'aventure.--Je suis un dťmon, rťpartit la voix: vous venez ici fort ŗ propos pour me tirer d'esclavage. Je languis dans l'oisivetť, car je suis le diable de l'enfer le plus vif et le plus laborieux.Ľ Ces paroles causŤrent quelque frayeur au seigneur Zambullo; mais comme il ťtait naturellement courageux, il se rassura, et dit d'un ton ferme ŗ l'esprit: ęSeigneur diable, apprenez-moi, s'il vous plaÓt, quel rang vous tenez parmi vos confrŤres: si vous Ítes un dťmon noble ou roturier.--Je suis un diable d'importance, rťpondit la voix, et celui de tous qui a le plus de rťputation dans l'un et l'autre monde.--Seriez-vous par hasard, rťpliqua don Clťofas, le dťmon qu'on appelle Lucifer?--Non, rťpartit l'esprit, c'est le diable des charlatans.-- tes-vous Uriel, reprit l'ťcolier?--Fi donc, interrompit brusquement la voix, c'est le patron des marchands, des tailleurs, des bouchers, des boulangers, et des autres voleurs du tiers-ťtat. --Vous Ítes peut-Ítre Belzťbut, dit Lťandro.--Vous moquez-vous? rťpondit l'esprit. C'est le dťmon des duŤgnes et des ťcuyers.--Cela m'ťtonne, dit Zambullo; je croyais Belzťbut un des plus grands personnages de votre compagnie.--C'est un de ses moindres sujets, rťpartit le dťmon. Vous n'avez pas des idťes justes de notre enfer. --Il faut donc, reprit don Clťofas, que vous soyez Lťviatan, Belfegor ou Astaroth.--Oh! pour ces trois-lŗ, ce sont des diables du premier ordre. Ce sont des esprits de cour. Ils entrent dans les conseils des princes, animent les ministres, forment des ligues, excitent les soulŤvements dans les ťtats, et allument les flambeaux de la guerre. Ce ne sont point lŗ des maroufles, comme les premiers que vous avez nommťs.--Eh! dites-moi, je vous prie, rťpliqua l'ťcolier, quelles sont les fonctions de Flagel?--Il est l'‚me de la chicane et l'esprit du barreau, rťpartit le dťmon. C'est lui qui a composť le protocole des huissiers et des notaires. Il inspire les plaideurs, possŤde les avocats et obsŤde les juges. ęPour moi, j'ai d'autres occupations: je fais des mariages ridicules: j'unis des barbons avec des mineures, des maÓtres avec leurs servantes, des filles mal dotťes avec de tendres amants qui n'ont point de fortune. C'est moi qui ai introduit dans le monde le luxe, la dťbauche, les jeux de hasard et la chimie. Je suis l'inventeur des carrousels, de la danse, de la musique, de la comťdie, et de toutes les modes nouvelles de France. En un mot, je m'appelle Asmodťe, surnommť le diable boiteux. --Hť quoi! s'ťcria don Clťofas, vous seriez ce fameux Asmodťe, dont il est fait une si glorieuse mention dans Agrippa et dans la Clavicule de Salomon? Ah! vraiment, vous ne m'avez pas dit tous vos amusements. Vous avez oubliť le meilleur. Je sais que vous vous divertissez quelquefois ŗ soulager les amants malheureux. A telles enseignes que l'annťe passťe, un bachelier de mes amis obtint, par votre secours, dans la ville d'Alcala, les bonnes gr‚ces de la femme d'un docteur de l'universitť.--Cela est vrai, dit l'esprit; je vous gardais celui-lŗ pour le dernier. Je suis le dťmon de la luxure, ou, pour parler plus honorablement, le dieu Cupidon; car les poŽtes m'ont donnť ce joli nom, et ces messieurs me peignent fort avantageusement. Ils disent que j'ai des ailes dorťes, un bandeau sur les yeux, un arc ŗ la main, un carquois plein de flŤches sur les ťpaules, et avec cela une beautť ravissante. Vous allez voir tout ŗ l'heure ce qui en est, si vous voulez me mettre en libertť. --Seigneur Asmodťe, rťpliqua Lťandro Perez, il y a longtemps, comme vous savez, que je vous suis entiŤrement dťvouť: le pťril que je viens de courir en peut faire foi. Je suis bien aise de trouver l'occasion de vous servir; mais le vase qui vous recŤle est sans doute un vase enchantť. Je tenterais vainement de le dťboucher ou de le briser. Ainsi, je ne sais pas trop bien de quelle maniŤre je pourrai vous dťlivrer de prison. Je n'ai pas un grand usage de ces sortes de dťlivrances; et, entre nous, si, tout fin diable que vous Ítes, vous ne sauriez vous tirer d'affaire, comment un chťtif mortel en pourra-t-il venir ŗ bout?--Les hommes ont ce pouvoir, rťpondit le dťmon. La fiole oý je suis retenu n'est qu'une simple bouteille de verre facile ŗ briser. Vous n'avez qu'ŗ la prendre et qu'ŗ la jeter par terre, j'apparaÓtrai tout aussitŰt en forme humaine.--Sur ce pied-lŗ, dit l'ťcolier, la chose est plus aisťe que je ne pensais. Apprenez-moi donc dans quelle fiole vous Ítes; j'en vois un assez grand nombre de pareilles, et je ne puis la dťmÍler.--C'est la quatriŤme du cŰtť de la fenÍtre, rťpliqua l'esprit. Quoique l'empreinte d'un cachet magique soit sur le bouchon, la bouteille ne laissera pas de se casser. --Cela suffit, reprit don Clťofas. Je suis prÍt ŗ faire ce que vous souhaitez; il n'y a plus qu'une petite difficultť qui m'arrÍte: quand je vous aurai rendu le service dont il s'agit, je crains de payer les pots cassťs.--Il ne vous arrivera aucun malheur, rťpartit le dťmon; au contraire, vous serez content de ma reconnaissance. Je vous apprendrai tout ce que vous voudrez savoir; je vous instruirai de tout ce qui se passe dans le monde; je vous dťcouvrirai les dťfauts des hommes; je serai votre dťmon tutťlaire, et, plus ťclairť que le gťnie de Socrate, je prťtends vous rendre encore plus savant que ce grand philosophe. En un mot, je me donne ŗ vous avec mes bonnes et mauvaises qualitťs; elles ne vous seront pas moins utiles les unes que les autres. --Voilŗ de belles promesses, rťpliqua l'ťcolier; mais vous autres, messieurs les diables, on vous accuse de n'Ítre pas fort religieux ŗ tenir ce que vous nous promettez.--Cette accusation n'est pas sans fondement, rťpartit Asmodťe. La plupart de mes confrŤres ne se font pas un scrupule de vous manquer de parole. Pour moi, outre que je ne puis trop payer le service que j'attends de vous, je suis esclave de mes serments, et je vous jure par tout ce qui les rend inviolables, que je ne vous tromperai point. Comptez sur l'assurance que je vous en donne; et ce qui doit vous Ítre bien agrťable, je m'offre ŗ vous venger, dŤs cette nuit, de dona Thomasa, de cette perfide dame qui avait cachť chez elle quatre scťlťrats pour vous surprendre et vous forcer ŗ l'ťpouser.Ľ Le jeune Zambullo fut particuliŤrement charmť de cette derniŤre promesse. Pour en avancer l'accomplissement, il se h‚ta de prendre la fiole oý ťtait l'esprit; et sans s'embarrasser davantage de ce qu'il en pourrait arriver, il la laissa tomber rudement. Elle se brisa en mille piŤces, et inonda le plancher d'une liqueur noir‚tre, qui s'ťvapora peu ŗ peu, et se convertit en une fumťe, laquelle, venant ŗ se dissiper tout ŗ coup, fit voir ŗ l'ťcolier surpris une figure d'homme en manteau, de la hauteur d'environ deux pieds et demi, appuyťe sur deux bťquilles. Ce petit monstre boiteux avait des jambes de bouc, le visage long, le menton pointu, le teint jaune et noir, le nez fort ťcrasť; ses yeux, qui paraissaient trŤs-petits, ressemblaient ŗ deux charbons allumťs: sa bouche excessivement fendue ťtait surmontťe de deux crocs de moustache rousse, et bordťe de deux lippes sans pareilles. Ce gracieux Cupidon avait la tÍte enveloppťe d'une espŤce de turban de crťpon rouge, relevť d'un bouquet de plumes de coq et de paon. Il portait au cou un large collet de toile jaune, sur lequel ťtaient dessinťs divers modŤles de colliers et de pendants d'oreilles. Il ťtait revÍtu d'une robe courte de satin blanc, ceinte par le milieu d'une large bande de parchemin vierge, toute marquťe de caractŤres talismaniques. On voyait peints sur cette robe plusieurs corps ŗ l'usage des dames, trŤs-avantageux pour la gorge; des ťcharpes, des tabliers bigarrťs et des coiffures nouvelles, toutes plus extravagantes les unes que les autres. Mais tout cela n'ťtait rien en comparaison de son manteau, dont le fond ťtait aussi de satin blanc. Il y avait dessus une infinitť de figures peintes ŗ l'encre de la Chine, avec une si grande libertť de pinceau et des expressions si fortes, qu'on jugeait bien qu'il fallait que le diable s'en fŻt mÍlť. On y remarquait, d'un cŰtť, une dame espagnole, couverte de sa mante, qui agaÁait un ťtranger ŗ la promenade; et de l'autre, une dame franÁaise qui ťtudiait dans un miroir de nouveaux airs de visage, pour les essayer sur un jeune abbť qui paraissait ŗ la portiŤre de sa chambre avec des mouches et du rouge. Ici des cavaliers italiens chantaient et jouaient de la guitare sous les balcons de leurs maÓtresses; et lŗ, des Allemands, dťboutonnťs, tout en dťsordre, plus pris de vin et plus barbouillťs de tabac que des petits-maÓtres franÁais, entouraient une table inondťe des dťbris de leurs dťbauches. On apercevait dans un endroit un seigneur musulman sortant du bain, et environnť de toutes les femmes de son sťrail, qui s'empressaient ŗ lui rendre leurs services; on dťcouvrait, dans un autre, un gentilhomme anglais qui prťsentait galamment ŗ sa dame une pipe et de la biŤre. On y dťmÍlait aussi des joueurs merveilleusement bien reprťsentťs: les uns, animťs d'une joie vive, remplissaient leurs chapeaux de piŤces d'or et d'argent, et les autres, ne jouant plus que sur leur parole, lanÁaient au ciel des regards sacrilťges, en mangeant leurs cartes de dťsespoir. Enfin, l'on y voyait autant de choses curieuses que sur l'admirable bouclier que le dieu Vulcain fit ŗ la priŤre de Thťtis; mais il y avait cette diffťrence entre les ouvrages de ces deux boiteux, que les figures du bouclier n'avaient aucun rapport aux exploits d'Achille, et qu'au contraire celles du manteau ťtaient autant de vives images de tout ce qui se fait dans le monde par la suggestion d'Asmodťe. CHAPITRE II _Suite de la dťlivrance d'Asmodťe._ Ce dťmon, s'apercevant que sa vue ne prťvenait pas en sa faveur l'ťcolier, lui dit en souriant: ęHť bien, seigneur don Clťofas Lťandro Perez Zambullo, vous voyez le charmant dieu des amours, ce souverain maÓtre des coeurs. Que vous semble de mon air et de ma beautť? Les poŽtes ne sont-ils pas d'excellents peintres?--Franchement, rťpondit don Clťofas, ils sont un peu flatteurs. Je crois que vous ne parŻtes pas sous ces traits devant Psychť.--Oh! pour cela non, rťpartit le diable. J'empruntai ceux d'un petit marquis franÁais pour me faire aimer brusquement. Il faut bien couvrir le vice d'une apparence agrťable, autrement il ne plairait pas. Je prends toutes les formes que je veux, et j'aurais pu me montrer ŗ vos yeux sous un plus beau corps fantastique; mais puisque je me suis donnť tout ŗ vous, et que j'ai dessein de ne vous rien dťguiser, j'ai voulu que vous me vissiez sous la figure la plus convenable ŗ l'opinion qu'on a de moi et de mes exercices. --Je ne suis pas surpris, dit Lťandro, que vous soyez un peu laid. Pardonnez, s'il vous plaÓt, le terme; le commerce que nous allons avoir ensemble demande de la franchise. Vos traits s'accordent fort mal avec l'idťe que j'avais de vous; mais apprenez-moi, de gr‚ce, pourquoi vous Ítes boiteux? --C'est, rťpondit le dťmon, pour avoir eu autrefois en France un diffťrend avec Pillardoc, le diable de l'intťrÍt. Il s'agissait de savoir qui de nous deux possťderait un jeune manceau qui venait ŗ Paris chercher fortune. Comme c'ťtait un excellent sujet, un garÁon qui avait de grands talents, nous nous en disput‚mes vivement la possession. Nous nous battÓmes dans la moyenne rťgion de l'air. Pillardoc fut le plus fort, et me jeta sur la terre de la mÍme faÁon que Jupiter, ŗ ce que disent les poŽtes, culbuta Vulcain. La conformitť de ces aventures fut cause que mes camarades me surnommŤrent le diable boiteux. Ils me donnŤrent en raillant ce sobriquet, qui m'est restť depuis ce temps-lŗ. Nťanmoins, tout estropiť que je suis, je ne laisse pas d'aller bon train. Vous serez tťmoin de mon agilitť. ęMais, ajouta-t-il, finissons cet entretien. H‚tons-nous de sortir de ce galetas. Le magicien y va bientŰt monter pour travailler ŗ l'immortalitť d'une belle sylphide qui le vient trouver ici toutes les nuits. S'il nous surprenait, il ne manquerait pas de me remettre en bouteille, et il pourrait bien vous y mettre aussi. Jetons auparavant par la fenÍtre les morceaux de la fiole brisťe, afin que l'enchanteur ne s'aperÁoive pas de mon ťlargissement. --Quand il s'en apercevrait aprŤs notre dťpart, dit Zambullo, qu'en arriverait-il?--Ce qu'il en arriverait? rťpondit le boiteux; il paraÓt bien que vous n'avez pas lu le livre de la _contrainte_. Quand j'irais me cacher aux extrťmitťs de la terre ou de la rťgion qu'habitent les salamandres enflammťs; quand je descendrais chez les gnomes ou dans les plus profonds abÓmes des mers, je n'y serais point ŗ couvert de son ressentiment. Il ferait des conjurations si fortes, que tout l'enfer en tremblerait. J'aurais beau vouloir lui dťsobťir, je serais obligť de paraÓtre, malgrť moi, devant lui, pour subir la peine qu'il voudrait m'imposer. --Cela ťtant, reprit l'ťcolier, je crains fort que notre liaison ne soit pas de longue durťe. Ce redoutable nťcromancien dťcouvrira bientŰt votre fuite.--C'est ce que je ne sais point, rťpliqua l'esprit, parce que nous ne savons pas ce qui doit arriver.--Comment, s'ťcria Lťandro Perez, les dťmons ignorent l'avenir?--Assurťment, rťpartit le diable; les personnes qui se fient ŗ nous lŗ-dessus sont de grandes dupes. C'est ce qui fait que les devins et les devineresses disent tant de sottises et en font tant faire aux femmes de qualitť qui vont les consulter sur les ťvťnements futurs. Nous ne savons que le passť et le prťsent. J'ignore donc si le magicien s'apercevra bientŰt de mon absence; mais j'espŤre que non. Il y a plusieurs fioles semblables ŗ celle oý j'ťtais enfermť: il ne soupÁonnera pas qu'elle y manque. Je vous dirai de plus que je suis dans son laboratoire comme un livre de droit dans la bibliothŤque d'un financier: il ne pense point ŗ moi; et quand il y penserait, il ne me fait jamais l'honneur de m'entretenir, c'est le plus fier enchanteur que je connaisse. Depuis le temps qu'il me tient prisonnier, il n'a pas daignť me parler une seule fois. --Quel homme! dit don Clťofas. Qu'avez-vous donc fait pour vous attirer sa haine?--J'ai traversť un de ses desseins, rťpartit Asmodťe. Il y avait une place vacante dans certaine acadťmie: il prťtendait qu'un de ses amis l'eŻt; je voulais la faire donner ŗ un autre. Le magicien fit un talisman composť des plus puissants caractŤres, de la cabale; moi, je mis mon homme au service d'un grand ministre, dont le nom l'emporta sur le talisman.Ľ AprŤs avoir parlť de cette sorte, le dťmon ramassa toutes les piŤces de la fiole cassťe, et les jeta par la fenÍtre: ęSeigneur Zambullo, dit-il ensuite ŗ l'ťcolier, sauvons-nous au plus vite: prenez le bout de mon manteau et ne craignez rien.Ľ Quelque pťrilleux que parŻt ce parti ŗ don Clťofas, il aima mieux l'accepter que de demeurer exposť au ressentiment du magicien, et il s'accrocha le mieux qu'il put au diable, qui l'emporta dans le moment. CHAPITRE III _Dans quel endroit le diable boiteux transporta l'ťcolier, et des premiŤres choses qu'il lui fit voir._ Asmodťe n'avait pas vantť sans raison son agilitť. Il fendit l'air comme une flŤche dťcochťe avec violence, et s'alla percher sur la tour de San-Salvador. DŤs qu'il eŻt pris pied, il dit ŗ son compagnon: ęHť bien, seigneur Lťandro, quand on dit d'une rude voiture que c'est une voiture de diable, n'est-il pas vrai que cette faÁon de parler est fausse?--Je viens d'en vťrifier la faussetť, rťpondit poliment Zambullo; je puis assurer que c'est une voiture plus douce qu'une litiŤre, et avec cela si diligente, qu'on n'a pas le temps de s'ennuyer sur la route. --Oh Áa, reprit le dťmon, vous ne savez pas pourquoi je vous amŤne ici? je prťtends vous montrer tout ce qui se passe dans Madrid; et comme je veux dťbuter par ce quartier-ci, je ne pouvais choisir un endroit plus propre ŗ l'exťcution de mon dessein. Je vais par mon pouvoir diabolique enlever les toits des maisons, et, malgrť les tťnŤbres de la nuit, le dedans va se dťcouvrir ŗ vos yeux.Ľ A ces mots, il ne fit simplement qu'ťtendre le bras droit, et aussitŰt tous les toits disparurent. Alors l'ťcolier vit comme en plein midi l'intťrieur des maisons, de mÍme, dit Luis Velez de Guťvara[7], qu'on voit le dedans d'un p‚tť dont on vient d'Űter la croŻte. [Note 7: L'auteur du diable boiteux espagnol.] Le spectacle ťtait trop nouveau pour ne pas attirer son attention toute entiŤre. Il promena sa vue de toutes parts, et la diversitť des choses qui l'environnaient eut de quoi occuper longtemps sa curiositť. ęSeigneur don Clťofas, lui dit le diable, cette confusion d'objets que vous regardez avec plaisir est, ŗ la vťritť, trŤs agrťable ŗ contempler; mais ce n'est qu'un amusement frivole. Il faut que je vous le rende utile; et pour vous donner une parfaite connaissance de la vie humaine, je veux vous expliquer ce que font toutes ces personnes que vous voyez. Je vais vous dťcouvrir les motifs de leurs actions, et vous rťvťler jusqu'ŗ leurs plus secrŤtes pensťes. ęPar oý commencerons-nous? Observons d'abord dans cette maison, ŗ main droite, ce vieillard qui compte de l'or et de l'argent. C'est un bourgeois avare. Son carrosse, qu'il a eu presque pour rien ŗ l'inventaire d'un _alcalde de corte_, est tirť par deux mauvaises mules qui sont dans son ťcurie, et qu'il nourrit suivant la loi des douze tables, c'est-ŗ-dire qu'il leur donne tous les jours ŗ chacune une livre d'orge. Il les traite comme les Romains traitaient leurs esclaves. Il y a deux ans qu'il est revenu des Indes, chargť d'une grande quantitť de lingots qu'il a changťs en espŤces. Admirez ce vieux fou, avec quelle satisfaction il parcourt des yeux ses richesses: il ne peut s'en rassasier. Mais prenez garde en mÍme temps ŗ ce qui se passe dans une petite salle de la mÍme maison. Y remarquez-vous deux jeunes garÁons avec une vieille femme?--Oui, rťpondit Clťofas. Ce sont apparemment ses enfants.--Non, reprit le diable, ce sont ses neveux qui doivent en hťriter, et qui, dans l'impatience oý ils sont de partager ses dťpouilles, ont fait venir secrŤtement une sorciŤre, pour savoir d'elle quand il mourra. ęJ'aperÁois dans la maison voisine deux tableaux assez plaisants: l'un est une coquette surannťe qui se couche, aprŤs avoir laissť ses cheveux, ses sourcils et ses dents sur sa toilette: l'autre un galant sexagťnaire qui revient de faire l'amour. Il a dťjŗ Űtť son oeil et sa moustache postiches, avec sa perruque qui cachait une tÍte chauve. Il attend que son valet lui Űte son bras et sa jambe de bois, pour se mettre au lit avec le reste. --Si je m'en fie ŗ mes yeux, dit Zambullo, je vois dans cette maison une grande et jeune fille faite ŗ peindre. Qu'elle a l'air mignon!--Hť bien, reprit le boiteux, cette jeune beautť qui vous frappe est soeur aÓnťe de ce galant qui va se coucher. On peut dire qu'elle fait la paire avec la vieille coquette qui loge avec elle. Sa taille, que vous admirez, est une machine qui a ťpuisť les mťcaniques. Sa gorge et ses hanches sont artificielles, et il n'y a pas longtemps qu'ťtant allťe au sermon, elle laissa tomber ses fesses dans l'auditoire. Nťanmoins, comme elle se donne un air de mineure, il y a deux jeunes cavaliers qui se disputent ses bonnes gr‚ces. Ils en sont mÍme venus aux mains pour elle. Les enragťs! il me semble que je vois deux chiens qui se battent pour un os. ęRiez avec moi de ce concert qui se fait assez prŤs de lŗ, dans une maison bourgeoise, sur la fin d'un souper de famille. On y chante des cantates. Un vieux jurisconsulte en a fait la musique, et les paroles sont d'un _alguasil_[8] qui fait l'aimable, d'un fat qui compose des vers pour son plaisir et pour le supplice des autres. Une cornemuse et une ťpinette forment la symphonie. Un grand flandrin de chantre ŗ voix claire fait le dessus, et une jeune fille qui a la voix fort grosse fait la basse.--O la plaisante chose! s'ťcria don Clťofas en riant: quand on voudrait donner exprŤs un concert ridicule, on n'y rťussirait pas si bien. [Note 8: Un alguasil est ce que sont en France les commissaires, exceptť qu'il porte l'ťpťe.] --Jetez les yeux sur cet hŰtel magnifique, poursuivit le dťmon; vous y verrez un seigneur couchť dans un superbe appartement. Il a prŤs de lui une cassette remplie de billets doux. Il les lit pour s'endormir voluptueusement, car ils sont d'une dame qu'il adore, et qui lui fait faire tant de dťpense, qu'il sera bientŰt rťduit ŗ solliciter une vice-royautť. ęSi tout repose dans cet hŰtel, si tout y est tranquille, en rťcompense on se donne bien du mouvement dans la maison prochaine ŗ main gauche. Y dťmÍlez-vous une dame dans un lit de damas rouge? c'est une personne de condition. C'est dona Fabula, qui vient d'envoyer chercher une sage femme, et qui va donner un hťritier au vieux don Torribio son mari, que vous voyez auprŤs d'elle. N'Ítes-vous pas charmť du bon naturel de cet ťpoux? Les cris de sa chŤre moitiť lui percent l'‚me: il est pťnťtrť de douleur; il souffre autant qu'elle. Avec quel soin et quelle ardeur il s'empresse ŗ la secourir!--Effectivement, dit Lťandro, voilŗ un homme bien agitť; mais j'en aperÁois un autre qui paraÓt dormir d'un profond sommeil dans la mÍme maison, sans se soucier du succŤs de l'affaire.--La chose doit pourtant l'intťresser, reprit le boiteux, puisque c'est un domestique qui est la cause premiŤre des douleurs de sa maÓtresse. ęRegardez un peu au-delŗ, continua-t-il, et considťrez dans une salle basse cet hypocrite qui se frotte de vieux oing pour aller ŗ une assemblťe de sorciers, qui se tient cette nuit entre Saint-Sťbastien et Fontarabie. Je vous y porterais tout ŗ l'heure pour vous donner cet agrťable passe-temps, si je ne craignais d'Ítre reconnu du dťmon qui fait le bouc ŗ cette cťrťmonie. --Ce diable et vous, dit l'ťcolier, vous n'Ítes donc pas bons amis?--Non parbleu, reprit Asmodťe. C'est ce mÍme Pillardoc dont je vous ai parlť. Ce coquin me trahirait: il ne manquerait pas d'avertir de ma fuite mon magicien.--Vous avez eu peut-Ítre encore quelque dťmÍlť avec ce Pillardoc.--Vous l'avez dit, reprit le dťmon: il y a deux ans que nous eŻmes ensemble un nouveau diffťrend pour un enfant de Paris qui songeait ŗ s'ťtablir. Nous prťtendions tous deux en disposer; il en voulait faire un commis, j'en voulais faire un homme ŗ bonnes fortunes; nos camarades en firent un mauvais moine pour finir la dispute. AprŤs cela on nous rťconcilia; nous nous embrass‚mes, et depuis ce temps-lŗ nous sommes ennemis mortels. --Laissons lŗ cette belle assemblťe, dit don Clťofas; je ne suis nullement curieux de m'y trouver; continuons plutŰt d'examiner ce qui se prťsente ŗ notre vue. Que signifient ces ťtincelles de feu qui sortent de cette cave?--C'est une des plus folles occupations des hommes, rťpondit le diable. Ce personnage qui, dans cette cave, est auprŤs de ce fourneau embrasť, est un souffleur. Le feu consume peu ŗ peu son riche patrimoine, et il ne trouvera jamais ce qu'il cherche. Entre nous, la pierre philosophale n'est qu'une belle chimŤre que j'ai moi-mÍme forgťe, pour me jouer de l'esprit humain, qui veut passer les bornes qui lui ont ťtť prescrites. ęCe souffleur a pour voisin un bon apothicaire qui n'est pas encore couchť. Vous le voyez qui travaille dans sa boutique avec son ťpouse surannťe et son garÁon. Savez-vous ce qu'ils font? le mari compose une pilule prolifique pour un vieil avocat qui doit se marier demain. Le garÁon fait une tisane laxative, et la femme pile dans un mortier des drogues astringentes. --J'aperÁois dans la maison qui fait face ŗ celle de l'apothicaire, dit Zambullo, un homme qui se lŤve et s'habille ŗ la h‚te.--Malepeste! rťpondit l'esprit, c'est un mťdecin qu'on appelle pour une affaire bien pressante. On vient le chercher de la part d'un prťlat qui, depuis une heure qu'il est au lit, a toussť deux ou trois fois. ęPortez la vue au-delŗ sur la droite, et t‚chez de dťcouvrir dans un grenier un homme qui se promŤne en chemise ŗ la sombre clartť d'une lampe.--J'y suis, s'ťcria l'ťcolier, ŗ telles enseignes que je ferais l'inventaire des meubles qui sont dans ce galetas. Il n'y a qu'un grabat, un placet et une table, et les murs me paraissent tout barbouillťs de noir.--Le personnage qui loge si haut est un poŽte, reprit Asmodťe; et ce qui vous paraÓt noir, ce sont des vers tragiques de sa faÁon, dont il a tapissť sa chambre, ťtant obligť, faute de papier, d'ťcrire ses poŽmes sur le mur. --A le voir s'agiter et se dťmener, comme il fait en se promenant, dit don Clťofas, je juge qu'il compose quelque ouvrage d'importance.--Vous n'avez pas tort d'avoir cette pensťe, rťpliqua le boiteux; il mit hier la derniŤre main a une tragťdie intitulťe: _Le Dťluge universel_. On ne saurait lui reprocher qu'il n'a point observť l'unitť de lieu, puisque toute l'action se passe dans l'arche de Noť. ęJe vous assure que c'est une piŤce excellente; toutes les bÍtes y parlent comme des docteurs. Il a dessein de la dťdier; il y a six heures qu'il travaille ŗ l'ťpÓtre dťdicatoire; il en est ŗ la derniŤre phrase en ce moment; on peut dire que c'est un chef-d'oeuvre que cette dťdicace: toutes les vertus morales et politiques, toutes les louanges qu'on peut donner ŗ un homme illustre par ses ancÍtres et par lui-mÍme, n'y sont point ťpargnťes: jamais auteur n'a tant prodiguť l'encens.--A qui prťtend-il adresser un ťloge si magnifique, reprit l'ťcolier?--Il n'en sait rien encore, rťpartit le diable; il a laissť le nom en blanc. Il cherche quelque riche seigneur qui soit plus libťral que ceux ŗ qui il a dťjŗ dťdiť d'autres livres; mais les gens qui payent des ťpÓtres dťdicatoires sont bien rares aujourd'hui; c'est un dťfaut dont les seigneurs se sont corrigťs; et par lŗ ils ont rendu un grand service au public, qui ťtait accablť de pitoyables productions d'esprit, attendu que la plupart des livres ne se faisaient autrefois que pour le produit des dťdicaces. ęA propos d'ťpÓtres dťdicatoires, ajouta le dťmon, il faut que je vous rapporte un trait assez singulier. Une femme de la cour, ayant permis qu'on lui dťdi‚t un ouvrage, en voulut voir la dťdicace avant qu'on l'imprim‚t; et ne s'y trouvant pas assez bien louťe ŗ son grť, elle prit la peine d'en composer une de sa faÁon, et de l'envoyer ŗ l'auteur pour la mettre ŗ la tÍte de son ouvrage. --Il me semble, s'ťcria Lťandro, que voilŗ des voleurs qui s'introduisent dans une maison par un balcon.--Vous ne vous trompez point, dit Asmodťe; ce sont des voleurs de nuit. Ils entrent chez un banquier: suivons-les de l'oeil; voyons ce qu'ils feront. Ils visitent le comptoir; ils fouillent partout; mais le banquier les a prťvenus; il partit hier pour la Hollande avec tout ce qu'il avait d'argent dans ses coffres. --Examinons, dit Zambullo, un autre voleur qui monte par une ťchelle de soie ŗ un balcon.--Celui-lŗ n'est pas ce que vous pensez, rťpondit le boiteux; c'est un marquis qui tente l'escalade pour se couler dans la chambre d'une fille qui veut cesser de l'Ítre. Il lui a jurť trŤs-lťgŤrement qu'il l'ťpousera, et elle n'a pas manquť de se rendre ŗ ses serments; car, dans le commerce de l'amour, les marquis sont des nťgociants qui ont grand crťdit sur la place. --Je suis curieux, reprit l'ťcolier, d'apprendre ce que fait certain homme que je vois en bonnet de nuit et en robe de chambre. Il ťcrit avec application, et il y a prŤs de lui une petite figure noire qui lui conduit la main en ťcrivant.--L'homme qui ťcrit, rťpond le diable, est un greffier qui, pour obliger un tuteur trŤs-reconnaissant, altŤre un arrÍt rendu en faveur d'un pupille; et la petite figure noire qui lui conduit la main est GriffaŽl, le dťmon des greffiers.--Ce GriffaŽl, rťpliqua don Clťofas, n'occupe donc cet emploi que par _intťrim_? Puisque Flagel est l'esprit du barreau, les greffes, ce me semble, doivent Ítre de son dťpartement?--Non, rťpartit Asmodťe; les greffiers ont ťtť jugťs dignes d'avoir leur diable particulier, et je vous jure qu'il a de l'occupation de reste. ęConsidťrez dans une maison bourgeoise, auprŤs de celle du greffier, une jeune dame qui occupe le premier appartement. C'est une veuve; et l'homme que vous voyez avec elle est son oncle, qui loge au second ťtage. Admirez la pudeur de cette veuve: elle ne veut pas prendre sa chemise devant son oncle: elle passe dans un cabinet pour se la faire mettre par un galant qu'elle y a cachť. ęIl demeure chez le greffier un gros bachelier boiteux, de ses parents, qui n'a pas son pareil au monde pour plaisanter. Volumnius, si vantť par Cicťron pour les traits piquants et pleins de sel, n'ťtait pas un si fin railleur. Ce bachelier, nommť par excellence dans Madrid le bachelier Donoso, est recherchť de toutes les personnes de la cour et de la ville qui donnent ŗ manger; c'est ŗ qui l'aura. Il a un talent tout particulier pour rťjouir les convives; il fait les dťlices d'une table; aussi va-t-il tous les jours dÓner dans quelque bonne maison, d'oý il ne revient qu'ŗ deux heures aprŤs minuit. Il est aujourd'hui chez le marquis d'Alcazinas, oý il n'est allť que par hasard.--Comment, par hasard, interrompit Lťandro?--Je vais m'expliquer plus clairement, rťpartit le diable. Il y avait ce matin, sur le midi, ŗ la porte du bachelier, cinq ou six carrosses qui venaient le chercher de la part de diffťrents seigneurs. Il a fait monter leurs pages dans son appartement et leur a dit, en prenant un jeu de cartes: ęmes amis, comme je ne puis contenter tous vos maÓtres ŗ la fois, et que je n'en veux point prťfťrer un aux autres, ces cartes en vont dťcider. J'irai dÓner chez le roi de trŤfle.Ľ --Quel dessein, dit don Clťofas, peut avoir, de l'autre cŰtť de la rue, certain cavalier qui se tient assis sur le seuil d'une porte? Attend-il qu'une soubrette vienne l'introduire dans la maison?--Non, non, rťpondit Asmodťe; c'est un jeune castillan qui file l'amour parfait: il veut, par pure galanterie, ŗ l'exemple des amants de l'antiquitť, passer la nuit ŗ la porte de sa maÓtresse. Il racle de temps en temps une guitare en chantant des romances de sa composition; mais son infante, couchťe au second ťtage, pleure, en l'ťcoutant, l'absence de son rival. ęVenons ŗ ce b‚timent neuf qui contient deux corps de logis sťparťs: l'un est occupť par le propriťtaire, qui est ce vieux cavalier qui tantŰt se promŤne dans son appartement, et tantŰt se laisse tomber dans un fauteuil.--Je juge, dit Zambullo, qu'il roule dans sa tÍte quelque grand projet. Qui est cet homme-lŗ? Si l'on s'en rapporte ŗ la richesse qui brille dans sa maison, ce doit Ítre un grand de la premiŤre classe.--Ce n'est pourtant qu'un contador, rťpondit le dťmon. Il a vieilli dans des emplois trŤs-lucratifs; il a quatre millions de bien. Comme il n'est pas sans inquiťtude sur les moyens dont il s'est servi pour les amasser, et qu'il se voit sur le point d'aller rendre ses comptes dans l'autre monde, il est devenu scrupuleux; il songe ŗ b‚tir un monastŤre; il se flatte qu'aprŤs une si bonne oeuvre, il aura la conscience en repos. Il a dťjŗ obtenu la permission de fonder un couvent; mais il n'y veut mettre que des religieux qui soient tout ensemble chastes, sobres et d'une extrÍme humilitť. Il est fort embarrassť sur le choix. ęLe second corps de logis est habitť par une belle dame qui vient de se baigner dans du lait, et de se mettre au lit tout ŗ l'heure. Cette voluptueuse personne est veuve d'un chevalier de Saint-Jacques, qui ne lui a laissť pour tout bien qu'un beau nom; mais heureusement elle a pour amis deux conseillers du conseil de Castille, qui font ŗ frais communs la dťpense de la maison. --Oh! oh! s'ťcria l'ťcolier, j'entends retentir l'air de cris et de lamentations. Viendrait-il d'arriver quelque malheur?--Voici ce que c'est, dit l'esprit: deux jeunes cavaliers jouaient ensemble aux cartes dans ce tripot oý vous voyez tant de lampes et de chandelles allumťes. Ils se sont ťchauffťs sur un coup, ont mis l'ťpťe ŗ la main, et se sont blessťs tous deux mortellement: le plus ‚gť est mariť, et le plus jeune est fils unique; ils vont rendre l'‚me. La femme de l'un et le pŤre de l'autre, avertis de ce funeste accident, viennent d'arriver; ils remplissent de cris tout le voisinage. ęMalheureux enfant, dit le pŤre, en apostrophant son fils qui ne saurait l'entendre, combien de fois t'ai-je exhortť ŗ renoncer au jeu? Combien de fois t'ai-je prťdit qu'il te coŻterait la vie? Je dťclare que ce n'est pas ma faute si tu pťris misťrablement.Ľ De son cŰtť, la femme se dťsespŤre; quoique son ťpoux ait perdu au jeu tout ce qu'elle lui a apportť en mariage; quoiqu'il ait vendu toutes les pierreries qu'elle avait et jusqu'ŗ ses habits, elle est inconsolable de sa perte: elle maudit les cartes qui en sont la cause; elle maudit celui qui les a inventťes; elle maudit le tripot et tous ceux qui l'habitent. --Je plains fort les gens que la fureur du jeu possŤde, dit don Clťofas; ils ont souvent l'esprit dans une horrible situation. Gr‚ces au ciel, je ne suis point entichť de ce vice-lŗ.--Vous en avez un autre qui le vaut bien, reprit le dťmon. Est-il plus raisonnable, ŗ votre avis, d'aimer les courtisanes, et n'avez-vous pas couru risque ce soir d'Ítre tuť par des spadassins? J'admire messieurs les hommes: leurs propres dťfauts leur paraissent des minuties; au lieu qu'ils regardent ceux d'autrui avec un microscope. ęIl faut encore, ajouta-t-il, que je vous prťsente des images tristes. Voyez dans une maison, ŗ deux pas du tripot, ce gros homme ťtendu sur un lit: c'est un malheureux chanoine qui vient de tomber en apoplexie. Son neveu et sa petite niŤce, bien loin de lui donner du secours, le laissent mourir et se saisissent de ses meilleurs effets, qu'ils vont porter chez des recťleurs; aprŤs quoi ils auront tout le loisir de pleurer et de lamenter. ęRemarquez-vous prŤs de lŗ deux hommes que l'on ensevelit? Ce sont deux frŤres; ils ťtaient malades de la mÍme maladie, mais ils se gouvernaient diffťremment; l'un avait une confiance aveugle en son mťdecin, l'autre a voulu laisser agir la nature; ils sont morts tous deux: celui-lŗ, pour avoir pris tous les remŤdes de son docteur; celui-ci, pour n'avoir rien voulu prendre.--Cela est fort embarrassant, dit Lťandro. Eh! que faut-il donc que fasse un pauvre malade?--C'est ce que je ne puis vous apprendre, rťpondit le diable; je sais bien qu'il y a de bons remŤdes, mais je ne sais s'il y a de bons mťdecins. ęChangeons de spectacle, poursuivit-il; j'en ai de plus divertissants ŗ vous montrer. Entendez-vous dans la rue un charivari? Une femme de soixante ans a ťpousť ce matin un cavalier de dix-sept. Tous les rieurs du quartier se sont ameutťs pour cťlťbrer ces noces par un concert bruyant de bassins, de poŽles et de chaudrons.--Vous m'avez dit, interrompit l'ťcolier, que c'ťtait vous qui faisiez les mariages ridicules; cependant vous n'avez point de part ŗ celui-lŗ.--Non vraiment, rťpartit le boiteux, je n'avais garde de le faire, puisque je n'ťtais pas libre; mais quand je l'aurais ťtť, je ne m'en serais pas mÍlť. Cette femme est scrupuleuse; elle ne s'est remariťe que pour pouvoir goŻter sans remords des plaisirs qu'elle aime. Je ne forme point de pareilles unions; je me plais bien davantage ŗ troubler les consciences qu'ŗ les rendre tranquilles. --Malgrť le bruit de cette burlesque sťrťnade, dit Zambullo, un autre, ce me semble, frappe mon oreille.--Celui que vous entendez, en dťpit du charivari, rťpondit le boiteux, part d'un cabaret oý il y a un gros capitaine flamand, un chantre franÁais et un officier de la garde allemande, qui chantent en _trio_. Ils sont ŗ table depuis huit heures du matin, et chacun d'eux s'imagine qu'il y va de l'honneur de sa nation d'enivrer les deux autres. ęArrÍtez vos regards sur cette maison isolťe, vis-ŗ-vis celle du chanoine; vous verrez trois fameuses Galiciennes qui font la dťbauche avec trois hommes de la cour.--Ah! qu'elles me paraissent jolies! s'ťcria don Clťofas; je ne m'ťtonne pas si les gens de qualitť les courent. Qu'elles font de caresses ŗ ceux-lŗ! il faut qu'elles soient bien amoureuses d'eux!--Que vous Ítes jeune! rťpliqua l'esprit: vous ne connaissez guŤre ces sortes de dames; elles ont le coeur encore plus fardť que le visage. Quelques dťmonstrations qu'elles fassent, elles n'ont pas la moindre amitiť pour ces seigneurs: elles en mťnagent un pour avoir sa protection, et les deux autres pour en tirer des contrats de rente. Il en est de mÍme de toutes les coquettes. Les hommes ont beau se ruiner pour elles, ils n'en sont pas plus aimťs; au contraire, tout payeur est traitť comme un mari: c'est une rŤgle que j'ai ťtablie dans les intrigues amoureuses; mais laissons ces seigneurs savourer des plaisirs qu'ils achŤtent si cher, pendant que leurs valets, qui les attendent dans la rue, se consolent dans la douce espťrance de les avoir _gratis_. --Expliquez-moi, de gr‚ce, interrompit Lťandro Perez, un autre tableau qui se prťsente ŗ mes yeux. Tout le monde est encore sur pied dans cette grande maison ŗ gauche. D'oý vient que les uns rient ŗ gorge dťployťe, et que les autres dansent? On y cťlťbre quelque fÍte apparemment?--Ce sont des noces, dit le boiteux; tous les domestiques sont dans la joie; il n'y a pas trois jours que dans ce mÍme hŰtel on ťtait dans une extrÍme affliction. C'est une histoire qu'il me prend envie de vous raconter: elle est un peu longue, ŗ la vťritť; mais j'espŤre qu'elle ne vous ennuiera point.Ľ En mÍme temps il la commenÁa de cette sorte. CHAPITRE IV _Histoire des amours du comte de Belflor et de Lťonor de Cespťdes._ Le comte de Belflor, un des plus grands seigneurs de la cour, ťtait ťperdument amoureux de la jeune Lťonor de Cespťdes. Il n'avait pas dessein de l'ťpouser; la fille d'un simple gentilhomme ne lui paraissait pas un parti assez considťrable pour lui. Il ne se proposait que d'en faire une maÓtresse. ęDans cette vue, il la suivait partout, et ne perdait pas une occasion de lui faire connaÓtre son amour par ses regards; mais il ne pouvait lui parler ni lui ťcrire, parce qu'elle ťtait incessamment obsťdťe d'une duŤgne sťvŤre et vigilante, appelťe la dame Marcelle. Il en ťtait au dťsespoir, et, sentant irriter ses dťsirs par les difficultťs, il ne cessait de rÍver aux moyens de tromper l'argus qui gardait son Io. ęD'un autre cŰtť, Lťonor, qui s'ťtait aperÁue de l'attention que le comte avait pour elle, n'avait pu se dťfendre d'en avoir pour lui; et il se forma insensiblement dans son coeur une passion qui devint enfin trŤs-violente. Je ne la fortifiais pourtant pas par mes tentations ordinaires, parce que le magicien qui me tenait alors prisonnier m'avait interdit toutes mes fonctions; mais il suffisait que la nature s'en mÍl‚t. Elle n'est pas moins dangereuse que moi; toute la diffťrence qu'il y a entre nous, c'est qu'elle corrompt peu ŗ peu les coeurs, au lieu que je les sťduis brusquement. ęLes choses ťtaient dans cette disposition, lorsque Lťonor et son ťternelle gouvernante, allant un matin ŗ l'ťglise, rencontrŤrent une vieille femme qui tenait ŗ la main un des plus gros chapelets qu'ait fabriquťs l'hypocrisie. Elle les aborda d'un air doux et riant, et, adressant la parole ŗ la duŤgne: ęLe ciel vous conserve, lui dit-elle; la sainte paix soit avec vous: permettez-moi de vous demander si vous n'Ítes pas la dame Marcelle, la chaste veuve du feu seigneur Martin Rosette?Ľ La gouvernante rťpondit que oui. ęJe vous rencontre donc fort ŗ propos, lui dit la vieille, pour vous avertir que j'ai au logis un vieux parent qui voudrait bien vous parler. Il est arrivť de Flandres depuis peu de jours; il a connu particuliŤrement, mais trŤs-particuliŤrement, votre mari, et il a des choses de la derniŤre consťquence ŗ vous communiquer. Il aurait ťtť vous les dire chez vous, s'il ne fŻt pas tombť malade; mais le pauvre homme est ŗ l'extrťmitť; je demeure ŗ deux pas d'ici. Prenez, s'il vous plaÓt, la peine de me suivre.Ľ ęLa gouvernante, qui avait de l'esprit et de la prudence, craignant de faire quelque fausse dťmarche, ne savait ŗ quoi se rťsoudre; mais la vieille devina le sujet de son embarras, et lui dit: ęMa chŤre madame Marcelle, vous pouvez vous fier ŗ moi en toute assurance. Je me nomme la Chichona. Le licenciť Marcos de Figueroa et le bachelier Mira de Mesqua vous rťpondront de moi comme de leurs grands-mŤres. Quand je vous propose de venir ŗ ma maison, ce n'est que pour votre bien. Mon parent veut vous restituer certaine somme que votre mari lui a autrefois prÍtťe.Ľ A ce mot de restitution, la dame Marcelle prit son parti. ęAllons, ma fille, dit-elle ŗ Lťonor, allons voir le parent de cette bonne dame; c'est une action charitable que de visiter les malades.Ľ ęElles arrivŤrent bientŰt au logis de la Chichona, qui les fit entrer dans une salle basse, oý elles trouvŤrent un homme alitť, qui avait une barbe blanche, et qui, s'il n'ťtait pas fort malade, paraissait du moins l'Ítre. ęTenez, cousin, lui dit la vieille en lui prťsentant la gouvernante, voici cette sage dame Marcelle ŗ qui vous souhaitez de parler, la veuve du feu seigneur Martin Rosette, votre ami.Ľ A ces paroles, le vieillard, soulevant un peu la tÍte, salua la duŤgne, lui fit signe de s'approcher, et, lorsqu'elle fut prŤs de son lit, lui dit d'une voix faible: ęMa chŤre madame Marcelle, je rends gr‚ces au ciel de m'avoir laissť vivre jusqu'ŗ ce moment; c'ťtait l'unique chose que je dťsirais: je craignais de mourir sans avoir la satisfaction de vous voir, et de vous remettre en main propre cent ducats que feu votre ťpoux, mon intime ami, me prÍta pour me tirer d'une affaire d'honneur que j'eus autrefois ŗ Bruges. Ne vous a-t-il jamais entretenu de cette aventure? --Hťlas! non, rťpondit la dame Marcelle, il ne m'en a point parlť: devant Dieu soit son ‚me! il ťtait si gťnťreux, qu'il oubliait les services qu'il avait rendus ŗ ses amis; et, bien loin de ressembler ŗ ces fanfarons qui se vantent du bien qu'ils n'ont pas fait, il ne m'a jamais dit qu'il eŻt obligť personne.--Il avait l'‚me belle assurťment, rťpliqua le vieillard, j'en dois Ítre plus persuadť qu'un autre; et pour vous le prouver, il faut que je vous raconte l'affaire dont je suis heureusement sorti par son secours; mais comme j'ai des choses ŗ dire qui sont de la derniŤre importance pour la mťmoire du dťfunt, je serais bien aise de ne les rťvťler qu'ŗ sa discrŤte veuve. --Hť bien, dit alors la Chichona, vous n'avez qu'ŗ lui faire ce rťcit en particulier: pendant ce temps-lŗ nous allons passer dans mon cabinet, cette jeune dame et moi.Ľ En achevant ces paroles, elle laissa la duŤgne avec le malade, et entraÓna Lťonor dans une autre chambre, oý, sans chercher de dťtours, elle lui dit: ęBelle Lťonor, les moments sont trop prťcieux pour les mal employer. Vous connaissez de vue le comte de Belflor: il y a longtemps qu'il vous aime et qu'il meurt d'envie de vous le dire; mais la vigilance et la sťvťritť de votre gouvernante ne lui ont pas permis, jusqu'ici, d'avoir ce plaisir. Dans son dťsespoir, il a eu recours ŗ mon industrie; je l'ai mise en usage pour lui. Ce vieillard que vous venez de voir est un jeune valet de chambre du comte, et tout ce que j'ai fait n'est qu'une ruse que nous avons concertťe pour tromper votre gouvernante et vous attirer ici.Ľ ęComme elle achevait ces mots, le comte, qui ťtait cachť derriŤre une tapisserie, se montra, et, courant se jeter aux pieds de Lťonor: ęMadame, lui dit-il, pardonnez ce stratagŤme ŗ un amant qui ne pouvait plus vivre sans vous parler. Si cette obligeante personne n'eŻt pas trouvť moyen de me procurer cet avantage, j'allais m'abandonner ŗ mon dťsespoir.Ľ Ces paroles, prononcťes d'un air touchant par un homme qui ne dťplaisait pas, troublŤrent Lťonor. Elle demeura quelque temps incertaine de la rťponse qu'elle y devait faire; mais enfin, s'ťtant remise de son trouble, elle regarda fiŤrement le comte, et lui dit: ęVous croyez peut-Ítre avoir beaucoup d'obligation ŗ cette officieuse dame qui vous a si bien servi; mais apprenez que vous tirerez peu de fruit du service qu'elle vous a rendu.Ľ ęEn parlant ainsi, elle fit quelques pas pour rentrer dans la salle. Le comte l'arrÍta: ęDemeurez, dit-il, adorable Lťonor; daignez un moment m'entendre. Ma passion est si pure qu'elle ne doit point vous alarmer. Vous avez sujet, je l'avoue, de vous rťvolter contre l'artifice dont je me sers pour vous entretenir; mais n'ai-je pas jusqu'ŗ ce jour inutilement essayť de vous parler? il y a six mois que je vous suis aux ťglises, ŗ la promenade, aux spectacles. Je cherche en vain partout l'occasion de vous dire que vous m'avez charmť. Votre cruelle, votre impitoyable gouvernante a toujours su tromper mes dťsirs. Hťlas! au lieu de me faire un crime d'un stratagŤme que j'ai ťtť forcť d'employer, plaignez-moi, belle Lťonor, d'avoir souffert tous les tourments d'une si longue attente, et jugez par vos charmes des peines mortelles qu'elle a dŻ me causer.Ľ ęBelflor ne manqua pas d'assaisonner ce discours de tous les airs de persuasion que les jolis hommes savent si heureusement mettre en pratique; il laissa couler quelques larmes. Lťonor en fut ťmue; il commenÁa, malgrť elle, ŗ s'ťlever dans son coeur des mouvements de tendresse et de pitiť. Mais, loin de cťder ŗ sa faiblesse, plus elle se sentait attendrir, plus elle marquait d'empressement ŗ vouloir se retirer. ęComte! s'ťcria-t-elle, tous vos discours sont inutiles. Je ne veux point vous ťcouter; ne me retenez pas davantage; laissez-moi sortir d'une maison oý ma vertu est alarmťe, ou bien je vais par mes cris attirer ici tout le voisinage, et rendre votre audace publique.Ľ Elle dit cela d'un ton si ferme, que la Chichona, qui avait de grandes mesures ŗ garder avec la justice, pria le comte de ne pas pousser les choses plus loin. Il cessa de s'opposer au dessein de Lťonor. Elle se dťbarrassa de ses mains, et, ce qui jusqu'alors n'ťtait arrivť ŗ aucune fille, elle sortit de ce cabinet comme elle y ťtait entrťe. ęElle rejoignit promptement sa gouvernante. Venez, ma bonne, lui dit-elle, quittez ce frivole entretien: on nous trompe; sortons de cette dangereuse maison.--Qu'y a-t-il, ma fille, rťpondit avec ťtonnement la dame Marcelle? quelle raison vous oblige ŗ vouloir vous retirer si brusquement?--Je vous en instruirai, rťpartit Lťonor. Fuyons; chaque instant que je m'arrÍte ici me cause une nouvelle peine.Ľ Quelque envie qu'eŻt la duŤgne de savoir le sujet d'une si brusque sortie, elle ne put s'en ťclaircir sur-le-champ; il lui fallut cťder aux instances de Lťonor. Elles sortirent toutes deux avec prťcipitation, laissant la Chichona, le comte et son valet de chambre aussi dťconcertťs tous trois que des comťdiens qui viennent de reprťsenter une piŤce que le parterre a mal reÁue. ęDŤs que Lťonor se vit dans la rue, elle se mit ŗ raconter avec beaucoup d'agitation ŗ sa gouvernante tout ce qui s'ťtait passť dans le cabinet de la Chichona. La dame Marcelle l'ťcouta fort attentivement, et lorsqu'elles furent arrivťes au logis: ęJe vous avoue, ma fille, lui dit-elle, que je suis extrÍmement mortifiťe de ce que vous venez de m'apprendre. Comment ai-je pu Ítre la dupe de cette vieille femme? J'ai fait d'abord difficultť de la suivre. Que n'ai-je continuť? je devais me dťfier de son air doux et honnÍte; j'ai fait une sottise qui n'est pas pardonnable ŗ une personne de mon expťrience. Ah! que ne m'avez-vous dťcouvert chez elle cet artifice! je l'aurais dťvisagťe, j'aurais accablť d'injures le comte de Belflor, et arrachť la barbe au faux vieillard qui me contait des fables. Mais je vais retourner sur mes pas porter l'argent que j'ai reÁu comme une vťritable restitution; et si je les retrouve ensemble, ils ne perdront rien pour avoir attendu.Ľ En achevant ces mots, elle reprit sa mante qu'elle avait quittťe, et sortit pour aller chez la Chichona. ęLe comte y ťtait encore; il se dťsespťrait du mauvais succŤs de son stratagŤme. Un autre en sa place aurait abandonnť la partie; mais il ne se rebuta point. Avec mille bonnes qualitťs, il en avait une peu louable: c'ťtait de se laisser trop entraÓner au penchant qu'il avait ŗ l'amour. Quand il aimait une dame, il ťtait trop ardent ŗ la poursuite de ses faveurs; et quoique naturellement honnÍte homme, il ťtait alors capable de violer les droits les plus sacrťs pour obtenir l'accomplissement de ses dťsirs. Il fit rťflexion qu'il ne pourrait parvenir au but qu'il se proposait sans le secours de la dame Marcelle, et il rťsolut de ne rien ťpargner pour la mettre dans ses intťrÍts. Il jugea que cette duŤgne, toute sťvŤre qu'elle paraissait, ne serait point ŗ l'ťpreuve d'un prťsent considťrable, et il n'avait pas tort de faire un pareil jugement. S'il y a des gouvernantes fidŤles, c'est que les galants ne sont pas assez riches ou assez libťraux. ęD'abord que la dame Marcelle fut arrivťe, et qu'elle aperÁut les trois personnes ŗ qui elle en voulait, il lui prit une fureur de langue; elle dit un million d'injures au comte et ŗ la Chichona, et fit voler la restitution ŗ la tÍte du valet de chambre. Le comte essuya patiemment cet orage; et, se mettant ŗ genoux devant la duŤgne, pour rendre la scŤne plus touchante, il la pressa de reprendre la bourse qu'elle avait jetťe, et lui offrit mille pistoles de surcroÓt, en la conjurant d'avoir pitiť de lui. Elle n'avait jamais vu solliciter si puissamment sa compassion; aussi ne fut-elle pas inexorable; elle eut bientŰt quittť les invectives, et, comparant en elle-mÍme la somme proposťe avec la mťdiocre rťcompense qu'elle attendait de don Luis de Cespťdes, elle trouva qu'il y avait plus de profit ŗ ťcarter Lťonor de son devoir qu'ŗ l'y maintenir. C'est pourquoi, aprŤs quelques faÁons, elle reprit la bourse, accepta l'offre des mille pistoles, promit de servir l'amour du comte, et s'en alla sur-le-champ travailler ŗ l'exťcution de sa promesse. ęComme elle connaissait Lťonor pour une fille vertueuse, elle se garda bien de lui donner lieu de soupÁonner son intelligence avec le comte, de peur qu'elle n'en avertÓt don Luis son pŤre; et, voulant la perdre adroitement, voici de quelle maniŤre elle lui parla ŗ son retour. ęLťonor, je viens de satisfaire mon esprit irritť; j'ai retrouvť nos trois fourbes; ils ťtaient encore tout ťtourdis de votre courageuse retraite. J'ai menacť la Chichona du ressentiment de votre pŤre et de la rigueur de la justice, et j'ai dit au comte de Belflor toutes les injures que la colŤre a pu me suggťrer. J'espŤre que ce seigneur ne formera plus de pareils attentats, et que ses galanteries cesseront dťsormais d'occuper ma vigilance. Je rends gr‚ce au ciel que vous ayez, par votre fermetť, ťvitť le piťge qu'il vous avait tendu; j'en pleure de joie. Je suis ravie qu'il n'ait tirť aucun avantage de son artifice; car les grands seigneurs se font un jeu de sťduire de jeunes personnes. La plupart mÍme de ceux qui se piquent le plus de probitť ne s'en font pas le moindre scrupule, comme si ce n'ťtait pas une mauvaise action que de dťshonorer des familles. Je ne dis pas absolument que le comte soit de ce caractŤre, ni qu'il ait envie de vous tromper: il ne faut pas toujours juger mal de son prochain; peut-Ítre a-t-il des vues lťgitimes. Quoiqu'il soit d'un rang ŗ prťtendre aux premiers partis de la cour, votre beautť peut lui avoir fait prendre la rťsolution de vous ťpouser. Je me souviens mÍme que, dans les rťponses qu'il a faites ŗ mes reproches, il m'a laissť entrevoir cela. --Que dites-vous, ma bonne? interrompit Lťonor; s'il avait formť ce dessein, il m'aurait dťjŗ demandťe ŗ mon pŤre, qui ne me refuserait point ŗ un homme de sa condition.--Ce que vous dites est juste, reprit la gouvernante; j'entre dans ce sentiment; la dťmarche du comte est suspecte, ou plutŰt ses intentions ne sauraient Ítre bonnes; peu s'en faut que je ne retourne encore sur mes pas pour lui dire de nouvelles injures.--Non, ma bonne, rťpartit Lťonor; il vaut mieux oublier ce qui s'est passť, et nous venger par le mťpris.--Il est vrai, dit la dame Marcelle, je crois que c'est le meilleur parti; vous Ítes plus raisonnable que moi; mais, d'un autre cŰtť, ne jugerions-nous point mal des sentiments du comte? que savons-nous s'il n'en use pas ainsi par dťlicatesse? avant que d'obtenir l'aveu d'un pŤre, il veut peut-Ítre vous rendre de longs services, mťriter de vous plaire, s'assurer de votre coeur, afin que votre union ait plus de charmes. Si cela ťtait, ma fille, serait-ce un grand crime que de l'ťcouter? Dťcouvrez-moi votre pensťe; ma tendresse vous est connue; vous sentez-vous de l'inclination pour le comte, ou auriez-vous de la rťpugnance ŗ l'ťpouser?Ľ ęA cette malicieuse question, la trop sincŤre Lťonor baissa les yeux en rougissant, et avoua qu'elle n'avait nul ťloignement pour lui; mais comme sa modestie l'empÍchait de s'expliquer plus ouvertement, la duŤgne la pressa de nouveau de ne lui rien dťguiser. Enfin elle se rendit aux affectueuses dťmonstrations de la gouvernante. ęMa bonne, lui dit-elle, puisque vous voulez que je vous parle confidemment, apprenez que Belflor m'a paru digne d'Ítre aimť. Je l'ai trouvť si bien fait, et j'en ai ouÔ parler si avantageusement, que je n'ai pu me dťfendre d'Ítre sensible ŗ ses galanteries. L'attention infatigable que vous avez ŗ les traverser m'a souvent fait beaucoup de peine, et je vous avouerai qu'en secret je l'ai plaint quelquefois, et dťdommagť par mes soupirs des maux que votre vigilance lui a fait souffrir. Je vous dirai mÍme qu'en ce moment, au lieu de le haÔr, aprŤs son action tťmťraire, mon coeur, malgrť moi, l'excuse, et rejette sa faute sur votre sťvťritť. --Ma fille, reprit la gouvernante, puisque vous me donnez lieu de croire que sa recherche vous serait agrťable, je veux vous mťnager cet amant.--Je suis trŤs-sensible, rťpartit Lťonor en s'attendrissant, au service que vous me voulez rendre. Quand le comte ne tiendrait pas un des premiers rangs ŗ la cour, quand il ne serait qu'un simple cavalier, je le prťfťrerais ŗ tous les autres hommes; mais ne nous flattons point: Belflor est un grand seigneur, destinť sans doute pour une des plus riches hťritiŤres de la monarchie. N'attendons pas qu'il se borne ŗ la fille de don Luis, qui n'a qu'une fortune mťdiocre ŗ lui offrir. Non, non, ajouta-t-elle, il n'a pas pour moi des sentiments si favorables: il ne me regarde pas comme une personne qui mťrite de porter son nom; il ne cherche qu'ŗ m'offenser. --Eh! pourquoi, dit la duŤgne, voulez-vous qu'il ne vous aime pas assez pour vous ťpouser? L'amour fait tous les jours de plus grands miracles. Il semble, ŗ vous entendre, que le ciel ait mis entre le comte et vous une distance infinie. Faites-vous plus de justice, Lťonor: il ne s'abaissera point en unissant sa destinťe ŗ la vŰtre; vous Ítes d'une ancienne noblesse, et votre alliance ne saurait le faire rougir. Puisque vous avez du penchant pour lui, continua-t-elle, il faut que je lui parle; je veux approfondir ses vues, et si elles sont telles qu'elles doivent Ítre, je le flatterai de quelque espťrance.--Gardez-vous-en bien, s'ťcria Lťonor; je ne suis point d'avis que vous l'alliez chercher; s'il me soupÁonnait d'avoir quelque part ŗ cette dťmarche, il cesserait de m'estimer.--Oh! je suis plus adroite que vous ne pensez, rťpliqua la dame Marcelle; je commencerai par lui reprocher d'avoir eu dessein de vous sťduire. Il ne manquera pas de vouloir se justifier; je l'ťcouterai; je le verrai venir. Enfin, ma fille, laissez-moi faire, je mťnagerai votre honneur comme le mien.Ľ ęLa duŤgne sortit ŗ l'entrťe de la nuit. Elle trouva Belflor aux environs de la maison de don Luis. Elle lui rendit compte de l'entretien qu'elle avait eu avec sa maÓtresse, et n'oublia pas de lui vanter avec quelle adresse elle avait dťcouvert qu'il en ťtait aimť. Rien ne pouvait Ítre plus agrťable au comte que cette dťcouverte; aussi en remercia-t-il la dame Marcelle dans les termes les plus vifs; c'est-ŗ-dire qu'il promit de lui livrer dŤs le lendemain les mille pistoles, et il se rťpondit ŗ lui-mÍme du succŤs de son entreprise, parce qu'il savait bien qu'une fille prťvenue est ŗ moitiť sťduite. AprŤs cela, s'ťtant sťparťs fort satisfaits l'un de l'autre, la duŤgne retourna au logis. ęLťonor, qui l'attendait avec inquiťtude, lui demanda ce qu'elle avait ŗ lui annoncer. ęLa meilleure nouvelle que vous puissiez apprendre, lui rťpondit la gouvernante: j'ai vu le comte. Je vous le disais bien, ma fille, ses intentions ne sont pas criminelles; il n'a point d'autre but que de se marier avec vous; il me l'a jurť par tout ce qu'il y a de plus sacrť parmi les hommes. Je ne me suis pas rendue ŗ cela, comme vous pouvez penser. ęSi vous Ítes dans cette disposition, lui ai-je dit, pourquoi ne faites-vous pas auprŤs de don Luis la dťmarche ordinaire?--Ah! ma chŤre Marcelle, m'a-t-il rťpondu, sans paraÓtre embarrassť de cette demande, approuveriez-vous que, sans savoir de quel oeil me regarde Lťonor, et ne suivant que les transports d'un aveugle amour, j'allasse tyranniquement l'obtenir de son pŤre? Non, son repos m'est plus cher que mes dťsirs, et je suis trop honnÍte homme pour m'exposer ŗ faire son malheur.Ľ ęPendant qu'il parlait de la sorte, continua la duŤgne, je l'observais avec une extrÍme attention, et j'employais mon expťrience ŗ dťmÍler dans ses yeux s'il ťtait effectivement ťpris de tout l'amour qu'il m'exprimait. Que vous dirai-je? il m'a paru pťnťtrť d'une vťritable passion; j'en ai senti une joie que j'ai bien eu de la peine ŗ lui cacher; nťanmoins, lorsque j'ai ťtť persuadťe de sa sincťritť, j'ai cru que, pour vous assurer un amant de cette importance, il ťtait ŗ propos de lui laisser entrevoir vos sentiments. ęSeigneur, lui ai-je dit, Lťonor n'a point d'aversion pour vous; je sais qu'elle vous estime, et, autant que j'en puis juger, son coeur ne gťmira pas de votre recherche.--Grand Dieu! s'est-il alors ťcriť tout transportť de joie, qu'entends-je! Est-il possible que la charmante Lťonor soit dans une disposition si favorable pour moi? Que ne vous dois-je point, obligeante Marcelle, de m'avoir tirť d'une si longue incertitude? je suis d'autant plus ravi de cette nouvelle, que c'est vous qui me l'annoncez; vous qui, toujours rťvoltťe contre ma tendresse, m'avez tant fait souffrir de maux; mais achevez mon bonheur, ma chŤre Marcelle, faites-moi parler ŗ la divine Lťonor; je veux lui donner ma foi, et lui jurer devant vous que je ne serai jamais qu'ŗ elle.Ľ ęA ce discours, poursuivit la gouvernante, il en a ajoutť d'autres encore plus touchants. Enfin, ma fille, il m'a priťe d'une maniŤre si pressante de lui procurer un entretien secret avec vous, que je n'ai pu me dťfendre de le lui promettre.--Eh! pourquoi lui avez-vous fait cette promesse? s'ťcria Lťonor avec quelque ťmotion; une fille sage, vous me l'avez dit cent fois, doit absolument ťviter ces conversations, qui ne sauraient Ítre que dangereuses.--Je demeure d'accord de vous l'avoir dit, rťpliqua la duŤgne, et c'est une trŤs-bonne maxime; mais il vous est permis de ne la pas suivre dans cette occasion, puisque vous pouvez regarder le comte comme votre mari.--Il ne l'est point encore, rťpartit Lťonor, et je ne le dois pas voir que mon pŤre n'ait agrťť sa recherche.Ľ ęLa dame Marcelle, en ce moment, se repentit d'avoir si bien ťlevť une fille dont elle avait tant de peine ŗ vaincre la retenue. Voulant toutefois en venir ŗ bout ŗ quelque prix que ce fŻt: ęMa chŤre Lťonor, reprit-elle, je m'applaudis de vous voir si rťservťe. Heureux fruit de mes soins! vous avez mis ŗ profit toutes les leÁons que je vous ai donnťes. Je suis charmťe de mon ouvrage; mais, ma fille, vous avez enchťri sur ce que je vous ai enseignť. Vous outrez ma morale; je trouve votre vertu un peu trop sauvage. De quelque sťvťritť que je me pique, je n'approuve point une farouche sagesse qui s'arme indiffťremment contre le crime et l'innocence. Une fille ne cesse pas d'Ítre vertueuse pour ťcouter un amant, quand elle connaÓt la puretť de ses dťsirs, et alors elle n'est pas plus criminelle de rťpondre ŗ sa passion que d'y Ítre sensible. Reposez-vous sur moi, Lťonor; j'ai trop d'expťrience et je suis trop dans vos intťrÍts pour vous faire faire un pas qui puisse vous nuire. ę--Eh! dans quel lieu voulez-vous que je parle au comte? dit Lťonor.--Dans votre appartement, rťpartit la duŤgne; c'est l'endroit le plus sŻr. Je l'introduirai ici demain pendant la nuit.--Vous n'y pensez pas, ma bonne, rťpliqua Lťonor; quoi! je souffrirai qu'un homme....--Oui, vous le souffrirez, interrompit la gouvernante; ce n'est pas une chose si extraordinaire que vous vous l'imaginez. Cela arrive tous les jours, et plŻt au ciel que toutes les filles qui reÁoivent de pareilles visites eussent des intentions aussi bonnes que les vŰtres! D'ailleurs, qu'avez-vous ŗ craindre? ne serai-je pas avec vous?--Si mon pŤre venait nous surprendre? reprit Lťonor.--Soyez en repos lŗ-dessus, rťpartit la dame Marcelle. ęVotre pŤre a l'esprit tranquille sur votre conduite; il connaÓt ma fidťlitť; il a une entiŤre confiance en moi.Ľ Lťonor, si vivement poussťe par la duŤgne, et pressťe en secret par son amour, ne put rťsister plus longtemps; elle consentit ŗ ce qu'on lui proposait. ęLe comte en fut bientŰt informť. Il en eut tant de joie, qu'il donna sur-le-champ ŗ son agente cinq cents pistoles, avec une bague de pareille valeur. La dame Marcelle, voyant qu'il tenait si bien sa parole, ne voulut pas Ítre moins exacte ŗ tenir la sienne. DŤs la nuit suivante, quand elle jugea que tout le monde reposait au logis, elle attacha ŗ un balcon une ťchelle de soie que le comte lui avait donnťe, et fit entrer par lŗ ce seigneur dans l'appartement de sa maÓtresse. ęCependant cette jeune personne s'abandonnait ŗ des rťflexions qui l'agitaient vivement. Quelque penchant qu'elle eŻt pour Belflor, et malgrť tout ce que pouvait lui dire sa gouvernante, elle se reprochait d'avoir eu la facilitť de consentir ŗ une visite qui blessait son devoir. La puretť de ses intentions ne la rassurait point. Recevoir la nuit dans sa chambre un homme qui n'avait pas l'aveu de son pŤre, et dont elle ignorait mÍme les vťritables sentiments, lui paraissait une dťmarche non-seulement criminelle, mais digne encore des mťpris de son amant. Cette derniŤre pensťe faisait sa plus grande peine, et elle en ťtait fort occupťe lorsque le comte entra. ęIl se jeta d'abord ŗ ses genoux, pour la remercier de la faveur qu'elle lui faisait. Il parut pťnťtrť d'amour et de reconnaissance, et il l'assura qu'il ťtait dans le dessein de l'ťpouser; nťanmoins, comme il ne s'ťtendait pas lŗ-dessus autant qu'elle l'aurait souhaitť: ęComte, lui dit-elle, je veux bien croire que vous n'avez pas d'autres vues que celles-lŗ; mais, quelques assurances que vous m'en puissiez donner, elles me seront toujours suspectes, jusqu'ŗ ce qu'elles soient autorisťes du consentement de mon pŤre.--Madame, rťpondit Belflor, il y a longtemps que je l'aurais demandť, si je n'eusse pas craint de l'obtenir aux dťpens de votre repos.--Je ne vous reproche point de n'avoir pas encore fait cette dťmarche, reprit Lťonor: j'approuve mÍme sur cela votre dťlicatesse; mais rien ne vous retient plus, et il faut que vous parliez au plus tŰt ŗ don Luis, ou bien rťsolvez-vous ŗ ne me revoir jamais. ę--Hť! pourquoi, rťpliqua-t-il, ne vous verrais-je plus, belle Lťonor? Que vous Ítes peu sensible aux douceurs de l'amour! Si vous saviez aussi bien aimer que moi, vous vous feriez un plaisir de recevoir secrŤtement mes soins, et d'en dťrober, du moins pour quelque temps, la connaissance ŗ votre pŤre. Que ce commerce mystťrieux a de charmes pour deux coeurs ťtroitement liťs!--Il en pourrait avoir pour vous, dit Lťonor; mais il n'aurait pour moi que des peines. Ce raffinement de tendresse ne convient point ŗ une fille qui a de la vertu. Ne me vantez plus les dťlices de ce commerce coupable. Si vous m'estimiez, vous ne me l'auriez pas proposť; et si vos intentions sont telles que vous voulez me le persuader, vous devez au fond de votre ‚me me reprocher de ne m'en Ítre pas offensťe. Mais, hťlas! ajouta-t-elle, en laissant ťchapper quelques pleurs, c'est ŗ ma seule faiblesse que je dois imputer cet outrage; je m'en suis rendue digne en faisant ce que je fais pour vous. ę--Adorable Lťonor, s'ťcria le comte, c'est vous qui me faites une mortelle injure! votre vertu trop scrupuleuse prend de fausses alarmes. Quoi! parce que j'ai ťtť assez heureux pour vous rendre favorable ŗ mon amour, vous craignez que je ne cesse de vous estimer? quelle injustice! non, Madame, je connais tout le prix de vos bontťs: elles ne peuvent vous Űter mon estime, et je suis prÍt ŗ faire ce que vous exigez de moi. Je parlerai dŤs demain au seigneur don Luis; je ferai tout mon possible pour qu'il consente ŗ mon bonheur; mais, je ne vous le cŤle point, j'y vois peu d'apparence.--Que dites-vous! reprit Lťonor avec une extrÍme surprise; mon pŤre pourra-t-il ne pas agrťer la recherche d'un homme qui tient le rang que vous tenez ŗ la cour? ę--Eh! c'est ce mÍme rang, rťpartit Belflor, qui me fait craindre ses refus. Ce discours vous surprend: vous allez cesser de vous ťtonner. ęIl y a quelques jours, poursuivit-il, que le roi me dťclara qu'il voulait me marier. Il ne m'a point nommť la dame qu'il me destine; il m'a seulement fait comprendre que c'est un des premiers partis de la cour, et qu'il a ce mariage fort ŗ coeur. Comme j'ignorais quels pouvaient Ítre vos sentiments pour moi, car vous savez bien que votre rigueur ne m'a pas permis jusqu'ici de les dťmÍler, je ne lui ai laissť voir aucune rťpugnance ŗ suivre ses volontťs. AprŤs cela jugez, Madame, si don Luis voudra se mettre au hasard de s'attirer la colŤre du roi en m'acceptant pour gendre. ę--Non, sans doute, dit Lťonor; je connais mon pŤre. Quelque avantageuse que soit pour lui votre alliance, il aimera mieux y renoncer que de s'exposer ŗ dťplaire au roi. Mais quand mon pŤre ne s'opposerait point ŗ notre union, nous n'en serions pas plus heureux; car, enfin, comte, comment pourriez-vous me donner une main que le roi veut engager ailleurs?--Madame, rťpondit Belflor, je vous avouerai de bonne foi que je suis dans un assez grand embarras de ce cŰtť-lŗ. J'espŤre nťanmoins qu'en tenant une conduite dťlicate avec le roi, je mťnagerai si bien son esprit, et l'amitiť qu'il a pour moi, que je trouverai moyen d'ťviter le malheur qui me menace. Vous pourriez mÍme, belle Lťonor, m'aider en cela, si vous me jugiez digne de m'attacher ŗ vous.--Eh! de quelle maniŤre, dit-elle, puis-je contribuer ŗ rompre le mariage que le roi vous a proposť?--Ah! Madame, rťpliqua-t-il d'un air passionnť, si vous vouliez recevoir ma foi, je saurais bien me conserver ŗ vous sans que ce prince m'en pŻt savoir mauvais grť. ęPermettez, charmante Lťonor, ajouta-t-il en se jetant ŗ ses genoux, permettez que je vous ťpouse en prťsence de la dame Marcelle; c'est un tťmoin qui rťpondra de la saintetť de notre engagement. Par lŗ, je me dťroberai sans peine aux tristes noeuds dont on veut me lier; car si aprŤs cela le roi me presse d'accepter la dame qu'il me destine, je me jetterai aux pieds de ce monarque: je lui dirai que je vous aimais depuis longtemps, et que je vous ai secrŤtement ťpousťe. Quelque envie qu'il puisse avoir de me marier avec une autre, il est trop bon pour vouloir m'arracher ŗ ce que j'adore, et trop juste pour faire cet affront ŗ votre famille. ęQue pensez-vous, sage Marcelle, ajouta-t-il en se tournant vers la gouvernante, que pensez-vous de ce projet que l'amour vient de m'inspirer?--J'en suis charmťe, dit la dame Marcelle; il faut avouer que l'amour est bien ingťnieux!--Et vous, adorable Lťonor, reprit le comte, qu'en dites-vous? votre esprit, toujours armť de dťfiance, refusera-t-il de l'approuver?--Non, rťpondit Lťonor, pourvu que vous y fassiez entrer mon pŤre; je ne doute pas qu'il n'y souscrive, dŤs que vous l'en aurez instruit. ę--Il faut bien se garder de lui faire cette confidence, interrompit en cet endroit l'abominable duŤgne; vous ne connaissez pas le seigneur don Luis: il est trop dťlicat sur les matiŤres d'honneur pour se prÍter ŗ de mystťrieuses amours. La proposition d'un mariage secret l'offensera; d'ailleurs, sa prudence ne manquera pas de lui faire apprťhender les suites d'une union qui lui paraÓtra choquer les desseins du roi. Par cette dťmarche indiscrŤte, vous lui donnerez des soupÁons; ses yeux seront incessamment ouverts sur toutes nos actions, et il vous Űtera tous les moyens de vous voir. ę--J'en mourrais de douleur! s'ťcria notre courtisan. Mais, madame Marcelle, poursuivit-il en affectant un air chagrin, croyez-vous effectivement que don Luis rejette la proposition d'un hymen clandestin?--N'en doutez nullement, rťpondit la gouvernante; mais je veux qu'il l'accepte: rťgulier et scrupuleux comme il est, il ne consentira point que l'on supprime les cťrťmonies de l'ťglise; et si on les pratique dans votre mariage, la chose sera bientŰt divulguťe. ę--Ah! ma chŤre Lťonor, dit alors le comte, en serrant tendrement la main de sa maÓtresse entre les siennes, faut-il, pour satisfaire une vaine opinion de biensťance, nous exposer ŗ l'affreux pťril de nous voir sťparťs pour jamais? Vous n'avez besoin que de vous-mÍme pour vous donner ŗ moi. L'aveu d'un pŤre vous ťpargnerait peut-Ítre quelques peines d'esprit; mais, puisque la dame Marcelle nous a prouvť l'impossibilitť de l'obtenir, rendez-vous ŗ mes innocents dťsirs. Recevez mon coeur et ma main; et lorsqu'il sera temps d'informer don Luis de notre engagement, nous lui apprendrons les raisons que nous avons eues de le lui cacher.--Hť bien! comte, dit Lťonor, je consens que vous ne parliez pas si tŰt ŗ mon pŤre. Sondez auparavant l'esprit du roi; avant que je reÁoive en secret votre main, parlez ŗ ce prince; dites-lui, s'il le faut, que vous m'avez secrŤtement ťpousťe: t‚chons par cette fausse confidence.....--Oh! pour cela, non, Madame, rťpartit Belflor; je suis trop ennemi du mensonge pour oser soutenir cette feinte; je ne puis me trahir jusque-lŗ. De plus, tel est le caractŤre du roi, que, s'il venait ŗ dťcouvrir que je l'eusse trompť, il ne me le pardonnerait de sa vie.Ľ ęJe ne finirais point, seigneur don Clťofas, continua le diable, si je vous rťpťtais mot pour mot tout ce que Belflor dit pour sťduire cette jeune personne. Je vous dirai seulement qu'il lui tint tous les discours passionnťs que je souffle aux hommes en pareille occasion; mais il eut beau jurer qu'il confirmerait publiquement, le plus tŰt qu'il lui serait possible, la foi qu'il lui donnait en particulier; il eut beau prendre le ciel ŗ tťmoin de ses serments; il ne put triompher de la vertu de Lťonor, et le jour qui ťtait prÍt ŗ paraÓtre l'obligea malgrť lui ŗ se retirer. ęLe lendemain la duŤgne, croyant qu'il y allait de son honneur, ou, pour mieux dire, de son intťrÍt de ne point abandonner son entreprise, dit ŗ la fille de don Luis: ęLťonor, je ne sais plus quel discours je dois vous tenir; je vous vois rťvoltťe contre la passion du comte, comme s'il n'avait pour objet qu'une simple galanterie. N'auriez-vous point remarquť en sa personne quelque chose qui vous en eŻt dťgoŻtťe?--Non, ma bonne, lui rťpondit Lťonor; il ne m'a jamais paru plus aimable, et son entretien m'a fait apercevoir en lui de nouveaux charmes.--Si cela est, reprit la gouvernante, je ne vous comprends pas. Vous Ítes prťvenue pour lui d'une inclination violente, et vous refusez de souscrire ŗ une chose dont on vous a reprťsentť la nťcessitť? ę--Ma bonne, rťpliqua la fille de don Luis, vous avez plus de prudence et plus d'expťrience que moi; mais avez-vous bien pensť aux suites que peut avoir un mariage contractť sans l'aveu de mon pŤre?--Oui, oui, rťpondit la duŤgne, j'ai fait lŗ-dessus toutes les rťflexions nťcessaires, et je suis f‚chťe que vous vous opposiez avec tant d'opini‚tretť au brillant ťtablissement que la Fortune vous prťsente. Prenez garde que votre obstination ne fatigue et ne rebute votre amant. Craignez qu'il n'ouvre les yeux sur l'intťrÍt de sa fortune, que la violence de sa passion lui fait nťgliger. Puisqu'il veut vous donner sa foi, recevez-la sans balancer. Sa parole le lie: il n'y a rien de plus sacrť pour un homme d'honneur; d'ailleurs, je suis tťmoin qu'il vous reconnaÓt pour sa femme; ne savez-vous pas qu'un tťmoignage tel que le mien suffit pour faire condamner en justice un amant qui oserait se parjurer?Ľ ęCe fut par de semblables discours que la perfide Marcelle ťbranla Lťonor, qui, se laissant ťtourdir sur le pťril qui la menaÁait, s'abandonna de bonne foi, quelques jours aprŤs, aux mauvaises intentions du comte. La duŤgne l'introduisait toutes les nuits par le balcon dans l'appartement de sa maÓtresse, et le faisait sortir avant le jour. ęUne nuit qu'elle l'avait averti un peu plus tard qu'ŗ l'ordinaire de se retirer, et que dťjŗ l'aurore commenÁait ŗ percer l'obscuritť, il se mit brusquement en devoir de se couler dans la rue; mais par malheur il prit si mal ses mesures, qu'il tomba par terre assez rudement. ęDon Luis de Cespťdes, qui ťtait couchť dans l'appartement au-dessus de sa fille, et qui s'ťtait levť ce jour-lŗ de trŤs grand matin, pour travailler ŗ quelques affaires pressantes, entendit le bruit de cette chute. Il ouvrit sa fenÍtre pour voir ce que c'ťtait. Il aperÁut un homme qui achevait de se relever avec beaucoup de peine, et la dame Marcelle sur le balcon, occupťe ŗ dťtacher l'ťchelle de soie, dont le comte ne s'ťtait pas si bien servi pour descendre que pour monter. Il se frotta les yeux, et prit d'abord ce spectacle pour une illusion; mais aprŤs l'avoir bien considťrť, il jugea qu'il n'y avait rien de plus rťel, et que la clartť du jour, toute faible qu'elle ťtait encore, ne lui dťcouvrait que trop sa honte. ęTroublť de cette fatale vue, transportť d'une juste colŤre, il descend en robe de chambre dans l'appartement de Lťonor, tenant son ťpťe d'une main et une bougie de l'autre. Il la cherche, elle et sa gouvernante, pour les sacrifier ŗ son ressentiment. Il frappe ŗ la porte de leur chambre, ordonne d'ouvrir: elles reconnaissent sa voix; elles obťissent en tremblant. Il entre d'un air furieux, et, montrant son ťpťe nue ŗ leurs yeux ťperdus: ęJe viens, dit-il, laver dans le sang d'une inf‚me l'affront qu'elle fait ŗ son pŤre, et punir en mÍme temps la l‚che gouvernante qui trahit ma confiance.Ľ ęElles se jetŤrent ŗ genoux devant lui l'une et l'autre, et la duŤgne prenant la parole: ęSeigneur, dit-elle, avant que nous recevions le ch‚timent que vous nous prťparez, daignez m'ťcouter un moment.--Hť bien! malheureuse, rťpliqua le vieillard, je consens de suspendre ma vengeance pour un instant; parle, apprends-moi toutes les circonstances de mon malheur; mais que dis-je? toutes les circonstances! je n'en ignore qu'une: c'est le nom du tťmťraire qui dťshonore ma famille.--Seigneur, reprit la dame Marcelle, le comte de Belflor est le cavalier dont il s'agit.--Le comte de Belflor! s'ťcria don Luis. Oý a-t-il vu ma fille? par quelles voies l'a-t-il sťduite? ne me cache rien.--Seigneur, rťpartit la gouvernante, je vais vous faire ce rťcit avec toute la sincťritť dont je suis capable.Ľ ęAlors elle lui dťbita avec un art infini tous les discours qu'elle avait fait accroire ŗ Lťonor que le comte lui avait tenus: elle le peignit avec les plus belles couleurs: c'ťtait un amant tendre, dťlicat et sincŤre. Comme elle ne pouvait s'ťcarter de la vťritť au dťnoument, elle fut obligťe de la dire; mais elle s'ťtendit sur les raisons que l'on avait eues de faire, ŗ son insu, ce mariage secret, et elle leur donna un si bon tour, qu'elle apaisa la fureur de don Luis. Elle s'en aperÁut bien; et pour achever d'adoucir le vieillard: ęSeigneur, lui dit-elle, voilŗ ce que vous vouliez savoir. Punissez-nous prťsentement; plongez votre ťpťe dans le sein de Lťonor. Mais qu'est-ce que je dis? Lťonor est innocente, elle n'a fait que suivre les conseils d'une personne que vous avez chargťe de sa conduite; c'est ŗ moi seule que vos coups doivent s'adresser; c'est moi qui ai introduit le comte dans l'appartement de votre fille; c'est moi qui ai formť les noeuds qui les lient. J'ai fermť les yeux sur ce qu'il y avait d'irrťgulier dans un engagement que vous n'autorisiez pas, pour vous assurer un gendre dont vous savez que la faveur est le canal par oý coulent aujourd'hui toutes les gr‚ces de la cour; je n'ai envisagť que le bonheur de Lťonor, et l'avantage que votre famille pourrait tirer d'une si belle alliance; l'excŤs de mon zŤle m'a fait trahir mon devoir.Ľ ęPendant que l'artificieuse Marcelle parlait ainsi, sa maÓtresse ne s'ťpargnait point ŗ pleurer; et elle fit paraÓtre une si vive douleur, que le bon vieillard n'y put rťsister. Il en fut attendri; sa colŤre se changea en compassion; il laissa tomber son ťpťe, et dťpouillant l'air d'un pŤre irritť: ęAh! ma fille, s'ťcria-t-il les larmes aux yeux, que l'amour est une passion funeste! hťlas! vous ne savez pas toutes les raisons que vous avez de vous affliger; la honte seule que vous cause la prťsence d'un pŤre qui vous surprend excite vos pleurs en ce moment. Vous ne prťvoyez pas encore tous les sujets de douleur que votre amant vous prťpare peut-Ítre. Et vous, imprudente Marcelle, qu'avez-vous fait? dans quel prťcipice nous jette votre zŤle indiscret pour ma famille! j'avoue que l'alliance d'un homme tel que le comte a pu vous ťblouir, et c'est ce qui vous sauve dans mon esprit; mais, malheureuse que vous Ítes, ne fallait-il pas vous dťfier d'un amant de ce caractŤre? Plus il a de crťdit et de faveur, plus vous deviez Ítre en garde contre lui. S'il ne se fait pas un scrupule de manquer de foi ŗ Lťonor, quel parti faudra-t-il que je prenne? Implorerai-je le secours des lois? une personne de son rang saura bien se mettre ŗ l'abri de leur sťvťritť. Je veux bien que, fidŤle ŗ ses serments, il ait envie de tenir parole ŗ ma fille: si le roi, comme il vous l'a dit, a dessein de lui faire ťpouser une autre dame, il est ŗ craindre que ce prince ne l'y oblige par son autoritť. ę--Oh! pour l'y obliger, seigneur, interrompit Lťonor, ce n'est pas ce qui doit nous alarmer. Le comte nous a bien assurť que le roi ne fera pas une si grande violence ŗ ses sentiments.--J'en suis persuadťe, dit la dame Marcelle: outre que ce monarque aime trop son favori pour exercer sur lui cette tyrannie, il est trop gťnťreux pour vouloir causer un dťplaisir mortel au vaillant don Luis de Cespťdes, qui a donnť tous ses beaux jours au service de l'…tat. ę--Fasse le ciel, reprit le vieillard en soupirant, que mes craintes soient vaines! je vais chez le comte lui demander un ťclaircissement lŗ-dessus; les yeux d'un pŤre sont pťnťtrants: je verrai jusqu'au fond de son ‚me; si je le trouve dans la disposition que je souhaite, je vous pardonnerai le passť; mais, ajouta-t-il d'un ton plus ferme, si dans ses discours je dťmÍle un coeur perfide, vous irez toutes deux dans une retraite pleurer votre imprudence le reste de vos jours.Ľ A ces mots, il ramassa son ťpťe, et, les laissant se remettre de la frayeur qu'il leur avait causťe, il remonta dans son appartement pour s'habiller.Ľ Asmodťe, en cet endroit de son rťcit, fut interrompu par l'ťcolier, qui lui dit: ęQuelque intťressante que soit l'histoire que vous me racontez, une chose que j'aperÁois m'empÍche de vous ťcouter aussi attentivement que je le voudrais. Je dťcouvre dans une maison une femme qui me paraÓt gentille, entre un jeune homme et un vieillard. Ils boivent tous trois apparemment des liqueurs exquises; et tandis que le cavalier surannť embrasse la dame, la friponne par derriŤre donne une de ses mains ŗ baiser au jeune homme, qui sans doute est son galant.--Tout au contraire, rťpondit le boiteux, c'est son mari, et l'autre son amant. Ce vieillard est un homme de consťquence; un commandeur de l'ordre militaire de Calatrava. Il se ruine pour cette femme, dont l'ťpoux a une petite charge ŗ la cour: elle fait des caresses par intťrÍt ŗ son vieux soupirant, et des infidťlitťs en faveur de son mari, par inclination. --Ce tableau est joli, rťpliqua Zambullo. L'ťpoux ne serait-il pas FranÁais?--Non, rťpartit le diable, il est espagnol. Oh! la bonne ville de Madrid ne laisse pas d'avoir aussi dans ses murs des maris dťbonnaires; mais ils n'y fourmillent pas comme dans celle de Paris, qui, sans contredit, est la citť du monde la plus fertile en pareils habitants.--Pardon, seigneur Asmodťe, dit don Clťofas, si j'ai coupť le fil de l'histoire de Lťonor: continuez-la, je vous prie; elle m'attache infiniment; j'y trouve des nuances de sťduction qui m'enlŤvent.Ľ Le dťmon la reprit ainsi. CHAPITRE V _Suite et conclusion des amours du comte de Belflor._ Don Luis sortit de bon matin, et se rendit chez le comte, qui, ne croyant pas avoir ťtť dťcouvert, fut surpris de cette visite. Il alla au-devant du vieillard, et aprŤs l'avoir accablť d'embrassades: ęQue j'ai de joie, dit-il, de voir ici le seigneur don Luis! viendrait-il m'offrir l'occasion de le servir?--Seigneur, lui rťpondit don Luis, ordonnez, s'il vous plaÓt, que nous soyons seuls.Ľ ęBelflor fit ce qu'il souhaitait. Ils s'assirent tous deux; et le vieillard prenant la parole: ęSeigneur, dit-il, mon bonheur et mon repos ont besoin d'un ťclaircissement que je viens vous demander. Je vous ai vu ce matin sortir de l'appartement de Lťonor. Elle m'a tout avouť: elle m'a dit....--Elle vous a dit que je l'aime, interrompit le comte, pour ťluder un discours qu'il ne voulait pas entendre; mais elle ne vous a que faiblement exprimť tout ce que je sens pour elle; j'en suis enchantť; c'est une fille tout adorable; esprit, beautť, vertu, rien ne lui manque. On m'a dit que vous avez aussi un fils qui achŤve ses ťtudes ŗ Alcala: ressemble-t-il ŗ sa soeur? S'il en a la beautť, et pour peu qu'il tienne de vous d'ailleurs, ce doit Ítre un cavalier parfait; je meurs d'envie de le voir, et je vous offre tout mon crťdit pour lui. ę--Je vous suis redevable de cette offre, dit gravement don Luis; mais venons ŗ ce que....--Il faut le mettre incessamment dans le service, interrompit encore le comte; je me charge de sa fortune: il ne vieillira point dans la classe des officiers subalternes; c'est de quoi je puis vous assurer.--Rťpondez-moi, comte, reprit brusquement le vieillard, et cessez de me couper la parole. Avez-vous dessein ou non de tenir la promesse......?--Oui, sans doute, interrompit Belflor pour la troisiŤme fois, je tiendrai la promesse que je vous fais d'appuyer votre fils de toute ma faveur: comptez sur moi, je suis homme rťel.--C'en est trop, comte, s'ťcria Cespťdes en se levant: aprŤs avoir sťduit ma fille, vous osez encore m'insulter! mais je suis noble, et l'offense que vous me faites ne demeurera pas impunie.Ľ En achevant ces mots, il se retira chez lui, le coeur plein de ressentiment, et roulant dans son esprit mille projets de vengeance. ęDŤs qu'il y fut arrivť, il dit avec beaucoup d'agitation ŗ Lťonor et ŗ la dame Marcelle: ęCe n'ťtait pas sans raison que le comte m'ťtait suspect; c'est un traÓtre dont je veux me venger. Pour vous, dŤs demain vous entrerez toutes deux dans un couvent; vous n'avez qu'ŗ vous y prťparer; et rendez gr‚ce au ciel que ma colŤre se borne ŗ ce ch‚timent.Ľ En disant cela, il alla s'enfermer dans son cabinet, pour penser mŻrement au parti qu'il avait ŗ prendre dans une conjoncture aussi dťlicate. ęQuelle fut la douleur de Lťonor, quand elle eut entendu dire que Belflor ťtait perfide! Elle demeura quelque temps immobile; une p‚leur mortelle se rťpandit sur son visage; ses esprits l'abandonnŤrent, et elle tomba sans mouvement entre les bras de sa gouvernante, qui crut qu'elle allait expirer. Cette duŤgne apporta tous ses soins pour la faire revenir de son ťvanouissement. Elle y rťussit. Lťonor reprit l'usage de ses sens, ouvrit les yeux, et voyant sa gouvernante empressťe ŗ la secourir: ęQue vous Ítes barbare! lui dit-elle en poussant un profond soupir; pourquoi m'avez-vous tirťe de l'heureux ťtat oý j'ťtais? je ne sentais pas l'horreur de ma destinťe. Que ne me laissiez-vous mourir! Vous qui savez toutes les peines qui doivent troubler le repos de ma vie, pourquoi me la voulez-vous conserver?Ľ ęMarcelle essaya de la consoler, mais ne fit que l'aigrir davantage. ęTous vos discours sont superflus, s'ťcria la fille de don Luis; je ne veux rien ťcouter: ne perdez pas le temps ŗ combattre mon dťsespoir; vous devriez plutŰt l'irriter, vous qui m'avez plongťe dans l'abÓme affreux oý je suis: c'est vous qui m'avez rťpondu de la sincťritť du comte; sans vous je ne me serais pas livrťe ŗ l'inclination que j'avais pour lui; j'en aurais insensiblement triomphť: il n'en aurait jamais du moins tirť le moindre avantage. Mais je ne veux pas, poursuivit-elle, vous imputer mon malheur, et je n'en accuse que moi: je ne devais pas suivre vos conseils, en recevant la foi d'un homme sans la participation de mon pŤre. Quelque glorieuse que fŻt pour moi la recherche du comte de Belflor, il fallait le mťpriser, plutŰt que de le mťnager aux dťpens de mon honneur; enfin, je devais me dťfier de lui, de vous et de moi. AprŤs avoir ťtť assez faible pour me rendre ŗ ses serments perfides, aprŤs l'affliction que je cause au malheureux don Luis et le dťshonneur que je fais ŗ ma famille, je me dťteste moi-mÍme, et, loin de craindre la retraite dont on me menace, je voudrais aller cacher ma honte dans le plus horrible sťjour.Ľ ęEn parlant de cette sorte, elle ne se contentait pas de pleurer abondamment: elle dťchirait ses habits, et s'en prenait ŗ ses beaux cheveux de l'injustice de son amant. La duŤgne, pour se conformer ŗ la douleur de sa maÓtresse, n'ťpargna pas les grimaces: elle laissa couler quelques pleurs de commande, fit mille imprťcations contre les hommes en gťnťral, et en particulier contre Belflor. ęEst-il possible, s'ťcria-t-elle, que le comte, qui m'a paru plein de droiture et de probitť, soit assez scťlťrat pour nous avoir trompťes toutes deux! Je ne puis revenir de ma surprise, ou plutŰt je ne puis encore me persuader cela. ę--En effet, dit Lťonor, quand je me le reprťsente ŗ mes genoux, quelle fille ne se serait pas fiťe ŗ son air tendre, ŗ ses serments dont il prenait si hardiment le ciel ŗ tťmoin, ŗ ses transports qui se renouvelaient sans cesse? Ses yeux me montraient encore plus d'amour que sa bouche ne m'en exprimait; en un mot, il paraissait charmť de ma vue. Non, il ne me trompait point; je ne puis le penser. Mon pŤre ne lui aura pas parlť peut-Ítre avec assez de mťnagement; ils se seront piquťs tous deux, et le comte lui aura moins rťpondu en amant qu'en grand seigneur. Mais je me flatte aussi peut-Ítre! Il faut que je sorte de cette incertitude: je vais ťcrire ŗ Belflor, et lui mander que je l'attends ici cette nuit; je veux qu'il vienne rassurer mon coeur alarmť, ou me confirmer lui-mÍme sa trahison.Ľ ęLa dame Marcelle applaudit ŗ ce dessein: elle conÁut mÍme quelque espťrance que le comte, tout ambitieux qu'il ťtait, pourrait bien Ítre touchť des larmes que Lťonor rťpandrait dans cette entrevue, et se dťterminer ŗ l'ťpouser. ęPendant ce temps-lŗ, Belflor, dťbarrassť du bon homme don Luis, rÍvait dans son appartement aux suites que pourrait avoir la rťception qu'il venait de lui faire. Il jugea bien que tous les Cespťdes, irritťs de l'injure, songeraient ŗ la venger; mais cela ne l'inquiťtait que faiblement. L'intťrÍt de son amour l'occupait bien davantage. Il pensait que Lťonor serait mise dans un couvent, ou du moins qu'elle serait dťsormais gardťe ŗ vue; que selon toutes les apparences il ne la reverrait plus. Cette pensťe l'affligeait, et il cherchait dans son esprit quelque moyen de prťvenir ce malheur, lorsque son valet de chambre lui apporta une lettre que la dame Marcelle venait de lui mettre entre les mains; c'ťtait un billet de Lťonor, conÁu en ces termes: _Je dois demain quitter le monde, pour aller m'ensevelir dans une retraite. Me voir dťshonorťe, odieuse ŗ ma famille et ŗ moi-mÍme, c'est l'ťtat dťplorable oý je suis rťduite pour vous avoir ťcoutť. Je vous attends encore cette nuit. Dans mon dťsespoir, je cherche de nouveaux tourments: venez m'avouer que votre coeur n'a point eu de part aux serments que votre bouche m'a faits, ou venez les justifier par une conduite qui peut seule adoucir la rigueur de mon destin. Comme il pourrait y avoir quelque pťril dans ce rendez-vous, aprŤs ce qui s'est passť entre vous et mon pŤre, faites-vous accompagner par un ami. Quoique vous fassiez tout le malheur de ma vie, je sens que je m'intťresse encore ŗ la vŰtre._ Lťonor. ęLe comte lut deux ou trois fois cette lettre, et se reprťsentant la fille de don Luis dans la situation oý elle se dťpeignait, il en fut ťmu. Il rentra en lui-mÍme: la raison, la probitť, l'honneur, dont sa passion lui avait fait violer toutes les lois, commencŤrent ŗ reprendre sur lui leur empire. Il sentit tout d'un coup dissiper son aveuglement; et comme un homme sorti d'un violent accŤs de fiŤvre rougit des paroles et des actions extravagantes qui lui sont ťchappťes, il eut honte de tous les l‚ches artifices dont il s'ťtait servi pour contenter ses dťsirs. ęQu'ai-je fait, dit-il, malheureux! Quel dťmon m'a possťdť? J'ai promis d'ťpouser Lťonor: j'en ai pris le ciel ŗ tťmoin: j'ai feint que le roi m'avait proposť un parti: mensonge, perfidie, sacrilťge, j'ai tout mis en usage pour corrompre l'innocence. Quelle fureur! ne valait-il pas mieux employer mes efforts ŗ dťtruire mon amour, qu'ŗ le satisfaire par des voies si criminelles? Cependant voilŗ une fille de condition sťduite; je l'abandonne ŗ la colŤre de ses parents que je dťshonore avec elle, et je la rends misťrable pour prix de m'avoir rendu heureux: quelle ingratitude! Ne dois-je pas plutŰt rťparer l'outrage que je lui fais? Oui, je le dois, et je veux, en l'ťpousant, dťgager la parole que je lui ai donnťe. Qui pourrait s'opposer ŗ un dessein si juste? ses bontťs doivent-elles me prťvenir contre sa vertu? non, je sais combien sa rťsistance m'a coŻtť ŗ vaincre. Elle s'est moins rendue ŗ mes transports qu'ŗ la foi jurťe... Mais d'un autre cŰtť, si je me borne ŗ ce choix, je me fais un tort considťrable. Moi qui puis aspirer aux plus nobles et aux plus riches hťritiŤres de l'…tat, je me contenterai de la fille d'un simple gentilhomme, qui n'a qu'un bien mťdiocre! Que pensera-t-on de moi ŗ la cour? On dira que j'ai fait un mariage ridicule.Ľ ęBelflor, ainsi partagť entre l'amour et l'ambition, ne savait ŗ quoi se rťsoudre; mais quoiqu'il fŻt encore incertain s'il ťpouserait Lťonor ou s'il ne l'ťpouserait point, il ne laissa pas de se dťterminer ŗ l'aller trouver la nuit prochaine, et il chargea son valet de chambre d'en avertir la dame Marcelle. ęDon Luis, de son cŰtť, passa la journťe ŗ songer au rťtablissement de son honneur. La conjoncture lui paraissait fort embarrassante. Recourir aux lois civiles, c'ťtait rendre son dťshonneur public, outre qu'il craignait, avec grande raison, que la justice ne fŻt d'une part et les juges de l'autre: il n'osait pas non plus s'aller jeter aux pieds du roi. Comme il croyait que ce prince avait dessein de marier Belflor, il avait peur de faire une dťmarche inutile; il ne lui restait donc que la voie des armes, et ce fut ŗ ce parti qu'il s'arrÍta. ęDans la chaleur de son ressentiment, il fut tentť de faire un appel au comte; mais, venant ŗ considťrer qu'il ťtait trop vieux et trop faible pour oser se fier ŗ son bras, il aima mieux s'en remettre ŗ son fils, dont il jugea les coups plus sŻrs que les siens. Il envoya donc un de ses domestiques ŗ Alcala avec une lettre, par laquelle il mandait ŗ son fils de venir incessamment ŗ Madrid, venger une offense faite ŗ la famille des Cespťdes. ęCe fils, nommť don PŤdre, est un cavalier de dix-huit ans, parfaitement bien fait, et si brave, qu'il passe, dans la ville d'Alcala, pour le plus redoutable ťcolier de l'universitť; mais vous le connaissez, ajouta le diable, et il n'est pas besoin que je m'ťtende sur cela.--Il est vrai, dit don Clťofas, qu'il a toute la valeur et tout le mťrite que l'on puisse avoir. --Ce jeune homme, reprit Asmodťe, n'ťtait point alors ŗ Alcala, comme son pŤre se l'imaginait. Le dťsir de revoir une dame qu'il aimait l'avait amenť ŗ Madrid. La derniŤre fois qu'il y ťtait venu voir sa famille, il avait fait cette conquÍte au Prado. Il n'en savait point encore le nom; on avait exigť de lui qu'il ne ferait aucune dťmarche pour s'en informer, et il s'ťtait soumis, quoique avec beaucoup de peine, ŗ cette cruelle nťcessitť. C'ťtait une fille de condition qui avait pris de l'amitiť pour lui, et qui, croyant devoir se dťfier de la discrťtion et de la constance d'un ťcolier, jugeait ŗ propos de le bien ťprouver avant de se faire connaÓtre. ęIl ťtait plus occupť de son inconnue que de la philosophie d'Aristote, et le peu de chemin qu'il y a d'ici ŗ Alcala ťtait cause qu'il faisait souvent, comme vous, l'ťcole buissonniŤre, avec cette diffťrence, que c'ťtait pour un objet qui le mťritait mieux que votre dona Thomasa. Pour dťrober la connaissance de ses amoureux voyages ŗ don Luis son pŤre, il avait coutume de loger dans une auberge ŗ l'extrťmitť de la ville, oý il avait soin de se tenir cachť sous un nom empruntť. Il n'en sortait que le matin ŗ certaine heure, qu'il lui fallait aller ŗ une maison oý la dame qui lui faisait si mal faire ses ťtudes avait la bontť de se rendre, accompagnťe d'une femme de chambre. Il demeurait donc enfermť dans son auberge pendant le reste du jour; mais, en rťcompense, dŤs que la nuit ťtait venue, il se promenait partout dans la ville. ęIl arriva qu'une nuit, comme il traversait une rue dťtournťe, il entendit des voix et des instruments qui lui parurent dignes de son attention. Il s'arrÍta pour les ťcouter: c'ťtait une sťrťnade; le cavalier qui la donnait ťtait ivre et naturellement brutal. Il n'eut pas si tŰt aperÁu notre ťcolier, qu'il vint ŗ lui avec prťcipitation, et sans autre compliment: ęAmi, lui dit-il d'un ton brusque, passez votre chemin: les gens curieux sont ici fort mal reÁus.--ęJe pourrais me retirer, rťpondit don PŤdre choquť de ces paroles, si vous m'en aviez priť de meilleure gr‚ce; mais je veux demeurer pour vous apprendre ŗ parler.--Voyons donc, reprit le maÓtre du concert, en tirant son ťpťe, qui de nous deux cťdera la place ŗ l'autre.Ľ ęDon PŤdre mit aussi l'ťpťe ŗ la main, et ils commencŤrent ŗ se battre. Quoique le maÓtre de la sťrťnade s'en acquitt‚t avec assez d'adresse, il ne put parer un coup mortel qui lui fut portť, et il tomba sur le carreau. Tous les acteurs du concert, qui avaient dťjŗ quittť leurs instruments et tirť leurs ťpťes pour accourir ŗ son secours, s'avancŤrent pour le venger. Ils attaquŤrent tous ensemble don PŤdre, qui, dans cette occasion, montra ce qu'il savait faire. Outre qu'il parait avec une agilitť surprenante toutes les bottes qu'on lui portait, il en poussait de furieuses, et occupait ŗ la fois tous ses ennemis. ęCependant ils ťtaient si opini‚tres et en si grand nombre, que, tout habile escrimeur qu'il ťtait, il n'aurait pu ťviter sa perte, si le comte de Belflor, qui passait alors par cette rue, n'eŻt pris sa dťfense. Le comte avait du coeur et beaucoup de gťnťrositť: il ne put voir tant de gens armťs contre un seul homme sans s'intťresser pour lui. Il tira son ťpťe, et, courant se ranger auprŤs de don PŤdre, il poussa si vivement avec lui les acteurs de la sťrťnade, qu'ils s'enfuirent tous, les uns blessťs, et les autres de peur de l'Ítre. ęAprŤs leur retraite, l'ťcolier voulut remercier le comte du secours qu'il en avait reÁu; mais Belflor l'interrompit: ęLaissons lŗ ces discours, lui dit-il; n'Ítes-vous point blessť?--Non, rťpondit don PŤdre.--Eloignons-nous d'ici, reprit le comte: je vois que vous avez tuť un homme; il est dangereux de vous arrÍter plus longtemps dans cette rue: la justice vous y pourrait surprendre.Ľ Ils marchŤrent aussitŰt ŗ grands pas, gagnŤrent une autre rue, et quand ils furent loin de celle oý s'ťtait donnť le combat, ils s'arrÍtŤrent. ęDon PŤdre, poussť par les mouvements d'une juste reconnaissance, pria le comte de ne lui pas cacher le nom du cavalier ŗ qui il avait tant d'obligation. Belflor ne lui fit aucune difficultť de le lui apprendre, et il lui demanda aussi le sien; mais l'ťcolier, ne voulant pas se faire connaÓtre, rťpondit qu'il s'appelait don Juan de Matos, et l'assura qu'il se souviendrait ťternellement de ce qu'il avait fait pour lui. ęJe veux, lui dit le comte, vous offrir dŤs cette nuit une occasion de vous acquitter envers moi. J'ai un rendez-vous qui n'est pas sans pťril; j'allais chercher un ami pour m'y accompagner: je connais votre valeur; puis-je vous proposer, don Juan, de venir avec moi?--Ce doute m'outrage, rťpartit l'ťcolier; je ne saurais faire un meilleur usage de la vie que vous m'avez conservťe, que de l'exposer pour vous. Partons, je suis prÍt ŗ vous suivre.Ľ Ainsi Belflor conduisit lui-mÍme don PŤdre ŗ la maison de don Luis, et ils entrŤrent tous deux par le balcon dans l'appartement de Lťonor.Ľ ęDon Clťofas, en cet endroit, interrompit le diable: ęSeigneur Asmodťe, lui dit-il, comment est-il possible que don PŤdre ne reconnŻt point la maison de son pŤre?--Il n'avait garde de la reconnaÓtre, rťpondit le dťmon; c'ťtait une nouvelle demeure: don Luis avait changť de quartier, et logeait dans cette maison depuis huit jours, ce que don PŤdre ne savait pas: c'est ce que j'allais vous dire lorsque vous m'avez interrompu. Vous Ítes trop vif: vous avez la mauvaise habitude de couper la parole aux gens: corrigez-vous de ce dťfaut-lŗ. ęDon PŤdre, continua le boiteux, ne croyait donc pas Ítre chez son pŤre: il ne s'aperÁut pas non plus que la personne qui les introduisait ťtait la dame Marcelle, puisqu'elle les reÁut sans lumiŤre dans une antichambre, oý Belflor pria son compagnon de rester, pendant qu'il serait dans la chambre de sa dame. L'ťcolier y consentit, et s'assit sur une chaise, l'ťpťe nue ŗ la main, de peur de surprise. Il se mit ŗ rÍver aux faveurs dont il jugea que l'amour allait combler Belflor, et il souhaitait d'Ítre aussi heureux que lui: quoiqu'il ne fŻt pas maltraitť de sa dame inconnue, elle n'avait pas encore pour lui toutes les bontťs que Lťonor avait pour le comte. ęPendant qu'il faisait lŗ-dessus toutes les rťflexions que peut faire un amant passionnť, il entendit qu'on essayait doucement d'ouvrir une porte qui n'ťtait pas celle des amants, et il vit paraÓtre de la lumiŤre par le trou de la serrure. Il se leva brusquement, s'avanÁa vers la porte qui s'ouvrit, et prťsenta la pointe de son ťpťe ŗ son pŤre: car c'ťtait lui qui venait dans l'appartement de Lťonor pour voir si le comte n'y serait point. Le bonhomme ne croyait pas, aprŤs ce qui s'ťtait passť, que sa fille et Marcelle eussent osť le recevoir encore; c'est ce qui l'avait empÍchť de les faire coucher dans un autre appartement: il s'ťtait toutefois avisť de penser que, devant entrer le lendemain dans un couvent, elles auraient peut-Ítre voulu l'entretenir pour la derniŤre fois. ęQui que tu sois, lui dit l'ťcolier, n'entre point ici, ou bien il t'en coŻtera la vie.Ľ A ces mots, don Luis envisage don PŤdre, qui de son cŰtť le regarde avec attention. Ils se reconnaissent. ęAh! mon fils, s'ťcrie le vieillard, avec quelle impatience je vous attendais! Pourquoi ne m'avez-vous pas fait avertir de votre arrivťe? Craigniez-vous de troubler mon repos? Hťlas! je n'en puis prendre dans la cruelle situation oý je me trouve!--O mon pŤre! dit don PŤdre tout ťperdu, est-ce vous que je vois? mes yeux ne sont-ils point dťÁus par une trompeuse ressemblance?--D'oý vient cet ťtonnement, reprit don Luis? N'Ítes-vous pas chez votre pŤre? ne vous ai-je pas mandť que je demeure dans cette maison depuis huit jours?--Juste ciel, rťpliqua l'ťcolier, qu'est-ce que j'entends? je suis donc ici dans l'appartement de ma soeur?Ľ ęComme il achevait ces paroles, le comte, qui avait entendu du bruit, et qui crut qu'on attaquait son escorte, sortit l'ťpťe ŗ la main de la chambre de Lťonor. DŤs que le vieillard l'aperÁut, il devint furieux, et, le montrant ŗ son fils: ęVoilŗ, s'ťcria-t-il, l'audacieux qui a ravi mon repos, et portť ŗ notre honneur une mortelle atteinte. Vengeons-nous. H‚tons-nous de punir ce traÓtre.Ľ En disant cela, il tira son ťpťe, qu'il avait sous sa robe de chambre, et voulut attaquer Belflor; mais don PŤdre le retint. ęArrÍtez, mon pŤre, lui dit-il; modťrez, je vous prie, les transports de votre colŤre...--Quel est votre dessein, mon fils? rťpondit le vieillard; vous retenez mon bras! vous croyez sans doute qu'il manque de force pour nous venger. Hť bien! tirez donc raison vous-mÍme de l'offense qu'on nous a faite; aussi bien est-ce pour cela que je vous ai mandť de revenir ŗ Madrid. Si vous pťrissez, je prendrai votre place; il faut que le comte tombe sous nos coups, ou qu'il nous Űte ŗ tous deux la vie, aprŤs nous avoir Űtť l'honneur. ę--Mon pŤre, reprit don PŤdre, je ne puis accorder ŗ votre impatience ce qu'elle attend de moi. Bien loin d'attenter ŗ la vie du comte, je ne suis venu ici que pour la dťfendre. Ma parole y est engagťe; mon honneur le demande. Sortons, comte, poursuivit-il en s'adressant ŗ Belflor.--Ah! l‚che, interrompit don Luis, en regardant don PŤdre d'un oeil irritť, tu t'opposes toi-mÍme ŗ une vengeance qui devrait t'occuper tout entier! Mon fils, mon propre fils est d'intelligence avec le perfide qui a subornť ma fille! mais n'espŤre pas tromper mon ressentiment; je vais appeler tous mes domestiques; je veux qu'ils me vengent de sa trahison et de ta l‚chetť. ę--Seigneur, rťpliqua don PŤdre, rendez plus de justice ŗ votre fils; cessez de le traiter de l‚che; il ne mťrite point ce nom odieux. Le comte m'a sauvť la vie cette nuit. Il m'a proposť, sans me connaÓtre, de l'accompagner ŗ son rendez-vous. Je me suis offert ŗ partager les pťrils qu'il y pouvait courir, sans savoir que ma reconnaissance engageait imprudemment mon bras contre l'honneur de ma famille. Ma parole m'oblige donc ŗ dťfendre ici ses jours: par-lŗ je m'acquitte envers lui; mais je ne ressens pas moins vivement que vous l'injure qu'il nous a faite, et dŤs demain vous me verrez chercher ŗ rťpandre son sang avec autant d'ardeur que vous m'en voyez aujourd'hui ŗ le conserver.Ľ ęLe comte, qui n'avait point parlť jusque-lŗ tant il avait ťtť frappť du merveilleux de cette aventure, prit alors la parole: ęVous pourriez, dit-il ŗ l'ťcolier, assez mal venger cette injure par la voie des armes: je veux vous offrir un moyen plus sŻr de rťtablir votre honneur. Je vous avouerai que jusqu'ŗ ce jour je n'ai pas eu dessein d'ťpouser Lťonor; mais ce matin j'ai reÁu de sa part une lettre qui m'a touchť, et ses pleurs viennent d'achever l'ouvrage; le bonheur d'Ítre son ťpoux fait ŗ prťsent ma plus chŤre envie.--Si le roi vous destine une autre femme, dit don Luis, comment vous dispenserez-vous...?--Le roi ne m'a proposť aucun parti, interrompit Belflor en rougissant. Pardonnez, de gr‚ce, cette fable ŗ un homme dont la raison ťtait troublťe par l'amour. C'est un crime que la violence de ma passion m'a fait commettre, et que j'expie en vous l'avouant. ę--Seigneur, reprit le vieillard, aprŤs cet aveu qui sied bien ŗ un grand coeur, je ne doute plus de votre sincťritť: je vois que vous voulez en effet rťparer l'affront que nous avons reÁu; ma colŤre cŤde aux assurances que vous m'en donnez: souffrez que j'oublie mon ressentiment dans vos bras.Ľ En achevant ces mots, il s'approcha du comte, qui s'ťtait avancť pour le prťvenir. Ils s'embrassŤrent tous deux ŗ plusieurs reprises; ensuite Belflor, se tournant vers don PŤdre: ęEt vous, faux don Juan, lui dit-il, vous qui avez dťjŗ gagnť mon estime par une valeur incomparable et par des sentiments gťnťreux, venez, que je vous voue une amitiť de frŤre.Ľ En disant cela, il embrassa don PŤdre, qui reÁut ses embrassements d'un air soumis et respectueux, et lui rťpondit: ęSeigneur, en me promettant une amitiť si prťcieuse, vous acquťrez la mienne. Comptez sur un homme qui vous sera dťvouť jusqu'au dernier moment de sa vie.Ľ ęPendant que ces cavaliers tenaient de semblables discours, Lťonor, qui ťtait ŗ la porte de sa chambre, ne perdait pas un mot de tout ce que l'on disait. Elle avait d'abord ťtť tentťe de se montrer et de s'aller jeter au milieu des ťpťes, sans savoir pourquoi. Marcelle l'en avait empÍchťe; mais lorsque cette adroite duŤgne vit que les affaires se terminaient ŗ l'amiable, elle jugea que la prťsence de sa maÓtresse et la sienne ne g‚teraient rien. C'est pourquoi elles parurent toutes deux le mouchoir ŗ la main, et coururent en pleurant se prosterner devant don Luis. Elles craignaient, avec raison, qu'aprŤs les avoir surprises la nuit derniŤre, il ne leur sŻt mauvais grť de la rťcidive; mais il fit relever Lťonor, et lui dit: ęMa fille, essuyez vos larmes, je ne vous ferai point de nouveaux reproches; puisque votre amant veut garder la foi qu'il vous a jurťe, je consens d'oublier le passť. ę--Oui, seigneur don Luis, dit le comte, j'ťpouserai Lťonor; et pour rťparer encore mieux l'offense que je vous ai faite, pour vous donner une satisfaction plus entiŤre, et ŗ votre fils un gage de l'amitiť que je lui ai vouťe, je lui offre ma soeur Eugťnie.--Ah! seigneur, s'ťcria don Luis avec transport, que je suis sensible ŗ l'honneur que vous faites ŗ mon fils! Quel pŤre fut jamais plus content? Vous me donnez autant de joie que vous m'avez causť de douleur.Ľ ęSi le vieillard parut charmť de l'offre du comte, il n'en fut pas de mÍme de don PŤdre: comme il ťtait fortement ťpris de son inconnue, il demeura si troublť, si interdit, qu'il ne put dire une parole; mais Belflor, sans faire attention ŗ son embarras, sortit, en disant qu'il allait ordonner les apprÍts de cette double union, et qu'il lui tardait d'Ítre attachť ŗ eux par des chaÓnes si ťtroites. ęAprŤs son dťpart, don Luis laissa Lťonor dans son appartement, et monta dans le sien avec don PŤdre, qui lui dit avec toute la franchise d'un ťcolier: ęSeigneur, dispensez-moi, je vous prie, d'ťpouser la soeur du comte: c'est assez qu'il ťpouse Lťonor. Ce mariage suffit pour rťtablir l'honneur de notre famille.--Hť quoi! mon fils, rťpondit le vieillard, auriez-vous de la rťpugnance ŗ vous marier avec la soeur du comte?--Oui, mon pŤre, rťpartit don PŤdre; cette union, je vous l'avoue, serait un cruel supplice pour moi, et je ne vous en cacherai point la cause. J'aime, ou, pour mieux dire, j'adore depuis six mois une dame charmante: j'en suis ťcoutť; elle seule peut faire le bonheur de ma vie. ę--Que la condition d'un pŤre est malheureuse! dit alors don Luis; il ne trouve presque jamais ses enfants disposťs ŗ faire ce qu'il dťsire; mais quelle est donc cette personne qui a fait sur vous une si forte impression?--Je ne le sais point encore, lui rťpondit don PŤdre: elle a promis de me l'apprendre lorsqu'elle sera satisfaite de ma constance et de ma discrťtion; mais je ne doute pas que sa maison ne soit une des plus illustres d'Espagne. ę--Et vous croyez, rťpliqua le vieillard en changeant de ton, que j'aurai la complaisance d'approuver votre amour romanesque? Je souffrirai que vous renonciez au plus glorieux ťtablissement que la fortune puisse vous offrir, pour vous conserver fidŤle ŗ un objet dont vous ne savez pas seulement le nom? N'attendez point cela de ma bontť. Etouffez plutŰt les sentiments que vous avez pour une personne qui est peut-Ítre indigne de vous les avoir inspirťs, et ne songez qu'ŗ mťriter l'honneur que le comte veut vous faire.--Tous ces discours sont inutiles, mon pŤre, rťpartit l'ťcolier; je sens que je ne pourrai jamais oublier mon inconnue: rien ne sera capable de me dťtacher d'elle. Quand on me proposerait une infante....--ArrÍtez, s'ťcria brusquement don Luis, c'est trop insolemment vanter une constance qui excite ma colŤre. Sortez, et ne vous prťsentez plus devant moi que vous ne soyez prÍt ŗ m'obťir.Ľ ęDon PŤdre n'osa rťpliquer ŗ ces paroles de peur de s'en attirer de plus dures. Il se retira dans une chambre, oý il passa le reste de la nuit ŗ faire des rťflexions autant tristes qu'agrťables. Il pensait avec douleur qu'il allait se brouiller avec toute sa famille en refusant d'ťpouser la soeur du comte; mais il en ťtait tout consolť, lorsqu'il venait ŗ se reprťsenter que son inconnue lui tiendrait compte d'un si grand sacrifice. Il se flattait mÍme qu'aprŤs une si belle preuve de fidťlitť, elle ne manquerait pas de lui dťcouvrir sa condition, qu'il s'imaginait ťgale pour le moins ŗ celle d'Eugťnie. ęDans cette espťrance, il sortit dŤs qu'il fut jour, et alla se promener au Prado, en attendant l'heure de se rendre au logis de dona Juana: c'est le nom de la dame chez qui il avait coutume d'entretenir tous les matins sa maÓtresse. Il attendit ce moment avec beaucoup d'impatience; et quand il fut venu, il courut au rendez-vous. ęIl y trouva l'inconnue, qui s'y ťtait rendue de meilleure heure qu'ŗ l'ordinaire; mais il la trouva qui fondait en pleurs avec dona Juana, et qui paraissait agitťe d'une vive douleur. Quel spectacle pour un amant! Il s'approcha d'elle tout troublť, et, se jetant ŗ ses genoux: ęMadame, lui dit-il, que dois-je penser de l'ťtat oý je vous vois? quel malheur m'annoncent ces larmes qui me percent le coeur?--Vous ne vous attendez pas, lui rťpondit-elle, au coup fatal que j'ai ŗ vous porter. La fortune cruelle va nous sťparer pour jamais: nous ne nous verrons plus.Ľ ęElle accompagna ces paroles de tant de soupirs, que je ne sais si don PŤdre fut plus touchť des choses qu'elle disait, que de l'affliction dont elle paraissait saisie en les disant: ęJuste ciel, s'ťcria-t-il avec un transport de fureur dont il ne fut pas maÓtre, peux-tu souffrir que l'on dťtruise une union dont tu connais l'innocence! Mais, Madame, ajouta-t-il, vous avez pris peut-Ítre de fausses alarmes. Est-il certain qu'on vous arrache au plus fidŤle amant qui fut jamais? suis-je en effet le plus malheureux de tous les hommes?--Notre infortune n'est que trop assurťe, rťpondit l'inconnue: mon frŤre, de qui ma main dťpend, me marie aujourd'hui; il vient de me le dťclarer lui-mÍme.--ęEh! quel est cet heureux ťpoux? rťpliqua don PŤdre avec prťcipitation. Nommez-le moi, Madame; je vais, dans mon dťsespoir....--Je ne sais point encore son nom, interrompit l'inconnue; mon frŤre n'a pas voulu m'en instruire; il m'a dit seulement qu'il souhaitait que je visse le cavalier auparavant. ę--Mais, Madame, dit don PŤdre, vous soumettrez-vous sans rťsistance aux volontťs d'un frŤre? Vous laisserez-vous entraÓner ŗ l'autel sans vous plaindre d'un si cruel sacrifice? Ne ferez-vous rien en ma faveur? Hťlas, je n'ai pas craint de m'exposer ŗ la colŤre de mon pŤre pour me conserver ŗ vous: ses menaces n'ont pu ťbranler ma fidťlitť, et, avec quelque rigueur qu'il puisse me traiter, je n'ťpouserai point la dame qu'on me propose, quoique ce soit un parti trŤs-considťrable.--Et qui est cette dame, dit l'inconnue?--C'est la soeur du comte de Belflor, rťpondit l'ťcolier.--Ah! don PŤdre, rťpliqua l'inconnue, en faisant paraÓtre une extrÍme surprise, vous vous mťprenez sans doute; vous n'Ítes point sŻr de ce que vous dites. Est-ce en effet Eugťnie, la soeur de Belflor, que l'on vous a proposťe? ę--Oui, Madame, rťpartit don PŤdre; le comte lui-mÍme m'a offert sa main.--Hť quoi! s'ťcria-t-elle, il serait possible que vous fussiez ce cavalier ŗ qui mon frŤre me destine?--Qu'entends-je! s'ťcria l'ťcolier ŗ son tour, la soeur du comte de Belflor serait mon inconnue!--Oui, don PŤdre, rťpartit Eugťnie; mais peu s'en faut que je ne croie plus l'Ítre en ce moment, tant j'ai de peine ŗ me persuader du bonheur dont vous m'assurez.Ľ ęA ces mots, don PŤdre lui embrassa les genoux: ensuite il lui prit une de ses mains, qu'il baisa avec tous les transports que peut sentir un amant qui passe subitement d'une extrÍme douleur ŗ un excŤs de joie. Pendant qu'il s'abandonnait aux mouvements de son amour, Eugťnie, de son cŰtť, lui faisait mille caresses, qu'elle accompagnait de mille paroles tendres et flatteuses. ęQue mon frŤre, disait-elle, m'eŻt ťpargnť de peines, s'il m'eŻt nommť l'ťpoux qu'il me destine! Que j'avais dťjŗ conÁu d'aversion pour cet ťpoux! Ah! mon cher don PŤdre! que je vous ai haÔ!--Belle Eugťnie, rťpondait-il, que cette haine a de charmes pour moi! Je veux la mťriter en vous adorant toute ma vie.Ľ ęAprŤs que ces deux amants se furent donnť toutes les marques les plus touchantes d'une tendresse mutuelle, Eugťnie voulut savoir comment l'ťcolier avait pu gagner l'amitiť de son frŤre. Don PŤdre ne lui cacha point les amours du comte et de sa soeur, et lui raconta tout ce qui s'ťtait passť la nuit derniŤre. Ce fut pour elle un surcroÓt de plaisir d'apprendre que son frŤre devait ťpouser la soeur de son amant. Dona Juana prenait trop de part au sort de son amie pour n'Ítre pas sensible ŗ cet heureux ťvťnement: elle lui en tťmoigna sa joie aussi bien qu'ŗ don PŤdre, qui se sťpara enfin d'Eugťnie aprŤs Ítre convenu avec elle qu'ils ne feraient pas semblant tous deux de se connaÓtre quand ils se verraient devant le comte. ęDon PŤdre s'en retourna chez son pŤre, qui, le trouvant disposť ŗ lui obťir, en fut d'autant plus rťjoui qu'il attribua son obťissance ŗ la maniŤre ferme dont il lui avait parlť la nuit. Ils attendaient des nouvelles de Belflor, lorsqu'ils reÁurent un billet de sa part. Il leur mandait qu'il venait d'obtenir l'agrťment du roi pour son mariage et pour celui de sa soeur, avec une charge considťrable pour don PŤdre; que dŤs le lendemain ces deux mariages se pourraient faire, parce que les ordres qu'il avait donnťs pour cela s'exťcutaient avec tant de diligence, que les prťparatifs ťtaient dťjŗ fort avancťs. Il vint l'aprŤs-dÓnťe confirmer ce qu'il leur avait ťcrit, et leur prťsenter Eugťnie. ęDon Luis fit ŗ cette dame toutes les caresses imaginables, et Lťonor ne se lassait point de l'embrasser. Pour don PŤdre, de quelques mouvements d'amour et de joie qu'il fŻt agitť, il se contraignit pour ne pas donner au comte le moindre soupÁon de leur intelligence. ęComme Belflor s'attachait particuliŤrement ŗ observer sa soeur, il crut remarquer, malgrť la contrainte qu'elle s'imposait, que don PŤdre ne lui dťplaisait pas. Pour en Ítre plus assurť, il la prit un moment en particulier, et lui fit avouer qu'elle trouvait le cavalier fort ŗ son grť. Il lui apprit ensuite son nom et sa naissance, ce qu'il n'avait pas voulu lui dire auparavant, de peur que l'inťgalitť des conditions ne la prťvÓnt contre lui, et ce qu'elle feignit d'entendre comme si elle l'eŻt ignorť. ęEnfin, aprŤs beaucoup de compliments de part et d'autre, il fut rťsolu que les noces se feraient chez don Luis. Elles ont ťtť faites ce soir et ne sont point encore achevťes; voilŗ pourquoi l'on se rťjouit dans cette maison. Tout le monde s'y livre ŗ la joie. La seule dame Marcelle n'a point de part ŗ ces rťjouissances: elle pleure en ce moment, tandis que les autres rient; car le comte de Belflor, aprŤs son mariage, a tout avouť ŗ don Luis, qui a fait enfermer cette duŤgne _en el monasterio de las arrepentidas_, oý les mille pistoles qu'elle a reÁues pour sťduire Lťonor serviront ŗ lui en faire faire pťnitence le reste de ses jours.Ľ CHAPITRE VI _Des nouvelles choses que vit don Clťofas, et de quelle maniŤre il fut vengť de dona Thomasa._ Tournons-nous d'un autre cŰtť, poursuivit Asmodťe: parcourons de nouveaux objets. Laissez tomber vos regards sur l'hŰtel qui est directement au-dessous de nous; vous y verrez une chose assez rare. C'est un homme chargť de dettes qui dort d'un profond sommeil.--Il faut donc que ce soit une personne de qualitť, dit Lťandro.--Justement, rťpondit le dťmon. C'est un marquis de cent mille ducats de rente, et dont pourtant la dťpense excŤde le revenu. Sa table et ses maÓtresses le mettent dans la nťcessitť de s'endetter; mais cela ne trouble point son repos; au contraire, quand il veut bien devoir ŗ un marchand, il s'imagine que ce marchand lui a beaucoup d'obligation. ęC'est chez vous, disait-il l'autre jour ŗ un drapier, c'est chez vous que je veux dťsormais prendre ŗ crťdit; je vous donne la prťfťrence.Ľ ęPendant que ce marquis goŻte si tranquillement la douceur du sommeil qu'il Űte ŗ ses crťanciers, considťrez un homme qui...--Attendez, seigneur Asmodťe, interrompit brusquement don Clťofas; j'aperÁois un carrosse dans la rue: je ne veux pas le laisser passer sans vous demander ce qu'il y a dedans.--Chut! dit le boiteux, en baissant la voix comme s'il eŻt craint d'Ítre entendu: apprenez que ce carrosse recŤle un des plus graves personnages de la monarchie. C'est un prťsident qui va s'ťgayer chez une vieille Asturienne dťvouťe ŗ ses plaisirs. Pour n'Ítre pas reconnu, il a pris la prťcaution que prenait Caligula, qui mettait, en pareille occasion, une perruque pour se dťguiser. ęRevenons au tableau que je voulais offrir ŗ vos regards quand vous m'avez interrompu. Regardez tout au haut de l'hŰtel du marquis, un homme qui travaille dans un cabinet rempli de livres et de manuscrits.--C'est peut-Ítre, dit Zambullo, l'intendant, qui s'occupe ŗ chercher les moyens de payer les dettes de son maÓtre.--Bon! rťpondit le diable, c'est bien ŗ cela vraiment que s'amusent les intendants de ces sortes de maisons! Ils songent plutŰt ŗ profiter du dťrangement des affaires qu'ŗ y mettre ordre. Ce n'est donc pas un intendant que vous voyez. C'est un auteur: le marquis le loge dans son hŰtel pour se donner un air de protecteur des gens de lettres.--Cet auteur, rťpliqua don Clťofas, est apparemment un grand sujet.--Vous en allez juger, rťpartit le dťmon. Il est entourť de mille volumes, et il en compose un oý il ne met rien du sien. Il pille dans ces livres et ces manuscrits; et quoiqu'il ne fasse qu'arranger et lier ses larcins, il a plus de vanitť qu'un vťritable auteur. ęVous ne savez pas, continua l'esprit, qui demeure ŗ trois portes au-dessous de cet hŰtel? C'est la Chichona, cette mÍme femme dont j'ai fait une si honnÍte mention dans l'histoire du comte de Belflor.--Ah! que je suis ravi de la voir, dit Lťandro. Cette bonne personne si utile ŗ la jeunesse est sans doute une de ces deux vieilles que j'aperÁois dans une salle basse. L'une a les coudes appuyťs sur une table, et regarde attentivement l'autre, qui compte de l'argent. Laquelle des deux est la Chichona?--C'est, dit le dťmon, celle qui ne compte point. L'autre, nommťe la Pťbrada, est une honorable dame de la mÍme profession: elles sont associťes, et elles partagent en ce moment les fruits d'une aventure qu'elles viennent de mettre ŗ fin. ęLa Pťbrada est la plus achalandťe; elle a la pratique de plusieurs veuves riches, ŗ qui elle porte tous les jours sa liste ŗ lire.--Qu'appellez-vous la liste? interrompit l'ťcolier.--Ce sont, rťpartit Asmodťe, les noms de tous les ťtrangers bien faits qui viennent ŗ Madrid, et surtout des FranÁais. D'abord que cette nťgociatrice apprend qu'il en est arrivť de nouveaux, elle court ŗ leurs auberges s'informer adroitement de quel pays ils sont, de leur naissance, de leur taille, de leur air et de leur ‚ge; puis elle en fait son rapport ŗ ses veuves, qui font leurs rťflexions lŗ-dessus; et si le coeur en dit aux dites veuves, elle les abouche avec lesdits ťtrangers. --Cela est fort commode, et juste en quelque faÁon, rťpliqua Zambullo en souriant; car enfin, sans ces bonnes dames et leurs agentes, les jeunes ťtrangers qui n'ont point ici de connaissances perdraient un temps infini ŗ en faire. Mais dites-moi s'il y a de ces veuves et de ces maquignonnes dans les autres pays?--Bon! s'il y en a, rťpondit le boiteux: en pouvez-vous douter? je remplirais bien mal mes fonctions si je nťgligeais d'en pourvoir les grandes villes. ęDonnez votre attention au voisin de la Chichona, ŗ cet imprimeur qui travaille tout seul dans son imprimerie. Il y a trois heures qu'il a renvoyť ses garÁons; il va passer la nuit ŗ imprimer un livre secrťtement.--Eh! quel est donc cet ouvrage? dit Lťandro.--Il traite des injures, rťpondit le dťmon. Il prouve que la religion est prťfťrable au point d'honneur, et qu'il vaut mieux pardonner que venger une offense.--Oh! le maraud d'imprimeur! s'ťcria l'ťcolier; il fait bien d'imprimer en secret son inf‚me livre. Que l'auteur ne s'avise pas de se faire connaÓtre: je serais le premier ŗ le b‚tonner. Est-ce que la religion dťfend de conserver son honneur? --N'entrons pas dans cette discussion, interrompit Asmodťe avec un souris malin. Il paraÓt que vous avez bien profitť des leÁons de morale qui vous ont ťtť donnťes ŗ Alcala: je vous en fťlicite.--Vous direz ce qu'il vous plaira, interrompit ŗ son tour don Clťofas: que l'auteur de ce ridicule ouvrage fasse les plus beaux raisonnements du monde, je m'en moque; je suis Espagnol: rien ne me semble si doux que la vengeance, et puisque vous m'avez promis de punir la perfidie de ma maÓtresse, je vous somme de me tenir parole. --Je cŤde avec plaisir au transport qui vous agite, dit le dťmon. Que j'aime ces bons naturels qui suivent tous leurs mouvements sans scrupule! je vais vous satisfaire tout ŗ l'heure; aussi bien le temps de vous venger est arrivť: mais je veux auparavant vous faire voir une chose trŤs-rťjouissante. Portez la vue au-delŗ de l'imprimerie, et observez bien ce qui se passe dans un appartement tapissť de drap musc.--J'y remarque, rťpondit Lťandro, cinq ou six femmes qui donnent, comme ŗ l'envi, des bouteilles de verre ŗ une espŤce de valet, et elles me paraissent furieusement agitťes. --Ce sont, reprit le boiteux, des dťvotes qui ont grand sujet d'Ítre ťmues. Il y a dans cet appartement un inquisiteur malade. Ce vťnťrable personnage, qui a prŤs de trente-cinq ans, est couchť dans une autre chambre que celle oý sont ces femmes. Deux de ses plus chŤres pťnitentes le veillent: l'une fait ses bouillons, et l'autre, ŗ son chevet, a soin de lui tenir la tÍte chaude, et de lui couvrir la poitrine d'une couverture composťe de cinquante peaux de moutons.--Quelle est donc sa maladie? rťpliqua Zambullo.--Il est enrhumť du cerveau, rťpartit le diable, et il est ŗ craindre que le rhume ne lui tombe sur la poitrine. ęCes autres dťvotes que vous voyez dans son antichambre accourent avec des remŤdes, sur le bruit de son indisposition: l'une apporte, pour la toux, des sirops de jujube, d'althťa, de corail et tussilage; l'autre, pour conserver les poumons de Sa Rťvťrence, s'est chargťe de sirops de longue-vie, de vťronique, d'immortelle et d'ťlixir de propriťtť; une autre, pour lui fortifier le cerveau et l'estomac, a des eaux de mťlisse, de cannelle orgťe, de l'eau divine et de l'eau thťriacale, avec des essences de muscade et d'ambre gris. Celle-ci vient offrir des confections anacardines et bťzoardiques; et celle-lŗ, des teintures d'oeillets, de corail, de mille-fleurs, de soleil et d'ťmeraudes. Toutes ces pťnitentes zťlťes vantent au valet de l'inquisiteur les choses qu'elles apportent: elles le tirent ŗ part tour ŗ tour; et chacune, lui mettant un ducat dans la main, lui dit ŗ l'oreille: ęLaurent, mon cher Laurent, fais en sorte, je te prie, que ma bouteille ait la prťfťrence.Ľ --Parbleu, s'ťcria don Clťofas, il faut avouer que ce sont d'heureux mortels que ces inquisiteurs.--Je vous en rťponds, reprit Asmodťe; peu s'en faut que je n'envie leur sort: et de mÍme qu'Alexandre disait un jour qu'il aurait voulu Ítre DiogŤne, s'il n'eŻt pas ťtť Alexandre, je dirais volontiers que, si je n'ťtais pas diable, je voudrais Ítre inquisiteur. ęAllons, seigneur ťcolier, ajouta-t-il, allons prťsentement punir l'ingrate qui a si mal payť votre tendresse.Ľ Alors Zambullo saisit le bout du manteau d'Asmodťe, qui fendit une seconde fois les airs avec lui et alla se poser sur la maison de dona Thomasa. Cette friponne ťtait ŗ table avec les quatre spadassins qui avaient poursuivi Lťandro sur les gouttiŤres: il frťmit de courroux en les voyant manger deux perdreaux et un lapin qu'il avait payťs, et fait porter chez la traÓtresse avec quelques bouteilles de bon vin. Pour surcroÓt de douleur, il s'apercevait que la joie rťgnait dans ce repas, et jugeait, aux dťmonstrations de dona Thomasa, que la compagnie de ces malheureux ťtait plus agrťable que la sienne ŗ cette scťlťrate. ęOh! les bourreaux, s'ťcria-t-il d'un ton furieux! les voilŗ qui se rťgalent ŗ mes dťpens! quelle mortification pour moi! --Je conviens, lui dit le dťmon, que ce spectacle n'est pas fort rťjouissant pour vous; mais quand on frťquente les dames galantes, on doit s'attendre ŗ ces aventures: elles sont arrivťes mille fois en France aux abbťs, aux gens de robe et aux financiers.--Si j'avais une ťpťe reprit don Clťofas, je fondrais sur ces coquins, et troublerais leurs plaisirs.--La partie ne serait pas ťgale, rťpartit le boiteux, si vous les attaquiez tout seul; laissez-moi le soin de vous venger; j'en viendrai mieux ŗ bout que vous. Je vais mettre la division parmi ces spadassins, en leur inspirant une fureur luxurieuse: ils vont s'armer les uns contre les autres; vous allez voir un beau vacarme.Ľ A ces mots, il souffla, et il sortit de sa bouche une vapeur violette qui descendit en serpentant comme un feu d'artifice, et se rťpandit sur la table de dona Thomasa. AussitŰt un des convives, sentant l'effet de ce souffle, s'approcha de la dame, et l'embrassa avec transport. Les autres, entraÓnťs par la force de la mÍme vapeur, voulurent lui arracher la grivoise: chacun demande la prťfťrence; ils se la disputent: une jalouse rage s'empare d'eux; ils viennent aux mains; ils tirent leurs ťpťes et commencent un rude combat: cependant dona Thomasa pousse d'horribles cris; tout le voisinage est bientŰt en rumeur; on crie ŗ la justice; la justice vient; elle enfonce la porte; elle entre et trouve deux de ces bretteurs ťtendus sur le plancher; elle se saisit des autres et les mŤne en prison avec la courtisane. Cette malheureuse avait beau pleurer, s'arracher les cheveux et se dťsespťrer: les gens qui la conduisaient n'en ťtaient pas plus touchťs que Zambullo, qui en faisait de grands ťclats de rire avec Asmodťe. ęHť bien! dit ce dťmon ŗ l'ťcolier, Ítes-vous content?--Non, rťpondit don Clťofas. Pour me donner une entiŤre satisfaction, portez-moi sur les prisons. Que j'ai de plaisir d'y voir enfermer la misťrable qui s'est jouťe de mon amour! Je me sens pour elle plus de haine, en ce moment, que je n'ai jamais eu de tendresse.--Je le veux bien, lui rťpliqua le diable; vous me trouverez toujours prÍt ŗ suivre vos volontťs, quand elles seraient contraires aux miennes et ŗ mes intťrÍts, pourvu que ce soit pour votre bien.Ľ Ils volŤrent tous deux sur les prisons, oý bientŰt arrivŤrent les deux spadassins, qui furent logťs dans un cachot noir. Pour Thomasa, on la mit sur la paille avec trois ou quatre autres femmes de mauvaise vie qu'on avait arrÍtťes le mÍme jour, et qui devaient Ítre transfťrťes le lendemain au lieu destinť pour ces sortes de crťatures. ęJe suis ŗ prťsent satisfait, dit Zambullo; j'ai goŻtť une pleine vengeance; ma mie Thomasa ne passera pas la nuit aussi agrťablement qu'elle se l'ťtait promis. Nous irons oý il vous plaira continuer nos observations.--Nous sommes ici dans un endroit propre ŗ cela, rťpondit l'esprit. Il y a dans ces prisons un grand nombre de coupables et d'innocents: c'est un sťjour qui sert ŗ commencer le ch‚timent des uns, et ŗ purifier la vertu des autres. Il faut que je vous montre quelques prisonniers de ces deux espŤces, et que je vous dise pourquoi on les retient dans les fers.Ľ CHAPITRE VII _Des prisonniers._ Avant que j'entre dans ce dťtail, observez un peu les guichetiers qui sont ŗ l'entrťe de ces horribles lieux. Les poŽtes de l'antiquitť n'ont mis qu'un CerbŤre ŗ la porte de leurs enfers; il y en a ici bien davantage, comme vous voyez. Ces guichetiers sont des hommes qui ont perdu tout sentiment humain. Le plus mťchant de mes confrŤres pourrait ŗ peine en remplacer un. Mais je m'aperÁois, ajouta-t-il, que vous considťrez avec horreur ces chambres, oý il n'y a pour tous meubles que des grabats: ces cachots affreux vous paraissent autant de tombeaux. Vous Ítes justement ťtonnť de la misŤre que vous y remarquez, et vous dťplorez le sort des malheureux que la justice y retient: cependant ils ne sont pas tous ťgalement ŗ plaindre; c'est ce que nous allons examiner. ęPremiŤrement, il y a dans cette grande chambre ŗ droite quatre hommes couchťs dans ces deux mauvais lits; l'un est un cabaretier, accusť d'avoir empoisonnť un ťtranger, qui creva l'autre jour dans sa taverne. On prťtend que la qualitť du vin a fait mourir le dťfunt; l'hŰte soutient que c'est la quantitť, et il sera cru en justice, car l'ťtranger ťtait Allemand.--Eh! qui a raison du cabaretier ou de ses accusateurs? dit don Clťofas.--La chose est problťmatique, rťpondit le diable. Il est bien vrai que le vin ťtait frelatť; mais, ma foi, le seigneur allemand en a tant bu, que les juges peuvent en conscience remettre en libertť le cabaretier. ęLe second prisonnier est un assassin de profession, un de ces scťlťrats qu'on appelle _valientes_, et qui, pour quatre ou cinq pistoles, prÍtent obligeamment leur ministŤre ŗ tous ceux qui veulent faire cette dťpense pour se dťbarrasser de quelqu'un secrŤtement. Le troisiŤme, un maÓtre ŗ danser qui s'habille comme un petit-maÓtre, et qui a fait faire un mauvais pas ŗ une de ses ťcoliŤres. Et le quatriŤme, un galant qui a ťtť surpris, la semaine passťe, par la _ronda_, dans le temps qu'il montait, par un balcon, ŗ l'appartement d'une femme qu'il connaÓt, et dont le mari est absent. Il ne tient qu'ŗ lui de se tirer d'affaire, en dťclarant son commerce amoureux; mais il aime mieux passer pour un voleur, et s'exposer ŗ perdre la vie, que de commettre l'honneur de sa dame. --Voilŗ un amant bien discret, dit l'ťcolier; il faut avouer que notre nation l'emporte sur les autres en fait de galanterie. Je vais parier qu'un FranÁais, par exemple, ne serait pas capable, comme nous, de se laisser pendre par discrťtion.--Non, je vous assure, dit le diable; il monterait plutŰt exprŤs ŗ un balcon pour dťshonorer une femme qui aurait des bontťs pour lui. ęDans un cabinet auprŤs de ces quatre hommes, poursuivit-il, est une fameuse sorciŤre, qui a la rťputation de savoir faire des choses impossibles. Par le pouvoir de son art, de vieilles douairiŤres trouvent, dit-on, des jeunes gens qui les aiment but ŗ but; les maris deviennent fidŤles ŗ leurs femmes, et les coquettes vťritablement amoureuses des riches cavaliers qui s'attachent ŗ elles. Mais il n'y a rien de plus faux que tout cela. Elle ne possŤde point d'autre secret que celui de persuader qu'elle en a, et de vivre commodťment de cette opinion. Le Saint-Office rťclame cette crťature-lŗ, qui pourra bien Ítre brŻlťe au premier Acte de foi. ęAu-dessous du cabinet, il y a un cachot noir, qui sert de gÓte ŗ un jeune cabaretier.--Encore un hŰte de taverne! s'ťcria Lťandro; ces sortes de gens-lŗ veulent-ils donc empoisonner tout le monde?--Celui-ci, reprit Asmodťe, n'est pas dans le mÍme cas. On arrÍta ce misťrable avant-hier, et l'Inquisition le rťclame aussi. Je vais, en peu de mots, vous dire le sujet de sa dťtention. ęUn vieux soldat, parvenu par son courage, ou plutŰt par sa patience, ŗ l'emploi de sergent dans sa compagnie, vint faire des recrues ŗ Madrid. Il alla demander un logement dans un cabaret. On lui dit qu'il y avait ŗ la vťritť des chambres vides, mais qu'on ne pouvait lui en donner aucune, parce qu'il revenait toutes les nuits dans la maison un esprit qui maltraitait fort les ťtrangers, quand ils avaient la tťmťritť d'y vouloir coucher. Cette nouvelle ne rebuta point le sergent. ęQue l'on me mette, dit-il, dans la chambre qu'on voudra: donnez-moi de la lumiŤre, du vin, une pipe et du tabac, et soyez sans inquiťtude sur le reste: les esprits ont de la considťration pour les gens de guerre qui ont blanchi sous le harnais.Ľ ęOn mena le sergent dans une chambre, puisqu'il paraissait si rťsolu, et on lui porta tout ce qu'il avait demandť. Il se mit ŗ boire et ŗ fumer. Il ťtait dťjŗ plus de minuit, que l'esprit n'avait point encore troublť le profond silence qui rťgnait dans la maison: on eŻt dit qu'effectivement il respectait ce nouvel hŰte; mais entre une heure et deux le grivois entendit tout ŗ coup un bruit horrible, comme de ferrailles, et vit bientŰt entrer dans sa chambre un fantŰme ťpouvantable, vÍtu de drap noir, et tout entortillť de chaÓnes de fer. Notre fumeur ne fut pas autrement ťmu de cette apparition: il tira son ťpťe, s'avanÁa vers l'esprit, et lui en dťchargea du plat sur la tÍte un assez rude coup. ęLe fantŰme, peu accoutumť ŗ trouver des hŰtes si hardis, fit un cri, et, remarquant que le soldat se prťparait ŗ recommencer, il se prosterna trŤs-humblement devant lui, en disant: ęDe gr‚ce, seigneur sergent, ne m'en donnez pas davantage: ayez pitiť d'un pauvre diable qui se jette ŗ vos pieds pour implorer votre clťmence; je vous en conjure par saint Jacques, qui ťtait comme vous un grand spadassin.--Si tu veux conserver ta vie, rťpondit le soldat, il faut que tu me dises qui tu es, et que tu me parles sans dťguisement, ou bien je vais te fendre en deux, comme les chevaliers du temps passť fendaient les gťants qu'ils rencontraient.Ľ A ces mots, l'esprit, voyant ŗ qui il avait affaire, prit le parti d'avouer tout. ęJe suis, dit-il au sergent, le maÓtre garÁon de ce cabaret: je m'appelle Guillaume; j'aime Juanilla, qui est la fille unique du logis, et je ne lui dťplais pas; mais comme son pŤre et sa mŤre ont en vue une alliance plus relevťe que la mienne, pour les obliger ŗ me choisir pour gendre, nous sommes convenus, la petite fille et moi, que je ferais toutes les nuits le personnage que je fais; je m'enveloppe le corps d'un long manteau noir, et je me pends au cou une chaÓne de tourne-broche, avec laquelle je cours toute la maison, depuis la cave jusqu'au grenier, en faisant tout le bruit que vous avez entendu. Quand je suis ŗ la porte de la chambre du maÓtre et de la maÓtresse, je m'arrÍte et m'ťcrie: _N'espťrez pas que je vous laisse en repos que vous n'ayez mariť Juanilla avec votre maÓtre garÁon_. ęAprŤs avoir prononcť ces paroles d'une voix que j'affecte grosse et cassťe, je continue mon carillon, et j'entre ensuite par une fenÍtre dans un cabinet oý Juanilla couche seule, et je lui rends compte de ce que j'ai fait. Seigneur sergent, continua Guillaume, vous jugez bien que je vous dis la vťritť: je sais qu'aprŤs cet aveu vous pouvez me perdre, en apprenant ŗ mon maÓtre ce qui se passe; mais si vous voulez me servir, au lieu de me rendre ce mauvais office, je vous jure que ma reconnaissance....--Eh! quel service peux-tu attendre de moi? interrompit le soldat.--Vous n'avez, reprit jeune homme, qu'ŗ dire que vous avez vu l'esprit, et qu'il vous a fait si grand peur....--Comment, ventrebleu, grand peur! interrompit encore le grivois; vous voulez que le sergent Annibal Antonio Quebrantador aille dire qu'il a eu peur! J'aimerais mieux que cent mille diables m'eussent....--Cela n'est pas absolument nťcessaire, interrompit ŗ son tour Guillaume; et aprŤs tout, il m'importe peu de quelle faÁon vous parliez, pourvu que vous secondiez mon dessein: lorsque j'aurai ťpousť Juanilla, et que je serai ťtabli, je promets de vous rťgaler tous les jours pour rien, vous et tous vos amis.--Vous Ítes sťduisant, monsieur Guillaume, s'ťcria le grivois; vous me proposez d'appuyer une fourberie; l'affaire ne laisse pas d'Ítre sťrieuse; mais vous vous y prenez d'une maniŤre qui m'ťtourdit sur les consťquences. Allez, continuez de faire du bruit et d'en rendre compte ŗ Juanilla: je me charge du reste.Ľ ęEn effet, dŤs le lendemain matin, le sergent dit ŗ l'hŰte et ŗ l'hŰtesse: ęJ'ai vu l'esprit, je l'ai entretenu; il est trŤs-raisonnable. ęJe suis, m'a-t-il dit, le bisaÔeul du maÓtre de ce cabaret. J'avais une fille que je promis au pŤre du grand-pŤre de son garÁon: nťanmoins, au mťpris de ma foi, je la mariai ŗ un autre, et je mourus peu de temps aprŤs: je souffre depuis ce temps-lŗ; je porte la peine de mon parjure, et je ne serai point en repos que quelqu'un de ma race n'ait ťpousť une personne de la famille de Guillaume: c'est pourquoi je reviens toutes les nuits dans cette maison: cependant j'ai beau dire que l'on marie ensemble Juanilla et le maÓtre garÁon, le fils de mon petit-fils fait la sourde oreille, aussi bien que sa femme; mais dites-leur, s'il vous plaÓt, seigneur sergent, que s'ils ne font au plus tŰt ce que je dťsire, j'en viendrai avec eux aux voies de fait. Je les tourmenterai l'un et l'autre d'une ťtrange faÁon.Ľ ęL'hŰte est un homme assez simple: il fut ťbranlť de ce discours, et l'hŰtesse, encore plus faible que son mari, croyant dťjŗ voir le revenant ŗ ses trousses, consentit ŗ ce mariage, qui se fit le jour suivant. Guillaume, peu de temps aprŤs, s'ťtablit dans un autre quartier de la ville: le sergent Quebrantador ne manqua pas de le visiter frťquemment, et le nouveau cabaretier, par reconnaissance, lui donna d'abord du vin ŗ discrťtion, ce qui plaisait si fort au grivois qu'il menait tous ses amis ŗ ce cabaret; il y faisait mÍme ses enrŰlements, et y enivrait la recrue. ęMais enfin l'hŰte se lassa d'abreuver tant de gosiers altťrťs. Il dit sur cela sa pensťe au soldat, qui, sans songer qu'effectivement il passait la convention, fut assez injuste pour traiter Guillaume de petit ingrat. Celui-ci rťpondit, l'autre rťpliqua, et la conversation finit par quelques coups de plat d'ťpťe que le cabaretier reÁut. Plusieurs passants voulurent prendre le parti du bourgeois; Quebrantador en blessa trois ou quatre, et n'en serait pas demeurť lŗ si tout ŗ coup il n'eut ťtť assailli par une foule d'archers, qui l'arrÍtŤrent comme un perturbateur du repos public. Ils le conduisirent en prison, oý il a dťclarť tout ce que je viens de vous dire; et sur sa dťposition, la justice s'est aussi emparťe de Guillaume. Le beau-pŤre demande que le mariage soit cassť; et le Saint-Office, informť que Guillaume a de bons effets, veut connaÓtre de cette affaire. --Vive Dieu, dit don Clťofas, la sainte Inquisition est bien alerte! SitŰt qu'elle voit le moindre jour ŗ tirer quelque profit!...--Doucement, interrompit le boiteux; gardez-vous bien de vous l‚cher contre ce tribunal: il a des espions partout; on lui rapporte jusqu'ŗ des choses qui n'ont jamais ťtť dites; je n'ose en parler moi-mÍme qu'en tremblant. ęAu-dessus de l'infortunť Guillaume, dans la premiŤre chambre ŗ gauche, il y a deux hommes dignes de votre pitiť: l'un est un jeune valet de chambre que la femme de son maÓtre traitait en particulier comme un amant. Un jour le mari les surprit tous deux. La femme aussitŰt se met ŗ crier au secours, et dit que le valet de chambre lui a fait violence. On arrÍta ce pauvre malheureux, qui, selon toutes les apparences, sera sacrifiť ŗ la rťputation de sa maÓtresse. ęLe compagnon du valet de chambre, encore moins coupable que lui, est sur le point de perdre aussi la vie: il est ťcuyer d'une duchesse ŗ qui l'on a volť un gros diamant: on l'accuse de l'avoir pris; il aura demain la question, oý il sera tourmentť jusqu'ŗ ce qu'il confesse avoir fait le vol; et toutefois la personne qui en est l'auteur est une femme de chambre favorite, qu'on n'oserait soupÁonner. --Ah! seigneur Asmodťe, dit Lťandro, rendez, je vous prie, service ŗ cet ťcuyer: son innocence m'intťresse pour lui; dťrobez-le par votre pouvoir aux injustes et cruels supplices qui le menacent: il mťrite que...--Vous n'y pensez pas, seigneur ťcolier, interrompit le diable: pouvez-vous demander que je m'oppose ŗ une action inique, et que j'empÍche un innocent de pťrir? c'est prier un procureur de ne pas ruiner une veuve ou un orphelin. ęOh! s'il vous plaÓt, ajouta-t-il, n'exigez pas de moi que je fasse quelque chose qui soit contraire ŗ mes intťrÍts, ŗ moins que vous n'en tiriez un avantage considťrable. D'ailleurs, quand je voudrais dťlivrer ce prisonnier, le pourrais-je?--Comment donc, rťpliqua Zambullo, est-ce que vous n'avez pas la puissance d'enlever un homme de la prison?--Non certainement, rťpartit le boiteux. Si vous aviez lu l'Enchiridion ou Albert le Grand, vous sauriez que je ne puis, non plus que mes confrŤres, mettre un prisonnier en libertť. Moi-mÍme, si j'avais le malheur d'Ítre entre les griffes de la justice, je ne pourrais m'en tirer qu'en finanÁant. ęDans la chambre prochaine, du mÍme cŰtť, loge un chirurgien convaincu d'avoir, par jalousie, fait ŗ sa femme une saignťe comme celle de SťnŤque: il a eu aujourd'hui la question, et, aprŤs avoir confessť le crime dont on l'accusait, il a dťclarť que depuis dix ans il s'est servi d'un moyen assez nouveau pour se faire des pratiques. Il blessait la nuit les passants avec une bayonnette, et se sauvait chez lui par une petite porte de derriŤre; cependant le blessť poussait des cris qui attiraient les voisins ŗ son secours: le chirurgien y accourait lui-mÍme comme les autres; et trouvant un homme noyť dans son sang, il le faisait porter dans sa boutique, oý il le pansait de la mÍme main dont il l'avait frappť. ęQuoique ce chirurgien cruel ait fait cette dťclaration et qu'il mťrite mille morts, il ne laisse pas de se flatter qu'on lui fera gr‚ce; et c'est ce qui pourra fort bien arriver, parce qu'il est parent de madame la remueuse de l'Infant; outre cela, je vous dirai qu'il a chez lui une eau merveilleuse, que lui seul sait composer, une eau qui a la vertu de blanchir la peau, et de faire d'un visage dťcrťpit une face enfantine; et cette eau incomparable sert de fontaine de jouvence ŗ trois dames du palais, qui se sont jointes ensemble pour le sauver. Il compte si fort sur leur crťdit, ou, si vous voulez, sur son eau, qu'il s'est endormi tranquillement, dans l'espťrance qu'ŗ son rťveil il recevra l'agrťable nouvelle de son ťlargissement. --J'aperÁois sur un grabat dans la mÍme chambre, dit l'ťcolier, un autre homme qui dort, ce me semble, aussi d'un sommeil paisible: il faut que son affaire ne soit pas bien mauvaise.--Elle est fort dťlicate, rťpondit le dťmon. Ce cavalier est un gentilhomme biscaÔen qui s'est enrichi d'un coup d'escopŤte, et voici comment: Il y a quinze jours que, chassant dans une forÍt avec son frŤre aÓnť, qui jouissait d'un revenu considťrable, il le tua, par malheur, en tirant sur des perdreaux.--L'heureux _quiproquo_ pour un cadet! s'ťcria don Clťofas en riant.--Oui, reprit Asmodťe; mais les collatťraux, qui voudraient bien s'approprier la succession du dťfunt, poursuivent en justice son meurtrier, qu'ils accusent d'avoir fait le coup pour devenir unique hťritier de sa famille. Il s'est de lui-mÍme constituť prisonnier, et il paraÓt si affligť de la mort de son frŤre, qu'on ne saurait s'imaginer qu'il ait eu intention de lui Űter la vie.--Et n'a-t-il effectivement rien ŗ se reprocher lŗ-dessus que son peu d'adresse? rťpliqua Lťandro.--Non, rťpartit le boiteux; il n'a pas eu une mauvaise volontť; mais lorsqu'un fils aÓnť possŤde tout le bien d'une maison, je ne lui conseille pas de chasser avec son cadet. ęExaminez bien ces deux adolescents, qui, dans un petit rťduit auprŤs du gentilhomme de BiscaÔe, s'entretiennent aussi gaiement que s'ils ťtaient en libertť. Ce sont deux vťritables _picaros_. Il y en a principalement un qui pourra donner quelque jour au public un dťtail de ses espiťgleries; c'est un nouveau Guzmann d'Alfarache; c'est celui qui a un pourpoint de velours brun et un plumet ŗ son chapeau. ęIl n'y a pas trois mois qu'il ťtait dans cette ville page du comte d'Onate, et il serait encore au service de ce seigneur sans une fourberie qui est la cause de sa prison, et que je veux vous conter. ęCe garÁon, nommť Domingo, reÁut un jour, chez le comte, cent coups de fouet, que l'ťcuyer de salle, autrement le gouverneur des pages, lui fit rudement appliquer, pour certain tour d'habiletť qui le mťritait. Il eut longtemps sur le coeur cette petite correction-lŗ, et il rťsolut de s'en venger. Il avait remarquť plus d'une fois que le seigneur don CŰme, c'est le nom de l'ťcuyer, se lavait les mains avec de l'eau de fleur d'orange, et se frottait le corps avec des p‚tes d'oeillets et de jasmin; qu'il avait plus de soin de sa personne qu'une vieille coquette, et qu'enfin c'ťtait un de ces fats qui s'imaginent qu'une femme ne saurait les voir sans les aimer. Cette remarque lui fournit une idťe de vengeance, qu'il communiqua ŗ une jeune soubrette de son voisinage, de laquelle il avait besoin pour l'exťcution de son projet, et dont il ťtait tellement ami, qu'il ne pouvait le devenir davantage. ęCette suivante, appelťe Floretta, pour avoir la libertť de lui parler plus aisťment, le faisait passer pour son cousin dans la maison de dona Luziana sa maÓtresse, dont le pŤre ťtait alors absent. Le malin Domingo, aprŤs avoir instruit sa fausse parente de ce qu'elle avait ŗ faire, entra un matin dans la chambre de don CŰme, oý il trouva cet ťcuyer qui essayait un habit neuf, se regardait avec complaisance dans un miroir, et paraissait charmť de sa figure. Le page fit semblant d'admirer ce Narcisse, et lui dit avec un feint transport: ęEn vťritť, seigneur don CŰme, vous avez la mine d'un prince. Je vois tous les jours des grands superbement vÍtus; cependant, malgrť leurs riches habits, ils n'ont pas votre prestance. Je ne sais, ajouta-t-il, si, ťtant votre serviteur autant que je le suis, je vous considŤre avec des yeux trop prťvenus en votre faveur: mais, franchement, je ne vois point ŗ la cour de cavalier que vous n'effaciez.Ľ ęL'ťcuyer sourit ŗ ce discours, qui flattait agrťablement sa vanitť, et rťpondit en faisant l'aimable: ęTu me flattes, mon ami, ou bien il faut en effet que tu m'aimes, et que ton amitiť me prÍte des gr‚ces que la nature m'a refusťes.--Je ne le crois pas, rťpliqua le flatteur; car il n'y a personne qui ne parle de vous aussi avantageusement que moi. Je voudrais que vous eussiez entendu ce que me disait encore hier une de mes cousines, qui sert une fille de qualitť.Ľ ęDon CŰme ne manqua pas de demander ce que cette cousine avait dit. ęComment! reprit le page; elle s'ťtendit sur la richesse de votre taille, sur l'agrťment qu'on voit rťpandu dans toute votre personne; et ce qu'il y a de meilleur, c'est qu'elle me dit confidemment que dona Luziana, sa maÓtresse, prenait plaisir ŗ vous regarder au travers de sa jalousie, toutes les fois que vous passiez devant sa maison. ę--Qui peut Ítre cette dame, dit l'ťcuyer, et oý demeure-t-elle?--Quoi! rťpondit Domingo, vous ne savez pas que c'est la fille unique du mestre de camp don Fernando, notre voisin?--Ah! je suis ŗ prťsent au fait, reprit don CŰme. Je me souviens d'avoir ouÔ vanter le bien et la beautť de cette Luziana; c'est un excellent parti. Mais serait-il possible que je me fusse attirť son attention?--N'en doutez pas, rťpartit le page; ma cousine me l'a dit: quoique soubrette, ce n'est point une menteuse, et je vous rťponds d'elle comme de moi-mÍme.--Cela ťtant, dit l'ťcuyer, il me prend envie d'avoir une conversation particuliŤre avec ta parente, de la mettre dans mes intťrÍts par quelques petits prťsents, suivant l'usage; et si elle me conseille de rendre des soins ŗ sa maÓtresse, je tenterai la fortune. Pourquoi non? Je conviens qu'il y a de la distance de mon rang ŗ celui de don Fernando; mais je suis gentilhomme une fois, et je possŤde cinq cents bons ducats de rente. Il se fait tous les jours des mariages plus extravagants que celui-lŗ.Ľ ęLe page fortifia son gouverneur dans sa rťsolution, et lui mťnagea une entrevue avec la cousine, qui, trouvant l'ťcuyer disposť ŗ tout croire, l'assura que sa maÓtresse avait du goŻt pour lui. ęElle m'a souvent interrogťe sur votre chapitre, lui dit-elle, et ce que je lui ai rťpondu lŗ-dessus ne doit pas vous avoir nui. Enfin, seigneur ťcuyer, vous pouvez vous flatter justement que dona Luziana vous aime en secret. Faites-lui hardiment connaÓtre vos lťgitimes intentions: montrez-lui que vous Ítes le cavalier de Madrid le plus galant, comme vous en Ítes le plus beau et le mieux fait: donnez-lui surtout des sťrťnades, rien ne lui sera plus agrťable; de mon cŰtť, je lui ferai bien valoir vos galanteries, et j'espŤre que mes bons offices ne vous seront pas inutiles.Ľ Don CŰme, transportť de joie de voir la soubrette entrer si chaudement dans ses intťrÍts, l'accabla d'embrassades, et lui mettant au doigt une bague de peu de valeur qu'il avait apportťe exprŤs pour lui en faire prťsent: ęMa chŤre Floretta, lui dit-il, je ne vous donne ce diamant que pour faire connaissance avec vous: j'ai dessein de reconnaÓtre par une plus solide rťcompense les services que vous me rendrez.Ľ ęOn ne saurait Ítre plus satisfait qu'il le fut de son entretien avec la suivante. Aussi, non-seulement il remercia Domingo de le lui avoir procurť, il le gratifia d'une paire de bas de soie et de quelques chemises garnies de dentelles, lui promettant d'ailleurs de ne laisser ťchapper aucune occasion de lui Ítre utile. Ensuite, le consultant sur ce qu'il avait ŗ faire: ęMon ami, lui dit-il, quel est ton sentiment? me conseilles-tu de dťbuter par une lettre passionnťe et sublime ŗ dona Luziana?--C'est mon avis, rťpondit le page: faites-lui une dťclaration d'amour en haut style; j'ai un pressentiment qu'elle ne le recevra point mal.--Je le crois de mÍme, reprit l'ťcuyer; je vais ŗ tout hasard commencer par lŗ.Ľ AussitŰt il se mit ŗ ťcrire, et aprŤs avoir dťchirť pour le moins vingt brouillons, il parvint ŗ faire un billet doux auquel il s'arrÍta. Il en fit la lecture ŗ Domingo, qui, l'ayant ťcoutť avec des gestes d'admiration, se chargea de le porter sur-le-champ ŗ sa cousine. Il ťtait conÁu dans ces termes fleuris et recherchťs: _Il y a longtemps, charmante Luziana, que, sur la foi de la renommťe qui publie partout vos perfections, je me suis laissť enflammer d'un ardent amour pour vous. Nťanmoins, malgrť les feux dont je suis la proie, je n'ai osť hasarder aucun acte de galanterie, mais comme il m'est revenu que vous daignez arrÍter vos regards sur moi quand je passe devant la jalousie qui dťrobe aux yeux des hommes votre beautť cťleste, et mÍme que, par une influence de votre astre trŤs-heureuse pour moi, vous inclinez ŗ me vouloir du bien, je prends la libertť de vous demander la permission de me consacrer ŗ votre service. Si je suis assez fortunť pour l'obtenir, je renonce ŗ toutes les dames passťes, prťsentes et ŗ venir._ Don Come de la Higuera. ęLe page et la suivante ne manquŤrent pas de s'ťgayer aux dťpens du seigneur don CŰme, et de se divertir de sa lettre. Ils n'en demeurŤrent pas lŗ: ils composŤrent ŗ frais communs un billet tendre, que la femme de chambre ťcrivit de sa main, et que Domingo rendit le jour suivant ŗ l'ťcuyer, comme une rťponse de dona Luziana. Il contenait ces paroles: _J'ignore qui peut vous avoir si bien instruit de mes sentiments secrets. C'est une trahison que quelqu'un m'a faite; mais je la lui pardonne, puisqu'elle est cause que vous m'apprenez que vous m'aimez. De tous les hommes que je vois passer dans ma rue, vous Ítes celui que je prends le plus de plaisir ŗ regarder, et je veux bien que vous soyez mon amant. Peut-Ítre ne devrais-je pas le vouloir, et encore moins vous le dire. Si c'est une faute que je fais, votre mťrite me rend excusable._ Dona Luziana. ęQuoique cette rťponse fŻt un peu trop vive pour la fille d'un mestre de camp, car les auteurs n'y avaient pas regardť de si prŤs, le prťsomptueux don CŰme ne s'en dťfia point; il s'estimait assez pour s'imaginer qu'une dame pouvait oublier pour lui les biensťances. ęAh! Domingo, s'ťcria-t-il d'un air triomphant, aprŤs avoir lu ŗ haute voix la lettre supposťe, tu vois, mon ami, si la voisine en tient: je serai bientŰt gendre de don Fernand, ou je ne suis pas don CŰme de la Higuera. ę--Il n'en faut pas douter, dit le bourreau de confident; vous avez fait sur sa fille une furieuse impression. Mais ŗ propos, ajouta-t-il, je me souviens que ma parente m'a bien recommandť de vous dire que dŤs demain, tout au plus tard, il ťtait nťcessaire que vous donnassiez une sťrťnade ŗ sa maÓtresse, pour achever de la rendre folle de votre seigneurie.--Je le veux bien, dit l'ťcuyer. Tu peux assurer ta cousine que je suivrai son conseil, et que demain, sans faute, elle entendra dans sa rue, au milieu de la nuit, un des plus galants concerts qu'on ait jamais entendus ŗ Madrid.Ľ En effet, il alla trouver un habile musicien, et aprŤs lui avoir communiquť son projet, il le chargea du soin de l'exťcution. ęTandis qu'il ťtait occupť de sa sťrťnade, Floretta, que le page avait prťvenue, voyant sa maÓtresse en bonne humeur, lui dit: ęMadame, je vous apprÍte un agrťable divertissement.Ľ Luziana lui demanda ce que c'ťtait. ęOh! vraiment, reprit la soubrette en riant comme une folle, il y a bien des affaires. Un original, nommť don CŰme, gouverneur des pages du comte d'Onate, s'est avisť de vous choisir pour la dame souveraine de ses pensťes, et doit demain au soir, afin que vous n'en ignoriez, vous rťgaler d'un admirable concert de voix et d'instruments.Ľ Dona Luziana, qui naturellement ťtait fort gaie, et qui d'ailleurs croyait les galanteries de l'ťcuyer sans consťquence pour elle, bien loin de prendre son sťrieux, se fit par avance un plaisir d'entendre sa sťrťnade. Ainsi cette dame, sans le savoir, aidait ŗ confirmer don CŰme dans une erreur dont elle se serait fort offensťe, si elle l'eŻt connue. ęEnfin, la nuit du jour suivant, il parut devant le balcon de Luziana deux carrosses, d'oý sortirent le galant ťcuyer et son confident, accompagnťs de six hommes, tant chanteurs que joueurs d'instruments, qui commencŤrent leur concert. Il dura fort longtemps. Ils jouŤrent un grand nombre d'airs nouveaux, et chantŤrent plusieurs couplets de chansons, qui roulaient tous sur le pouvoir que l'amour a d'unir des amants d'une inťgale condition; et ŗ chaque couplet, dont la fille du mestre de camp se faisait l'application, elle riait de tout son coeur. ęLorsque la sťrťnade fut finie, don CŰme renvoya les musiciens chez eux, dans les mÍmes carrosses qui les avaient amenťs, et demeura dans la rue avec Domingo, jusqu'ŗ ce que les curieux que la musique avait attirťs se furent retirťs. AprŤs quoi il s'approcha du balcon, d'oý bientŰt la suivante, avec la permission de sa maÓtresse, lui dit par une petite fenÍtre de la jalousie: ęEst-ce vous, seigneur don CŰme?--Qui me fait cette question? rťpondit-il d'une voix doucereuse.--C'est, rťpliqua la soubrette, dona Luziana qui souhaite de savoir si le concert que nous venons d'entendre est un effet de votre galanterie?--Ce n'est, rťpartit l'ťcuyer, qu'un ťchantillon des fÍtes que mon amour prťpare ŗ cette merveille de nos jours, si elle veut bien les recevoir d'un amant sacrifiť sur l'autel de sa beautť.Ľ ęA cette expression figurťe, la dame n'eut pas peu d'envie de rire; elle se retint toutefois, et, se mettant ŗ la petite fenÍtre, elle dit ŗ l'ťcuyer, le plus sťrieusement qu'il lui fut possible: ęSeigneur don CŰme, il paraÓt bien que vous n'Ítes pas un galant novice: c'est de vous que les cavaliers amoureux doivent apprendre ŗ servir leurs maÓtresses. Je suis trŤs-contente de votre sťrťnade, et je vous en tiendrai compte: mais, ajouta-t-elle, retirez-vous: on peut nous ťcouter; une autre fois nous aurons un plus long entretien.Ľ En achevant ces mots elle ferma la fenÍtre, laissant l'ťcuyer dans la rue, fort satisfait de la faveur qu'elle venait de lui faire, et le page bien ťtonnť de la voir jouer un rŰle dans cette comťdie. ęCette petite fÍte, en y comprenant les carrosses et la prodigieuse quantitť de vin bu par les musiciens, coŻta cent ducats ŗ don CŰme; et deux jours aprŤs son confident l'engagea dans une nouvelle dťpense; voici de quelle maniŤre: ayant appris que Floretta devait, la nuit de la Saint-Jean, nuit si cťlťbrťe dans cette ville, aller avec d'autres filles de son espŤce _ŗ la fiesta del sotillo_[9], entreprit de leur donner un dťjeuner magnifique aux dťpens de l'ťcuyer. [Note 9: Sorte de danse particuliŤre aux Espagnols.] ęSeigneur don CŰme, lui dit-il la veille de la Saint-Jean, vous savez quelle fÍte c'est demain. Je vous avertis que dona Luziana se propose d'Ítre ŗ la pointe du jour sur les bords du ManÁanarez pour voir le _sotillo_; je crois qu'il n'est pas besoin d'en dire davantage au coriphťe des cavaliers galants: vous n'Ítes pas homme ŗ nťgliger une si belle occasion; je suis persuadť que votre dame et sa compagnie seront demain bien rťgalťes.--C'est de quoi je puis te rťpondre, lui dit son gouverneur; je te rends gr‚ce de l'avis: tu verras si je sais prendre la balle au bond.Ľ Effectivement, le lendemain de grand matin, quatre valets de l'hŰtel, conduits par Domingo, et chargťs de toutes sortes de viandes froides, accommodťes de diffťrentes faÁons, avec une infinitť de petits pains et de bouteilles de vins dťlicieux, arrivŤrent sur le rivage du ManÁanarez, oý Floretta et ses compagnes dansaient comme des nymphes au lever de l'aurore. ęElles n'eurent pas peu de joie quand le page vint interrompre leurs danses lťgŤres pour leur offrir un solide dťjeuner de la part du seigneur don CŰme. Elles s'assirent aussitŰt sur l'herbe, et commencŤrent ŗ faire honneur au festin, en riant sans modťration de la dupe qui le donnait; car la charitable cousine de Domingo n'avait pas manquť de les mettre au fait. ęComme elles ťtaient toutes en train de se rťjouir, on vit paraÓtre l'ťcuyer, montť sur une haquenťe des ťcuries du comte, et richement vÍtu. Il vint joindre son confident et saluer la compagnie, qui, s'ťtant levťe pour le recevoir plus poliment, le remercia de sa gťnťrositť. Il cherchait des yeux parmi les filles dona Luziana, pour lui adresser la parole, et lui dťbiter un beau compliment qu'il avait composť en chemin; mais Floretta, le tirant ŗ part, lui dit qu'une indisposition avait empÍchť sa maÓtresse de se trouver ŗ la fÍte. Don CŰme se montra trŤs-sensible ŗ cette nouvelle, et demanda quel mal avait sa chŤre Luziana. ęElle est fort enrhumťe, rťpondit la soubrette, et cela pour avoir passť sans voile sur son balcon presque toute la nuit de votre sťrťnade ŗ me parler de vous.Ľ L'ťcuyer, consolť d'un accident qui venait d'une si belle cause, pria la suivante de lui continuer ses bons offices auprŤs de sa maÓtresse, et regagna son hŰtel, en s'applaudissant de plus en plus de sa bonne fortune. ęDans ce temps-lŗ, don CŰme reÁut une lettre de change, et toucha mille ťcus d'or qu'on lui envoyait d'Andalousie, pour sa part de la succession d'un de ses oncles mort ŗ Sťville. Il compta cette somme, et la mit dans un coffre en prťsence de Domingo, qui fut fort attentif ŗ cette action, et si violemment tentť de s'approprier ces beaux ťcus d'or, qu'il rťsolut de les emporter en Portugal. Il fit confidence de sa tentation ŗ Floretta, et lui proposa mÍme d'Ítre du voyage. Quoique la proposition mťrit‚t bien d'Ítre pesťe, la soubrette, aussi friponne que le page, l'accepta sans balancer. Enfin une nuit, tandis que l'ťcuyer, enfermť dans un cabinet, s'occupait ŗ composer une lettre emphatique pour sa maÓtresse, Domingo trouva moyen d'ouvrir le coffre oý ťtaient les ťcus d'or: il les prit, gagna promptement la rue avec sa proie, et s'ťtant rendu sous le balcon de Luziana, il se mit ŗ contrefaire un chat qui miaule. La suivante, ŗ ce signal, dont ils ťtaient convenus tous deux, ne le fit pas longtemps attendre; et, prÍte ŗ le suivre partout, elle sortit avec lui de Madrid. ęIls comptaient bien qu'ils auraient le temps d'arriver en Portugal avant qu'on pŻt les atteindre, si on les poursuivait; mais, par malheur pour eux, don CŰme, dŤs la nuit mÍme, s'ťtant aperÁu du larcin et de la fuite de son confident, eut aussitŰt recours ŗ la justice, qui dispersa de toutes parts ses limiers pour dťcouvrir le voleur. On l'attrapa prŤs de Zebreros avec sa nymphe. On les ramena l'un et l'autre; la soubrette a ťtť renfermťe _aux Repenties_, et Domingo dans cette prison. --Apparemment, dit don Clťofas, que l'ťcuyer n'a pas perdu ses ťcus d'or; ils lui auront sans doute ťtť rendus.--Oh! que non, rťpondit le diable: ce sont les piŤces qui prouvent le vol; la justice ne s'en dessaisira point; et don CŰme, dont l'histoire s'est rťpandue dans la ville, demeure volť, et raillť de tout le monde. ęDomingo et cet autre prisonnier qui joue avec lui, continua le boiteux, ont pour voisin un jeune Castillan qui a ťtť arrÍtť pour avoir, en prťsence de bons tťmoins, donnť un soufflet ŗ son pŤre.--O ciel! s'ťcria Lťandro, que m'apprenez-vous? Quelque mauvais que soit un fils, peut-il lever la main sur son pŤre?--Oh qu'oui, dit le dťmon; cela n'est pas sans exemple, et je veux vous en citer un assez remarquable. Sous le rŤgne de don PŤdre I, surnommť le Juste et le Cruel, huitiŤme roi de Portugal, un garÁon de vingt ans fut mis entre les mains de la justice pour le mÍme fait. Don PŤdre, surpris comme vous de la nouveautť du cas, voulut interroger la mŤre du coupable, et il s'y prit si adroitement, qu'il lui fit avouer qu'elle avait eu cet enfant d'une discrŤte _Rťvťrence_. Si les juges du castillan interrogeaient aussi sa mŤre avec la mÍme adresse, ils pourraient en arracher un pareil aveu. ęDescendons de l'oeil dans un grand cachot au-dessous de ces trois prisonniers que je viens de vous montrer, et considťrons ce qui s'y passe. Y voyez-vous ces trois malheureux? Ce sont des voleurs de grands chemins. Les voilŗ qui vont se sauver; on leur a fait tenir une lime sourde dans un pain, et ils ont dťjŗ limť un gros barreau d'une fenÍtre, par oý ils peuvent se couler dans une cour qui les conduira dans la rue. Il y a plus de dix mois qu'ils sont en prison, et il y en a plus de huit qu'ils devraient avoir reÁu la rťcompense publique qui est due ŗ leurs exploits; mais, gr‚ce ŗ la lenteur de la justice, ils vont encore massacrer des voyageurs. ęSuivez-moi dans cette salle basse oý vous apercevez vingt ou trente hommes couchťs sur la paille: ce sont des filous, des gens de toutes sortes de mauvais commerces. En remarquez-vous cinq ou six qui houspillent une espŤce de manoeuvre qui a ťtť emprisonnť aujourd'hui pour avoir blessť un archer d'un coup de pierre?--Pourquoi ces prisonniers battent-ils ce manoeuvre? dit Zambullo.--C'est, rťpondit Asmodťe, parce qu'il n'a pas encore payť sa bienvenue. Mais, ajouta-t-il, laissons lŗ tous ces misťrables: ťloignons-nous mÍme de cet horrible lieu; allons ailleurs arrÍter nos regards sur des objets plus rťjouissants.Ľ CHAPITRE VIII _Asmodťe montre ŗ don Clťofas plusieurs personnes et lui rťvŤle les actions qu'elles ont faites dans la journťe._ Ils laissŤrent lŗ les prisonniers, et s'envolŤrent dans un autre quartier. Ils firent une pause sur un grand hŰtel, oý le dťmon dit ŗ l'ťcolier: ęIl me prend envie de vous apprendre ce qu'ont fait aujourd'hui toutes ces personnes qui demeurent aux environs de cet hŰtel; cela pourra vous divertir.--Je n'en doute pas, rťpondit Lťandro. Commencez, je vous prie, par ce capitaine qui se botte: il faut qu'il ait quelque affaire de consťquence qui l'appelle loin d'ici.--C'est, rťpartit le boiteux, un capitaine prÍt ŗ sortir de Madrid. Ses chevaux l'attendent dans la rue; il va partir pour la Catalogne, oý son rťgiment est commandť. ęComme il n'avait point d'argent, il s'adressa hier ŗ un usurier: ęSeigneur Sanguisuela, lui dit-il, ne pourriez-vous pas me prÍter mille ducats?--Seigneur capitaine, rťpondit l'usurier d'un air doux et benin, je ne les ai pas; mais je me fais fort de trouver un homme qui vous les prÍtera, c'est-ŗ-dire qui vous en donnera quatre cents comptant; vous ferez votre billet de mille, et sur lesdits quatre cents que vous recevrez, j'en toucherai, s'il vous plaÓt, soixante pour le droit de courtage. L'argent est si rare aujourd'hui!...--Quelle usure, interrompit brusquement l'officier! demander six cent soixante ducats pour trois cent quarante! quelle friponnerie! il faudrait pendre des hommes si durs. ę--Point d'emportement, Seigneur capitaine, reprit d'un grand sang-froid l'usurier: voyez ailleurs. De quoi vous plaignez-vous? est-ce que je vous force ŗ recevoir les trois cent quarante ducats? il vous est libre de les prendre ou de les refuser.Ľ Le capitaine, n'ayant rien ŗ rťpliquer ŗ ce discours, se retira; mais, aprŤs avoir fait rťflexion qu'il fallait partir, que le temps pressait, et qu'enfin il ne pouvait se passer d'argent, il est retournť ce matin chez l'usurier, qu'il a rencontrť ŗ sa porte en manteau noir, en rabat et en cheveux courts, avec un gros chapelet garni de mťdailles. ęJe reviens ŗ vous, seigneur Sanguisuela, lui a-t-il dit; j'accepte vos trois cent quarante ducats; la nťcessitť oý je suis d'avoir de l'argent m'oblige ŗ les prendre.--Je vais ŗ la messe, a rťpondu gravement l'usurier; ŗ mon retour, venez, je vous compterai la somme.--Hť, non, non, rťpliqua le capitaine; rentrez chez vous, de gr‚ce; cela sera fait dans un moment: expťdiez-moi tout ŗ l'heure; je suis fort pressť. ę--Je ne le puis, rťpart Sanguisuela; j'ai coutume d'entendre la messe tous les jours avant que je commence aucune affaire; c'est une rŤgle que je me suis faite, et que je veux observer religieusement toute ma vie.Ľ ęQuelque impatience qu'eŻt l'officier de toucher son argent, il lui a fallu cťder ŗ la rŤgle du pieux Sanguisuela: il s'est armť de patience, et mÍme, comme s'il eŻt craint que les ducats ne lui ťchappassent, il a suivi l'usurier ŗ l'ťglise. Il a entendu la messe avec lui; aprŤs cela, il se prťparait ŗ sortir; mais Sanguisuela, s'approchant de son oreille, lui a dit: ęUn des plus habiles prťdicateurs de Madrid va prÍcher; je ne veux pas perdre son sermon.Ľ Le capitaine, ŗ qui le temps de la messe n'avait dťjŗ que trop durť, a ťtť au dťsespoir de ce nouveau retardement: il est pourtant encore demeurť dans l'ťglise. Le prťdicateur paraÓt, et prÍche contre l'usure. L'officier en est ravi, et, observant le visage de l'usurier, dit en lui-mÍme: ęSi ce juif pouvait se laisser toucher! S'il me donnait seulement six cents ducats, je partirais content de lui.Ľ Enfin le sermon finit; l'usurier sort. Le capitaine le joint, et lui dit: ę Hť bien, que pensez-vous de ce prťdicateur? Ne trouvez-vous pas qu'il a prÍche avec beaucoup de force? Pour moi, j'en suis tout ťmu.--J'en porte mÍme jugement que vous, rťpond l'usurier; il a parfaitement traitť sa matiŤre; c'est un savant homme; il a fort bien fait son mťtier: allons-nous-en faire le nŰtre.Ľ --Hť! qui sont ces deux femmes qui sont couchťes ensemble, et qui font de si grands ťclats de rire? s'ťcria don Clťofas; elles me paraissent bien gaillardes.--Ce sont, rťpondit le diable, deux soeurs qui ont fait enterrer leur pŤre ce matin. C'ťtait un homme bourru, et qui avait tant d'aversion pour le mariage, ou plutŰt tant de rťpugnance ŗ ťtablir ses filles, qu'il n'a jamais voulu les marier, quelques partis avantageux qui se soient prťsentťs pour elles. Le caractŤre du dťfunt ťtait tout ŗ l'heure le sujet de leur entretien. ęIl est mort enfin, disait l'aÓnťe; il est mort, ce pŤre dťnaturť, qui se faisait un plaisir barbare de nous voir filles; il ne s'opposera plus ŗ nos voeux. ę--Pour moi, ma soeur, a dit la cadette, j'aime le solide; je veux un homme riche, fŻt-il d'ailleurs une bÍte, et le gros don Blanco sera mon fait.--Doucement, ma soeur, a rťpliquť l'aÓnťe; nous aurons pour ťpoux ceux qui nous sont destinťs; car nos mariages sont ťcrits dans le ciel.--Tant pis, vraiment! a rťparti la cadette; j'ai bien peur que mon pŤre n'en dťchire la feuille.Ľ L'aÓnťe n'a pu s'empÍcher de rire de cette saillie, et elles en rient encore toutes deux. ęDans la maison qui suit celle des deux soeurs, est logťe en chambre garnie une aventuriŤre aragonaise. Je la vois qui se mire dans une glace, au lieu de se coucher: elle fťlicite ses charmes sur une conquÍte importante qu'ils ont faite aujourd'hui: elle ťtudie des mines, et elle en a dťcouvert une nouvelle qui fera demain un grand effet sur son amant. Elle ne peut trop s'appliquer ŗ le mťnager; c'est un sujet qui promet beaucoup: aussi a-t-elle dit tantŰt ŗ un de ses crťanciers qui lui est venu demander de l'argent: ęAttendez, mon ami, revenez dans quelques jours; je suis en terme d'accommodement avec un des principaux personnages de la douane.Ľ --Il n'est pas besoin, dit Lťandro, que je vous demande ce qu'a fait certain cavalier qui se prťsente ŗ ma vue; il faut qu'il ait passť la journťe entiŤre ŗ ťcrire des lettres. Quelle quantitť j'en vois sur sa table!--Ce qu'il y a de plaisant, rťpondit le dťmon, c'est que toutes ces lettres ne contiennent que la mÍme chose. Ce cavalier ťcrit ŗ tous ses amis absents: il leur mande une aventure qui lui est arrivťe cet aprŤs-midi; il aime une veuve de trente ans, belle et prude: il lui rend des soins qu'elle ne dťdaigne pas; il propose de l'ťpouser; elle accepte la proposition. Pendant qu'on fait les prťparatifs des noces, il a la libertť de l'aller voir chez elle: il y a ťtť cette aprŤs-dÓnťe; et comme par hasard il ne s'est trouvť personne pour l'annoncer, il est entrť dans l'appartement de la dame, qu'il a surprise dans un galant dťshabillť, ou, pour mieux dire, presque nue sur un lit de repos. Elle dormait d'un profond sommeil. Il s'approche doucement d'elle pour profiter de l'occasion; il lui dťrobe un baiser; elle se rťveille et s'ťcrie en soupirant tendrement: ęEncore! ah! je t'en prie, Ambroise, laisse-moi en repos!Ľ Le cavalier, en galant homme, a pris son parti sur-le-champ: il a renoncť ŗ la veuve; il est sorti de l'appartement; il a rencontrť Ambroise ŗ la porte: ęAmbroise, lui a-t-il dit, n'entrez pas; votre maÓtresse vous prie de la laisser en repos.Ľ ęA deux maisons au-delŗ de ce cavalier, je dťcouvre dans un petit corps-de-logis un original de mari qui s'endort tranquillement aux reproches que sa femme lui fait d'avoir passť la journťe entiŤre hors de chez lui. Elle serait encore plus irritťe si elle savait ŗ quoi il s'est amusť.--Il aura sans doute ťtť occupť de quelque aventure galante, dit Zambullo.--Vous y Ítes, reprit Asmodťe; je vais vous la dťtailler. ęL'homme dont il s'agit est un bourgeois nommť Patrice; c'est un de ces maris libertins qui vivent sans souci, comme s'ils n'avaient ni femmes ni enfants: il a pourtant une jeune ťpouse aimable et vertueuse, deux filles et un fils, tous trois encore dans leur enfance. Il est sorti ce matin de sa maison, sans s'informer s'il y avait du pain pour sa famille, qui en manque quelquefois. Il a passť par la grande place, oý les apprÍts du combat des taureaux qui s'est fait aujourd'hui l'ont arrÍtť. Les ťchafauds ťtaient dťjŗ dressťs tout autour, et dťjŗ les personnes les plus curieuses commenÁaient ŗ s'y placer. ęPendant qu'il les considťrait les uns et les autres, il aperÁoit une dame bien faite et proprement vÍtue, qui laissait voir en descendant d'un ťchafaud une belle jambe bien tournťe, couverte d'un bas de soie couleur de rose, avec une jarretiŤre d'argent: il n'en a pas fallu davantage pour mettre notre faible bourgeois hors de lui-mÍme. Il s'est avancť vers la dame, qu'accompagnait une autre qui faisait assez connaÓtre par son air qu'elles ťtaient toutes deux des aventuriŤres: ęMesdames, leur a-t-il dit, si je puis vous Ítre bon ŗ quelque chose, vous n'avez qu'ŗ parler, vous me trouverez disposť ŗ vous servir.--Seigneur cavalier, a rťpondu la nymphe au bas couleur de rose, votre offre n'est pas ŗ rejeter: nous avions dťjŗ pris nos places; mais nous venons de les quitter pour aller dťjeuner: nous avons eu l'imprudence de sortir ce matin de chez nous sans prendre notre chocolat; puisque vous Ítes assez galant pour nous offrir vos services, conduisez-nous, s'il vous plaÓt, ŗ quelque endroit oý nous puissions manger un morceau; mais que ce soit dans un lieu retirť: vous savez que les filles ne peuvent avoir trop de soin de leur rťputation.Ľ ęA ces mots, Patrice, devenant plus honnÍte et plus poli que la nťcessitť, mŤne ces princesses ŗ une taverne de faubourg, oý il demande ŗ dťjeuner. ęQue voulez-vous? lui dit l'hŰte. J'ai de reste d'un grand festin qui s'est donnť hier chez moi des poulets de grain, des perdreaux de Lťon, des pigeonneaux de la Castille vieille, et plus de la moitiť d'un jambon d'Estramadure.--En voilŗ plus qu'il ne nous en faut, dit le conducteur des vestales. Mesdames, vous n'avez qu'ŗ choisir: que souhaitez-vous?--Ce qu'il vous plaira, rťpondent-elles; nous n'avons point d'autre goŻt que le vŰtre.Ľ Lŗ-dessus le bourgeois commande qu'on serve deux perdreaux et deux poulets froids, et qu'on lui donne une chambre particuliŤre, attendu qu'il est avec des dames trŤs-dťlicates sur les biensťances. ęOn le fait entrer lui et sa compagnie dans un cabinet ťcartť, oý un moment aprŤs on leur apporte le plat ordonnť, avec du pain et du vin. Nos LucrŤces, comme dames de haut appťtit, se jettent avidement sur les viandes, tandis que le benÍt qui devait payer l'ťcot s'amuse ŗ contempler sa Luisita: c'est le nom de la beautť dont il ťtait ťpris; il admire ses blanches mains, oý brillait une grosse bague qu'elle a gagnťe en la courant; il lui prodigue les noms d'ťtoile et de soleil, et ne saurait manger, tant il est aise d'avoir fait une si bonne rencontre. Il demande ŗ sa dťesse si elle est mariťe: elle rťpond que non, mais qu'elle est sous la conduite d'un frŤre: si elle eŻt ajoutť ędu cŰtť d'AdamĽ, elle aurait dit la vťritť. ęCependant les deux harpies, non-seulement dťvoraient chacune un poulet, elles buvaient encore ŗ proportion qu'elles mangeaient. BientŰt le vin manque: le galant en va chercher lui-mÍme pour en avoir plus promptement. Il n'est pas hors du cabinet, que Jacinte, la compagne de Luisita, met la griffe sur les deux perdreaux qui restaient dans le plat, et les serre dans une grande poche de toile qu'elle a sous sa robe. Notre Adonis revient avec du vin frais, et, remarquant qu'il n'y a plus de viande, il demande ŗ sa Vťnus si elle ne veut rien davantage? ęQu'on nous donne, dit-elle, de ces pigeonneaux dont l'hŰte nous a parlť, pourvu qu'ils soient excellents; autrement un morceau de jambon d'Estramadure suffira.Ľ Elle n'a pas prononcť ces paroles, que voilŗ Patrice qui retourne ŗ la provision, et fait apporter trois pigeonneaux avec une forte tranche de jambon. Nos oiseaux de proie recommencent ŗ becqueter; et tandis que le bourgeois est obligť de disparaÓtre une troisiŤme fois pour aller demander du pain, ils envoient deux pigeonneaux tenir compagnie aux prisonniers de la poche. ęAprŤs le repas, qui a fini par les fruits que la saison peut fournir, l'amoureux Patrice a pressť Luisita de lui donner les marques qu'il attendait de sa reconnaissance; la dame a refusť de contenter ses dťsirs; mais elle l'a flattť de quelque espťrance, en lui disant qu'il y avait du temps pour tout, et que ce n'ťtait pas dans un cabaret qu'elle voulait reconnaÓtre le plaisir qu'il lui avait fait: puis, entendant sonner une heure aprŤs midi, elle a pris un air inquiet, et dit ŗ sa compagne: ęAh! ma chŤre Jacinte, que nous sommes malheureuses! nous ne trouverons plus de places pour voir les taureaux. ę--Pardonnez-moi, a rťpondu Jacinte; ce cavalier n'a qu'ŗ nous remener oý il nous a si poliment abordťes, et ne vous mettez pas en peine du reste.Ľ ęAvant que de sortir de la taverne, il a fallu compter avec l'hŰte, qui a fait monter la dťpense ŗ cinquante rťales. Le bourgeois a mis la main ŗ la bourse; mais, n'y trouvant que trente rťales, il a ťtť obligť de laisser en gage pour le reste son rosaire chargť de mťdailles d'argent; ensuite il a reconduit les aventuriŤres oý il les avait prises, et les a placťes commodťment sur un ťchafaud dont le maÓtre, qui est de sa connaissance, lui a fait crťdit. ęElles ne sont pas plus tŰt assises, qu'elles demandent des rafraÓchissements: ęJe meurs de soif, s'ťcrie l'une; le jambon m'a furieusement altťrťe.--Et moi de mÍme, dit l'autre; je boirais bien de la limonade.Ľ Patrice, qui n'entend que trop ce que cela veut dire, les quitte pour aller leur chercher des liqueurs; mais il s'arrÍte en chemin, et se dit ŗ lui mÍme: ęOý vas-tu, insensť? ne semble-t-il pas que tu aies cent pistoles dans ta bourse ou dans ta maison? tu n'as pas seulement un _maravedi_. Que ferai-je? ajouta-t-il; retourner vers la dame sans lui porter ce qu'elle dťsire, il n'y a pas d'apparence: d'un autre cŰtť, faut-il que j'abandonne une entreprise si avancťe? je ne puis m'y rťsoudre.Ľ ęDans cet embarras, il aperÁoit parmi les spectateurs un de ses amis, qui lui avait souvent fait des offres de services, que par fiertť il n'avait jamais voulu accepter. Il perd toute honte en cette occasion. Il le joint avec empressement et lui emprunte une double pistole, avec quoi reprenant courage, il vole chez un limonadier, d'oý il fait porter ŗ ses princesses tant d'eaux glacťes, tant de biscuits et de confitures sŤches, que le doublon suffit ŗ peine ŗ cette nouvelle dťpense. ęEnfin la fÍte finit avec le jour, et notre homme va conduire sa dame chez elle, dans l'espťrance d'en tirer un bon parti. Mais lorsqu'ils sont devant une maison oý elle dit qu'elle demeure, il en sort une espŤce de servante qui vient au-devant de Luisita, et lui dit avec agitation: ęHť! d'oý venez-vous ŗ l'heure qu'il est? il y a deux heures que le seigneur don Gaspard Hťridor, votre frŤre, vous attend en jurant comme un possťdť.Ľ Alors la soeur, feignant d'Ítre effrayťe, se tourne vers le galant, et lui dit tout bas en lui serrant la main: ęMon frŤre est un homme d'une violence ťpouvantable; mais sa colŤre ne dure pas; tenez-vous dans la rue et ne vous impatientez point: nous allons l'apaiser; et comme il va tous les soirs souper en ville, d'abord qu'il sera sorti, Jacinte viendra vous en avertir, et vous introduira dans la maison.Ľ ęLe bourgeois, que cette promesse console, baise avec transport la main de Luisita, qui lui fait quelques caresses pour le laisser sur la bonne bouche; puis elle entre dans la maison avec Jacinte et la servante. Patrice, demeurť dans la rue, prend patience: il s'assied sur une borne ŗ deux pas de la porte, et passe un temps considťrable, sans s'imaginer qu'on puisse avoir dessein de se jouer de lui: il s'ťtonne seulement de ne pas voir sortir don Gaspard, et craint que ce maudit frŤre n'aille pas souper en ville. ęCependant il entend sonner dix, onze heures, minuit: alors il commence ŗ perdre une partie de sa confiance, et ŗ douter de la bonne foi de sa dame. Il s'approche de la porte, il entre et suit ŗ t‚tons une allťe obscure, au milieu de laquelle il rencontre un escalier: il n'ose monter; mais il ťcoute attentivement, et son oreille est frappťe du concert discordant que peuvent faire ensemble un chien qui aboie, un chat qui miaule, et un enfant qui crie. Il juge enfin qu'on l'a trompť; et ce qui achŤve de l'en persuader, c'est qu'ayant voulu pousser jusqu'au fond de l'allťe, il s'est trouvť dans une autre rue que celle oý il a si longtemps fait le pied de grue. ęIl regrette alors son argent, et retourne au logis en maudissant les bas couleur de rose. Il frappe ŗ sa porte: sa femme, le chapelet ŗ la main et les larmes aux yeux, lui vient ouvrir, et lui dit d'un air touchant: ęAh! Patrice, pouvez-vous abandonner ainsi votre maison, et vous soucier si peu de votre ťpouse et de vos enfants? Qu'avez-vous fait depuis six heures du matin que vous Ítes sorti?Ľ Le mari, ne sachant que rťpondre ŗ ce discours, et d'ailleurs tout honteux d'avoir ťtť la dupe de deux friponnes, s'est dťshabillť et mis au lit sans dire un mot. Sa femme, qui est en train de moraliser, lui fait un sermon qui l'endort dans ce moment. ęJetez la vue, poursuivit Asmodťe, sur cette grande maison qui est ŗ cŰtť de celle du cavalier qui ťcrit ŗ ses amis la rupture de son mariage avec la maÓtresse d'Ambroise: n'y remarquez-vous pas une jeune dame couchťe dans un lit de satin cramoisi, relevť d'une broderie d'or?--Pardonnez-moi, rťpondit don Clťofas, j'aperÁois une personne endormie, et je vois, ce me semble, un livre sur son chevet.--Justement, reprit le boiteux. Cette dame est une jeune comtesse fort spirituelle, et d'une humeur trŤs-enjouťe: elle avait depuis six jours une insomnie qui la fatiguait extrÍmement: elle s'est avisťe aujourd'hui de faire venir un mťdecin des plus graves de sa facultť. Il arrive: elle le consulte: il ordonne un remŤde marquť, dit-il, dans Hippocrate. La dame se met ŗ plaisanter sur son ordonnance. Le mťdecin, animal hargneux, ne s'est nullement prÍtť ŗ ses plaisanteries, et lui a dit, avec la gravitť doctorale: ęMadame, Hippocrate n'est point un homme ŗ devoir Ítre tournť en ridicule.--Ah! seigneur docteur, a rťpondu la comtesse d'un air sťrieux, je n'ai garde de me moquer d'un auteur si cťlŤbre et si docte; j'en fais un si grand cas, que je suis persuadťe qu'en l'ouvrant seulement je me guťrirai de mon insomnie: j'en ai dans ma bibliothŤque une traduction nouvelle du savant Azero; c'est la meilleure: qu'on me l'apporte.Ľ En effet, admirez le charme de cette lecture: dŤs la troisiŤme page la dame s'est endormie profondťment. ęIl y a dans les ťcuries de ce mÍme hŰtel un pauvre soldat manchot, que les palefreniers, par charitť, laissent la nuit coucher sur la paille. Pendant le jour il demande l'aumŰne, et il a eu tantŰt une plaisante conversation avec un autre gueux, qui demeure auprŤs du Buen-Retiro, sur le passage de la cour. Celui-ci fait fort bien ses affaires: il est ŗ son aise, et il a une fille ŗ marier, qui passe chez les mendiants pour une riche hťritiŤre. Le soldat, abordant ce pŤre aux _maravedis_, lui a dit: ę_Segnor Mendigo_, j'ai perdu mon bras droit: je ne puis plus servir le roi, et je me vois rťduit, pour subsister, ŗ faire comme vous des civilitťs aux passants: je sais bien que de tous les mťtiers, c'est celui qui nourrit le mieux son homme, et que tout ce qui lui manque, c'est d'Ítre un et peu plus honorable.--S'il ťtait honorable, a rťpondu l'autre, il ne vaudrait plus rien, car tout le monde s'en mÍlerait. ęVous avez raison, a repris le manchot: oh Áa, je suis donc un de vos confrŤres, et je voudrais m'allier avec vous. Donnez-moi votre fille.--Vous n'y pensez pas, mon ami, a rťpliquť le richard: il lui faut un meilleur parti. Vous n'Ítes point assez estropiť pour Ítre mon gendre: j'en veux un qui soit dans un ťtat ŗ faire pitiť aux usuriers.--Eh! ne suis-je pas, dit le soldat, dans une assez dťplorable situation?--Fi donc, a rťparti l'autre brusquement! Vous n'Ítes qu'un manchot, et vous osez prťtendre ŗ ma fille? Savez-vous bien que je l'ai refusťe ŗ un cul-de-jatte?Ľ ęJ'aurais tort, continua le diable, de passer la maison qui joint l'hŰtel de la comtesse, et oý demeure un vieux peintre ivrogne, et un poŽte caustique. Le peintre est sorti de chez lui ce matin ŗ sept heures, dans le dessein d'aller chercher un confesseur pour sa femme, malade ŗ l'extrťmitť; mais il a rencontrť un de ses amis qui l'a entraÓnť au cabaret, et il n'est revenu au logis qu'ŗ dix heures du soir. Le poŽte, qui a la rťputation d'avoir eu quelquefois de tristes salaires pour ses vers mordants, disait tantŰt d'un air fanfaron, dans un cafť, en parlant d'un homme qui n'y ťtait pas: ęC'est un faquin ŗ qui je veux donner cent coups de b‚ton.--Vous pouvez, a dit un railleur, les lui donner facilement, car vous Ítes bien en fonds.Ľ ęJe ne dois pas oublier une scŤne qui s'est passťe aujourd'hui chez un banquier de cette rue, nouvellement ťtabli dans cette ville: il n'y a pas trois mois qu'il est revenu du Pťrou avec de grandes richesses. Son pŤre est un honnÍte Áapareto[10] de Viejo de Mediana, gros village de la Castille vieille, auprŤs des montagnes de Sierra d'Avila, oý il vit trŤs-content de son ťtat, avec une femme de son ‚ge, c'est-ŗ-dire de soixante ans. [Note 10: Savetier.] ęIl y avait un temps considťrable que leur fils ťtait sorti de chez eux, pour aller aux Indes chercher une meilleure fortune que celle qu'ils lui pouvaient faire. Plus de vingt annťes s'ťtaient ťcoulťes depuis qu'ils ne l'avaient vu: ils parlaient souvent de lui: ils priaient le ciel tous les jours de ne le point abandonner, et ils ne manquaient pas tous les dimanches de le faire recommander au prŰne par le curť, qui ťtait de leurs amis. Le banquier, de son cŰtť, ne les mettait point en oubli. D'abord qu'il eŻt fixť son rťtablissement, il rťsolut de s'informer par lui-mÍme de la situation oý ils pouvaient Ítre. Pour cet effet, aprŤs avoir dit ŗ ses domestiques de n'Ítre pas en peine de lui, il partit, il y a quinze jours, ŗ cheval, sans que personne l'accompagn‚t, et il se rendit au lieu de sa naissance. ęIl ťtait environ dix heures du soir, et le bon savetier dormait auprŤs de son ťpouse, lorsqu'ils se rťveillŤrent en sursaut, au bruit que fit le banquier en frappant ŗ la porte de leur petite maison. Ils demandŤrent qui frappait. ęOuvrez, ouvrez, leur dit-il; c'est votre fils Francillo.--A d'autres, rťpondit le bonhomme: passez votre chemin, voleurs: il n'y a rien ŗ faire ici pour vous: Francillo est prťsentement aux Indes, s'il n'est pas mort.--Votre fils n'est plus aux Indes, rťpliqua le banquier: il est revenu du Pťrou: c'est lui qui vous parle: ne lui refusez pas l'entrťe de votre maison.--Levons-nous, Jacques, dit alors la femme, je crois effectivement que c'est Francillo; il me semble le reconnaÓtre ŗ sa voix.Ľ ęIls se levŤrent aussitŰt tous deux: le pŤre alluma une chandelle, et la mŤre, aprŤs s'Ítre habillťe ŗ la h‚te, alla ouvrir la porte: elle envisage Francillo, et, ne pouvant le mťconnaÓtre, elle se jette ŗ son cou et le serre ťtroitement entre ses bras. MaÓtre Jacques, agitť des mÍmes mouvements que sa femme, embrasse ŗ son tour son fils; et ces trois personnes, charmťes de se voir rťunies aprŤs une si longue absence, ne peuvent se rassasier du plaisir de s'en donner des marques. ęAprŤs des transports si doux, le banquier dťbrida son cheval, et le mit dans une ťtable, oý gÓtait une vache, mŤre nourrice de la maison: ensuite il rendit compte ŗ ses parents de son voyage et des biens qu'il avait apportťs du Pťrou. Le dťtail fut un peu long, et aurait pu ennuyer des auditeurs dťsintťressťs; mais un fils qui s'ťpanche en racontant ses aventures ne saurait lasser l'attention d'un pŤre et d'une mŤre: il n'y a pas pour eux de circonstance indiffťrente; ils l'ťcoutaient avec aviditť, et les moindres choses qu'il disait faisaient sur eux une vive impression de douleur ou de joie. ęDŤs qu'il eut achevť sa relation, il leur dit qu'il venait leur offrir une partie de ses biens, et il pria son pŤre de ne plus travailler. ęNon, mon fils, lui dit maÓtre Jacques; j'aime mon mťtier; je ne le quitterai point.--Quoi donc, rťpliqua le banquier, n'est-il pas temps que vous vous reposiez? Je ne vous propose point de venir demeurer ŗ Madrid avec moi: je sais bien que le sťjour de la ville n'aurait pas de charmes pour vous: je ne prťtends pas troubler votre vie tranquille; mais, du moins, ťpargnez-vous un travail pťnible, et vivez ici commodťment, puisque vous le pouvez.Ľ ęLa mŤre appuya le sentiment du fils, et maÓtre Jacques se rendit. ęHť bien, Francillo, dit-il, pour te satisfaire, je ne travaillerai plus pour tous les habitants du village; je raccommoderai seulement mes souliers et ceux de monsieur le curť, notre bon ami.Ľ AprŤs cette convention, le banquier avala deux oeufs frais qu'on lui fit cuire, puis se coucha prŤs de son pŤre, et s'endormit avec un plaisir que les enfants d'un excellent naturel sont seuls capables de s'imaginer. ęLe lendemain matin, Francillo leur laissa une bourse de trois cents pistoles, et revint ŗ Madrid. Mais il a ťtť bien ťtonnť ce matin de voir tout ŗ coup paraÓtre chez lui maÓtre Jacques. ęQuel sujet vous amŤne ici, mon pŤre, lui a-t-il dit?--Mon fils, a rťpondu le vieillard, je te rapporte ta bourse: reprends ton argent; je veux vivre de mon mťtier: je meurs d'ennui depuis que je ne travaille plus.--Hť bien, mon pŤre, a rťpliquť Francillo, retournez au village: continuez d'exercer votre profession; mais que ce soit seulement pour vous dťsennuyer. Remportez votre bourse et n'ťpargnez pas la mienne.--Eh! que veux-tu que je fasse de tant d'argent, a repris maÓtre Jacques?--Soulagez-en les pauvres, a rťparti le banquier: faites-en l'usage que votre curť vous conseillera.Ľ Le savetier, content de cette rťponse, s'en est retournť ŗ Mťdiana.Ľ Don Clťofas n'ťcouta pas sans plaisir l'histoire de Francillo, et il allait donner toutes les louanges dues au bon coeur de ce banquier, si, dans ce moment mÍme, des cris perÁants n'eussent attirť son attention. ęSeigneur Asmodťe, s'ťcria-t-il, quel bruit ťclatant se fait entendre?--Ces cris qui frappent les airs, rťpondit le diable, partent d'une maison oý il y a des fous enfermťs: ils s'ťgosillent ŗ force de crier et de chanter.--Nous ne sommes pas bien ťloignťs de cette maison: allons voir ces fous tout ŗ l'heure, rťpliqua Lťandro.--J'y consens, rťpartit le dťmon: je vais vous donner ce divertissement, et vous apprendre pourquoi ils ont perdu la raison.Ľ Il n'eut pas achevť ces paroles, qu'il emporta l'ťcolier sur _la casa de los locos_. CHAPITRE IX _Des fous enfermťs._ Zambullo parcourut d'un oeil curieux toutes les loges; et aprŤs qu'il eut observť les folles et les fous qu'elles renfermaient, le diable lui dit: ęVous en voyez de toutes les faÁons; en voilŗ de l'un et de l'autre sexe; en voilŗ de tristes et de gais, de jeunes et de vieux. Il faut ŗ prťsent que je vous dise pourquoi la tÍte leur a tournť: allons de loge en loge, et commenÁons par les hommes. ęLe premier qui se prťsente, et qui paraÓt furieux, est un nouvelliste castillan, nť dans le sein de Madrid, un bourgeois fier et plus sensible ŗ l'honneur de sa patrie qu'un ancien citoyen de Rome. Il est devenu fou de chagrin d'avoir lu dans la Gazette que vingt-cinq Espagnols s'ťtaient laissť battre par un parti de cinquante Portugais. ęIl a pour voisin un licenciť, qui avait tant d'envie d'attraper un bťnťfice, qu'il a fait l'hypocrite ŗ la cour pendant dix ans; et le dťsespoir de se voir toujours oubliť dans les promotions lui a brouillť la cervelle: mais ce qu'il y a d'avantageux pour lui, c'est qu'il se croit archevÍque de TolŤde. S'il ne l'est pas effectivement, il a du moins le plaisir de s'imaginer qu'il l'est; et je le trouve d'autant plus heureux, que je regarde sa folie comme un beau songe, qui ne finira qu'avec sa vie, et qu'il n'aura point de compte ŗ rendre en l'autre monde de l'usage de ses revenus. ęLe fou qui suit est un pupille; son tuteur l'a fait passer pour insensť, dans le dessein de s'emparer pour toujours de son bien; le pauvre garÁon a vťritablement perdu l'esprit de rage d'Ítre enfermť. AprŤs le mineur est un maÓtre d'ťcole, qui en est venu lŗ pour s'Ítre obstinť ŗ vouloir trouver le _paulo-post-futurum_ d'un verbe grec; et le quatriŤme, un marchand dont la raison n'a pu soutenir la nouvelle d'un naufrage, aprŤs avoir eu la force de rťsister ŗ deux banqueroutes qu'il a faites. ęLe personnage qui gÓt dans la loge suivante est le vieux capitaine Zanubio, cavalier napolitain, qui s'est venu ťtablir ŗ Madrid. La jalousie l'a mis dans l'ťtat oý Vous le voyez. Apprenez son histoire. ęIl avait une jeune femme, nommťe Aurore, qu'il gardait ŗ vue: sa maison ťtait inaccessible aux hommes. Aurore ne sortait jamais que pour aller ŗ la messe, et encore ťtait-elle toujours accompagnťe de son vieux Titon, qui la menait quelquefois prendre l'air ŗ une terre qu'il a auprŤs d'Alcantara. Cependant un cavalier, appelť don Garcie Pacheco, l'ayant vue par hasard ŗ l'ťglise, avait conÁu pour elle un amour violent: c'ťtait un jeune homme entreprenant et digne de l'attention d'une jolie femme mal mariťe. ęLa difficultť de s'introduire chez Zanubio n'en Űta pas l'espťrance ŗ don Garcie. Comme il n'avait pas encore de barbe, et qu'il ťtait assez beau garÁon, il se dťguisa en fille, prit une bourse de cent pistoles, et se rendit ŗ la terre du capitaine, oý il avait su que ce mari devait aller incessamment avec sa femme. Il s'adressa ŗ la jardiniŤre, et lui dit d'un ton d'hťroÔne de chevalerie poursuivie par un gťant: ęMa bonne, je viens me jeter entre vos bras; je vous prie d'avoir pitiť de moi. Je suis une fille de TolŤde; j'ai de la naissance et du bien; mes parents me veulent marier ŗ un homme que je hais: je me suis dťrobťe la nuit ŗ leur tyrannie; j'ai besoin d'un asile; on ne viendra point me chercher ici; permettez que j'y demeure jusqu'ŗ ce que ma famille ait pris de plus doux sentiments pour moi. Voilŗ ma bourse, ajouta-t-il en la lui donnant; recevez-la: c'est tout ce que je puis vous offrir prťsentement; mais j'espŤre que je serai quelque jour plus en ťtat de reconnaÓtre le service que vous m'aurez rendu.Ľ ęLa jardiniŤre, touchťe de la fin de ce discours, rťpondit: ęMa fille, je veux vous servir; je connais de jeunes personnes qui ont ťtť sacrifiťes ŗ de vieux hommes, et je sais bien qu'elles ne sont pas fort contentes: j'entre dans leurs peines; vous ne pouviez mieux vous adresser qu'ŗ moi: je vous mettrai dans une petite chambre particuliŤre, oý vous serez sŻrement.Ľ ęDon Garcie passa quelques jours dans cette terre, fort impatient d'y voir arriver Aurore. Elle y vint enfin avec son jaloux, qui visita d'abord, selon sa coutume, tous les appartements, les cabinets, les caves et les greniers, pour voir s'il n'y trouverait point quelque ennemi de son honneur. La jardiniŤre, qui le connaissait, le prťvint, et lui conta de quelle maniŤre une jeune fille lui ťtait venue demander une retraite. ęZanubio, quoique trŤs-dťfiant, n'eut pas le moindre soupÁon de la supercherie; il fut seulement curieux de voir l'inconnue, qui le pria de la dispenser de lui dire son nom, disant qu'elle devait ce mťnagement ŗ sa famille, qu'elle dťshonorait en quelque sorte par sa fuite: puis elle dťbita un roman avec tant d'esprit, que le capitaine en fut charmť. Il se sentit naÓtre de l'inclination pour cette aimable personne: il lui offrit ses services, et, se flattant qu'il en pourrait tirer pied ou aile, il la mit auprŤs de sa femme. ęDŤs qu'Aurore vit don Garcie, elle rougit et se troubla sans savoir pourquoi. Le cavalier s'en aperÁut; il jugea qu'elle l'avait remarquť dans l'ťglise oý il l'avait vue: pour s'en ťclaircir, il lui dit, si tŰt qu'il put l'entretenir en particulier: ęMadame, j'ai un frŤre qui m'a souvent parlť de vous: il vous a vue un moment dans une ťglise; depuis ce moment, qu'il se rappelle mille fois le jour, il est dans un ťtat digne de votre pitiť.Ľ ęA ce discours, Aurore envisagea don Garcie plus attentivement qu'elle n'avait fait encore, et lui rťpondit: ęVous ressemblez trop ŗ ce frŤre, pour que je sois plus longtemps la dupe de votre stratagŤme; je vois bien que vous Ítes un cavalier dťguisť. Je me souviens qu'un jour, pendant que j'entendais la messe, ma mante s'ouvrit un instant, et que vous me vÓtes; je vous examinai par curiositť: vous eŻtes toujours les yeux attachťs sur moi. Quand je sortis, je crois que vous ne manqu‚tes pas de me suivre pour apprendre qui j'ťtais, et dans quelle rue je faisais ma demeure. Je dis je crois, parce que je n'osai tourner la tÍte pour vous observer: mon mari, qui m'accompagnait, aurait pris garde ŗ cette action, et m'en eŻt fait un crime. Le lendemain et les jours suivants, je retournai dans la mÍme ťglise, je vous revis, et je remarquai si bien vos traits, que je les reconnais malgrť votre dťguisement. ę--Hť bien, Madame, rťpliqua don Garcie, il faut me dťmasquer: oui, je suis un homme ťpris de vos charmes; c'est don Garcie Pacheco que l'amour introduit ici sous cet habillement.--Et vous espťrez sans doute, reprit Aurore, qu'approuvant votre folle ardeur, je favoriserai votre artifice, et contribuerai de ma part ŗ entretenir mon mari dans son erreur? mais c'est ce qui vous trompe; je vais lui dťcouvrir tout; il y va de mon honneur et de mon repos; d'ailleurs, je suis bien aise de trouver une si belle occasion de lui faire voir que sa vigilance est moins sŻre que ma vertu, et que tout jaloux, tout dťfiant qu'il est, je suis plus difficile ŗ surprendre que lui.Ľ ęA peine eŻt-elle prononcť ces derniers mots, que le capitaine parut, et vint se mÍler ŗ la conversation. ęDe quoi vous entretenez-vous, Mesdames? leur dit-il.Ľ Aurore reprit aussitŰt la parole: ęNous parlions, rťpondit-elle, des jeunes cavaliers qui entreprennent de se faire aimer des jeunes femmes qui ont de vieux ťpoux; et je disais que si quelqu'un de ces galants ťtait assez tťmťraire pour s'introduire chez vous sous quelque dťguisement, je saurais bien punir son audace. ę--Et vous, Madame, reprit Zanubio en se tournant vers don Garcie, de quelle maniŤre en useriez-vous avec un jeune cavalier en pareil cas?Ľ Don Garcie ťtait si troublť, si dťconcertť, qu'il ne savait que rťpondre au capitaine, qui se serait aperÁu de son embarras, si dans ce moment un valet ne fŻt venu lui dire qu'un homme arrivť de Madrid demandait ŗ lui parler. Il sortit pour aller s'informer de ce qu'on lui voulait. ęAlors don Garcie se jeta aux pieds d'Aurore, et lui dit: ęAh! Madame, quel plaisir prenez-vous ŗ m'embarrasser? Seriez-vous assez barbare pour me livrer au ressentiment d'un ťpoux furieux?--Non, Pacheco, rťpondit-elle en souriant; les jeunes femmes qui ont de vieux maris jaloux ne sont pas si cruelles: rassurez-vous; j'ai voulu me divertir en vous causant un peu de frayeur, mais vous en serez quitte pour cela: ce n'est pas trop vous faire acheter la complaisance que je veux bien avoir de vous souffrir ici.Ľ A des paroles si consolantes, don Garcie sentit ťvanouir toute sa crainte, et conÁut des espťrances qu'Aurore eut la bontť de ne pas dťmentir. ęUn jour qu'ils se donnaient tous deux, dans l'appartement de Zanubio, des marques d'une amitiť rťciproque, le capitaine les surprit: quand il n'aurait pas ťtť le plus jaloux de tous les hommes, il en vit assez pour juger avec fondement que sa belle inconnue ťtait un cavalier dťguisť. A ce spectacle, il devint furieux; il entra dans son cabinet pour prendre des pistolets; mais pendant ce temps-lŗ, les amants s'ťchappŤrent, fermŤrent par dehors les portes de l'appartement ŗ double tour, emportŤrent les clefs, et gagnŤrent tous deux en diligence un village voisin, oý don Garcie avait laissť son valet de chambre et deux bons chevaux. Lŗ, il quitta ses habits de fille, prit Aurore en croupe, et la conduisit ŗ un couvent oý elle le pria de la mener, et oý elle avait une tante Supťrieure; aprŤs cela, il s'en retourna ŗ Madrid attendre la suite de cette aventure. ęCependant Zanubio, se voyant enfermť, crie, appelle du monde: un valet accourt ŗ sa voix; mais, trouvant les portes fermťes, il ne peut les ouvrir. Le capitaine s'efforce de les briser, et n'en venant point ŗ bout assez vite ŗ son grť, il cŤde ŗ son impatience, se jette brusquement par une fenÍtre avec ses pistolets ŗ la main: il tombe ŗ la renverse, se blesse la tÍte, et demeure ťtendu par terre sans connaissance. Ses domestiques arrivŤrent, et le portŤrent dans une salle sur un lit de repos: ils lui jetŤrent de l'eau au visage; enfin, ŗ force de le tourmenter, ils le firent revenir de son ťvanouissement; mais il reprit sa fureur avec ses esprits: il demande oý est sa femme; on lui rťpond qu'on l'a vue sortir avec la dame ťtrangŤre par une petite porte du jardin. Il ordonne aussitŰt qu'on lui rende ses pistolets; on est obligť de lui obťir: il fait seller un cheval, il part sans songer qu'il est blessť, et prend un autre chemin que celui des amants. Il passa la journťe ŗ courir en vain, et s'ťtant arrÍtť la nuit dans une hŰtellerie de village pour se reposer, la fatigue et sa blessure lui causŤrent une fiŤvre avec un transport au cerveau qui pensa l'emporter. ęPour dire le reste en deux mots, il fut quinze jours malade dans ce village; ensuite il retourna dans sa terre, oý, sans cesse occupť de son malheur, il perdit insensiblement l'esprit. Les parents d'Aurore n'en furent pas plus tŰt avertis, qu'ils le firent amener ŗ Madrid pour l'enfermer parmi les fous. Sa femme est encore au couvent, oý ils ont rťsolu de la laisser quelques annťes pour punir son indiscrťtion, ou, si vous voulez, une faute dont on ne doit se prendre qu'ŗ eux. ęImmťdiatement aprŤs Zanubio, continua le diable, est le seigneur don Blaz Desdichado, cavalier plein de mťrite: la mort de son ťpouse est cause qu'il est dans la situation dťplorable oý vous le voyez.--Cela me surprend, dit don Clťofas. Un mari que la mort de sa femme rend insensť! je ne croyais pas qu'on pŻt pousser si loin l'amour conjugal.--N'allons pas si vite, interrompit Asmodťe; don Blaz n'est pas devenu fou de douleur d'avoir perdu sa femme: ce qui lui a troublť l'esprit, c'est que, n'ayant point d'enfants, il a ťtť obligť de rendre aux parents de la dťfunte cinquante mille ducats qu'il reconnaÓt, dans son contrat de mariage, avoir reÁus d'elle. --Oh! c'est une autre affaire, rťpliqua Lťandro: je ne suis plus ťtonnť de son accident. Et dites-moi, s'il vous plaÓt, quel est ce jeune homme qui saute comme un cabri dans la loge suivante, et qui s'arrÍte de moment en moment pour faire des ťclats de rire en se tenant les cŰtťs? voilŗ un fou bien gai.--Aussi, rťpartit le boiteux, sa folie vient d'un excŤs de joie. Il ťtait portier d'une personne de qualitť, et comme il apprit un jour la mort d'un riche contador dont il se trouvait l'unique hťritier, il ne fut point ŗ l'ťpreuve d'une si joyeuse nouvelle; la tÍte lui tourna. ęNous voici parvenus ŗ ce grand garÁon qui joue de la guitare, et qui l'accompagne de sa voix: c'est un fou mťlancolique, un amant que les rigueurs d'une dame ont rťduit au dťsespoir, et qu'il a fallu enfermer.--Ah! que je plains celui-lŗ, s'ťcria l'ťcolier; permettez que je dťplore son infortune: elle peut arriver ŗ tous les honnÍtes gens; si j'ťtais ťpris d'une beautť cruelle, je ne sais si je n'aurais pas le mÍme sort.--A ce sentiment, reprit le dťmon, je vous reconnais pour un vrai Castillan: il faut Ítre nť dans le sein de la Castille, pour se sentir capable d'aimer jusqu'ŗ devenir fou de chagrin de ne pouvoir plaire. Les FranÁais ne sont pas si tendres; et si vous voulez savoir la diffťrence qu'il y a entre un FranÁais et un Espagnol sur cette matiŤre, il ne faut que vous dire la chanson que ce fou chante, et qu'il vient de composer tout ŗ l'heure. CHANSON ESPAGNOLE. Ardo y lloro sin sossiego: Llorando y ardiendo tanto, Que ni el llanto apaga el fuego, Ni el fuego consume el llanto. (_Je brŻle et je pleure sans cesse, sans que mes pleurs puissent ťteindre mes feux, ni mes feux consumer mes larmes._) ęC'est ainsi que parle un cavalier espagnol quand il est maltraitť de sa dame; et voici comme un FranÁais se plaignait en pareil cas ces jours passťs. CHANSON FRAN«AISE. L'objet qui rŤgne dans mon coeur Est toujours insensible ŗ mon amour fidŤle; Mes soins, mes soupirs, ma langueur Ne sauraient attendrir cette beautť cruelle. O ciel! est-il un sort plus affreux que le mien? Ah! puisque je ne puis lui plaire, Je renonce au jour qui m'ťclaire: Venez, mes chers amis, m'enterrer chez PaÔen. ęCe PaÔen est apparemment un traiteur, dit don Clťofas?--Justement, rťpondit le diable. Continuons, examinons les autres fous.--Passons plutŰt aux femmes, rťpliqua Lťandro, je suis impatient de les voir.--Je vais cťder ŗ votre impatience, rťpartit l'esprit; mais il y a ici deux ou trois infortunťs que je suis bien aise de vous montrer auparavant: vous pourrez tirer quelque profit de leur malheur. ęConsidťrez dans la loge qui suit celle de ce joueur de guitare, ce visage p‚le et dťcharnť qui grince les dents, et semble vouloir manger les barreaux de fer qui sont ŗ sa fenÍtre: c'est un honnÍte homme nť sous un astre si malheureux, qu'avec tout le mťrite du monde, quelques mouvements qu'il se soit donnťs pendant vingt annťes, il n'a pu parvenir ŗ s'assurer du pain. Il a perdu la raison en voyant un trŤs-petit sujet de sa connaissance monter en un jour, par l'arithmťtique, au haut de la roue de la Fortune. ęLe voisin de ce fou est un vieux secrťtaire qui a le timbre fÍlť pour n'avoir pu supporter l'ingratitude d'un homme de la cour qu'il a servi pendant soixante ans. On ne peut assez louer le zŤle et la fidťlitť de ce serviteur, qui ne demandait jamais rien: il se contentait de faire parler ses services et son assiduitť; mais son maÓtre, bien loin de ressembler ŗ ArchťlaŁs, roi de Macťdoine, qui refusait lorsqu'on lui demandait, et donnait quand on ne lui demandait pas, est mort sans le rťcompenser: il ne lui a laissť que ce qu'il lui faut pour passer le reste de ses jours dans la misŤre et parmi les fous. ęJe ne veux plus vous en faire observer qu'un: c'est celui qui, les coudes appuyťs sur sa fenÍtre, paraÓt plongť dans une profonde rÍverie. Vous voyez en lui un segnor Hidalgo de Tafalla, petite ville de Navarre; il est venu demeurer ŗ Madrid, oý il a fait un bel usage de son bien. Il avait la rage de vouloir connaÓtre tous les beaux esprits et de les rťgaler: ce n'ťtait chez lui tous les jours que festins; et quoique les auteurs, nation ingrate et impolie, se moquassent de lui en le grugeant, il n'a pas ťtť content qu'il n'ait mangť avec eux son petit fait.--Il ne faut pas douter, dit Zambullo, qu'il ne soit devenu fou de regret de s'Ítre si sottement ruinť.--Tout au contraire, reprit Asmodťe, c'est de se voir hors d'ťtat de continuer le mÍme train. ęVenons prťsentement aux femmes, ajouta-t-il.--Comment donc! s'ťcria l'ťcolier, je n'en vois que sept ou huit! il y a moins de folles que je ne croyais.--Toutes les folles ne sont pas ici, dit le dťmon en souriant. Je vous porterai, si vous le souhaitez, tout ŗ l'heure dans un autre quartier de cette ville, oý il y a une grande maison qui en est toute pleine.--Cela n'est pas nťcessaire, rťpliqua don Clťofas; je m'en tiens ŗ celles-ci.--Vous avez raison, reprit le boiteux: ce sont presque toutes des filles de distinction; vous jugez bien, ŗ la propretť de leurs loges, qu'elles ne sauraient Ítre des personnes du commun. Je vais vous apprendre la cause de leurs folies. ęDans la premiŤre loge est la femme d'un corrťgidor, ŗ qui la rage d'avoir ťtť appelťe bourgeoise par une dame de la cour a troublť l'esprit; dans la seconde demeure l'ťpouse du trťsorier gťnťral du conseil des Indes: elle est devenue folle de dťpit d'avoir ťtť obligťe, dans une rue ťtroite, de faire reculer son carrosse pour laisser passer celui de la duchesse de Medina-Coeli. Dans la troisiŤme fait sa rťsidence une jeune veuve de famille marchande, qui a perdu le jugement de regret d'avoir manquť un grand seigneur qu'elle espťrait ťpouser; et la quatriŤme est occupťe par une fille de qualitť, nommťe dona Bťatrix, dont il faut que je vous raconte le malheur. ęCette dame avait une amie qu'on appelait dona Mencia: elles se voyaient tous les jours. Un chevalier de l'ordre de Saint-Jacques, homme bien fait et galant, fit connaissance avec elles, et les rendit bientŰt rivales: elles se disputŤrent vivement son coeur, qui pencha du cŰtť de dona Mencia; de sorte que celle-ci devint femme du chevalier. ęDona Bťatrix, fort jalouse du pouvoir de ses charmes, conÁut un dťpit mortel de n'avoir pas eu la prťfťrence; et elle nourrissait, en bonne Espagnole, au fond de son coeur, un violent dťsir de se venger, lorsqu'elle reÁut un billet de don Jacinte de Romarate, autre amant de dona Mencia; et ce cavalier lui mandait qu'ťtant aussi mortifiť qu'elle du mariage de sa maÓtresse, il avait pris la rťsolution de se battre contre le chevalier qui la lui avait enlevťe. ęCette lettre fut trŤs-agrťable ŗ Bťatrix, qui, ne voulant que la mort du pťcheur, souhaitait seulement que don Jacinte Űt‚t la vie ŗ son rival. Pendant qu'elle attendait avec impatience une si chrťtienne satisfaction, il arriva que son frŤre, ayant eu par hasard un diffťrend avec ce mÍme don Jacinte, en vint aux prises avec lui, et fut percť de deux coups d'ťpťe, desquels il mourut. Il ťtait du devoir de dona Bťatrix de poursuivre en justice le meurtrier de son frŤre; cependant elle nťgligea cette poursuite pour donner le temps ŗ don Jacinte d'attaquer le chevalier de Saint-Jacques; ce qui prouve bien que les femmes n'ont point de si cher intťrÍt que celui de leur beautť. C'est ainsi qu'en use Pallas, lorsqu'Ajax a violť Cassandre; la dťesse ne punit point ŗ l'heure mÍme le Grec sacrilťge qui vient de profaner son temple; elle veut auparavant qu'il contribue ŗ la venger du jugement de P‚ris. Mais, hťlas! dona Bťatrix, moins heureuse que Minerve, n'a pas goŻtť le plaisir de la vengeance. Romarate a pťri en se battant contre le chevalier, et le chagrin qu'a eu cette dame de voir son injure impunie a troublť sa raison. ęLes deux folles suivantes sont l'aÔeule d'un avocat et une vieille marquise: la premiŤre, par sa mauvaise humeur, dťsolait son petit-fils, qui l'a mise ici fort honnÍtement pour s'en dťbarrasser: l'autre est une femme qui a toujours ťtť idol‚tre de sa beautť; au lieu de vieillir de bonne gr‚ce, elle pleurait sans cesse en voyant ses charmes tomber en ruine; et enfin, un jour, en se considťrant dans une glace fidŤle, la tÍte lui tourna. --Tant mieux pour cette marquise, dit Lťandro: dans le dťrangement oý est son esprit, elle n'aperÁoit peut-Ítre plus le changement que le temps a fait en elle.--Non, assurťment, rťpondit le diable: bien loin de remarquer ŗ prťsent un air de vieillesse sur son visage, son teint lui paraÓt un mťlange de lis et de roses; elle voit autour d'elle les Gr‚ces et les Amours; en un mot, elle croit Ítre la dťesse Vťnus.--Hť bien, rťpliqua l'ťcolier, n'est-elle pas plus heureuse d'Ítre folle que de se voir telle qu'elle est?--Sans doute, rťpartit Asmodťe. Oh Áa, il ne nous reste plus qu'une dame ŗ observer; c'est celle qui habite la derniŤre loge, et que le sommeil vient d'accabler, aprŤs trois jours et trois nuits d'agitation; c'est dona Emerenciana; examinez-la bien: qu'en dites-vous?--Je la trouve fort belle, rťpondit Zambullo. Quel dommage! faut-il qu'une si charmante personne soit insensťe? Par quel accident est-elle rťduite en cet ťtat?--Ecoutez-moi avec attention, rťpartit le boiteux, vous allez entendre l'histoire de son infortune. ęDona Emerenciana, fille unique de don Guillem Stephani, vivait tranquille ŗ SiguenÁa dans la maison de son pŤre, lorsque don Kimen de Lizana vint troubler son repos par les galanteries qu'il mit en usage pour lui plaire. Elle ne se contenta pas d'Ítre sensible aux soins de ce cavalier: elle eut la faiblesse de se prÍter aux ruses qu'il employa pour lui parler, et bientŰt elle lui donna sa foi en recevant la sienne. ęCes deux amants ťtaient d'une ťgale naissance; mais la dame pouvait passer pour un des meilleurs partis d'Espagne, au lieu que don Kimen n'ťtait qu'un cadet. Il y avait encore un autre obstacle ŗ leur union. Don Guillem haÔssait la famille des Lizana, ce qu'il ne faisait que trop connaÓtre par ses discours, quand on la mettait devant lui sur le tapis; il semblait mÍme avoir plus d'aversion pour don Kimen que pour tout le reste de sa race. Emerenciana, vivement affligťe de voir son pŤre dans cette disposition, en concevait pour son amour un triste prťsage; elle ne laissa pourtant pas, ŗ bon compte, de s'abandonner ŗ son penchant, et d'avoir des entretiens secrets avec Lizana, qui s'introduisait de temps en temps chez elle la nuit par le ministŤre d'une soubrette. ęIl arriva une de ces nuits que don Guillem, qui par hasard ťtait ťveillť lorsque le galant entra dans sa maison, crut entendre quelque bruit dans l'appartement de sa fille, peu ťloignť du sien; il n'en fallut pas davantage pour inquiťter un pŤre aussi dťfiant que lui: nťanmoins, tout soupÁonneux qu'il ťtait, Emerenciana tenait une conduite si adroite, qu'il ne se doutait nullement de son intelligence avec don Kimen; mais, n'ťtant pas un homme ŗ pousser la confiance trop loin, il se leva tout doucement de son lit, alla ouvrir une fenÍtre qui donnait sur la rue, et eut la patience de s'y tenir jusqu'ŗ ce qu'il vÓt descendre d'un balcon, par une ťchelle de soie, Lizana, qu'il reconnut ŗ la clartť de la lune. ęQuel spectacle pour Stephani, pour le plus vindicatif et le plus barbare mortel qu'ait jamais produit la Sicile, oý il avait pris naissance! Il ne cťda point d'abord ŗ sa colŤre, et n'eut garde de faire un ťclat qui aurait pu dťrober ŗ ses coups la principale victime que son ressentiment demandait: il se contraignit, et attendit que sa fille fŻt levťe le lendemain pour entrer dans son appartement: lŗ, se voyant seul avec elle, et la regardant avec des yeux ťtincelants de fureur, il lui dit: ęMalheureuse, qui, malgrť la noblesse de ton sang, n'as pas honte de commettre des actions inf‚mes, prťpare-toi ŗ souffrir un juste ch‚timent. Ce fer, ajouta-t-il en tirant de son sein un poignard, ce fer va t'Űter la vie, si tu ne confesses la vťritť: nomme-moi l'audacieux qui est venu cette nuit dťshonorer ma maison.Ľ ęEmerenciana demeura tout interdite, et si troublťe de cette menace, qu'elle ne put profťrer une parole. ęAh! misťrable, poursuivit le pŤre, ton silence et ton trouble ne m'apprennent que trop ton crime. Eh! t'imagines-tu, fille indigne de moi, que j'ignore ce qui se passe? J'ai vu cette nuit le tťmťraire; j'ai reconnu don Kimen: ce n'eŻt pas ťtť assez de recevoir la nuit un cavalier dans ton appartement, il fallait encore que ce cavalier fŻt mon plus grand ennemi: mais sachons jusqu'ŗ quel point je suis outragť: parle sans dťguisement; ce n'est que par ta sincťritť que tu peux ťviter la mort.Ľ ęLa dame, ŗ ces derniers mots, concevant quelque espťrance d'ťchapper au sort funeste qui la menaÁait, perdit une partie de sa frayeur, et rťpondit ŗ don Guillem: ęSeigneur, je n'ai pu me dťfendre d'ťcouter Lizana; mais je prends le ciel ŗ tťmoin de la puretť de ses sentiments. Comme il sait que vous haÔssez sa famille, il n'a point encore osť vous demander votre aveu; et ce n'est que pour confťrer ensemble sur les moyens de l'obtenir, que je lui ai permis quelquefois de s'introduire ici.--Eh! de quelle personne, rťpliqua Stephani, vous servez-vous l'un et l'autre, pour faire tenir vos lettres?--C'est, rťpartit sa fille, un de vos pages qui nous rend ce service.--Voilŗ, reprit le pŤre, tout ce que je voulais savoir: il s'agit prťsentement d'exťcuter le dessein que j'ai formť.Ľ Lŗ-dessus, toujours la dague ŗ la main, il lui fit prendre du papier et de l'encre, et l'obligea d'ťcrire ŗ son amant ce billet, qu'il lui dicta lui-mÍme: _Cher ťpoux, seul dťlice de ma vie, je vous avertis que mon pŤre vient de partir tout ŗ l'heure pour sa terre, d'oý il ne reviendra que demain: profitez de l'occasion; je me flatte que vous attendrez la nuit avec autant d'impatience que moi._ ęAprŤs qu'Emerenciana eŻt ťcrit et cachetť ce billet perfide, don Guillem lui dit: ęFais venir le page qui s'acquitte si bien de l'emploi dont tu le charges, et lui ordonne de porter ce papier ŗ don Kimen; mais n'espŤre pas me tromper: je vais me cacher dans un endroit de cette chambre, d'oý je t'observerai quand tu lui donneras cette commission; et si tu lui dis un mot, ou lui fais quelque signe qui lui rende le message suspect, je te plongerai aussitŰt ce poignard dans le coeur.Ľ Emerenciana connaissait trop son pŤre pour oser lui dťsobťir: elle remit le billet, comme ŗ l'ordinaire, entre les mains du page. ęAlors Stephani rengaÓna la dague; mais il ne quitta point sa fille de toute la journťe et ne la laissa parler ŗ personne en particulier, et fit si bien que Lizana ne put Ítre averti du piťge qu'on lui tendait. Ce jeune homme ne manqua donc pas de se trouver au rendez-vous. A peine fut-il dans la maison de sa maÓtresse, qu'il se sentit tout ŗ coup saisi par trois hommes des plus vigoureux, qui le dťsarmŤrent sans qu'il pŻt s'en dťfendre, lui mirent un linge dans la bouche pour l'empÍcher de crier, lui bandŤrent les yeux, et lui liŤrent les mains derriŤre le dos. En mÍme temps ils le portŤrent en cet ťtat dans un carrosse prťparť pour cela, et dans lequel ils montŤrent tous trois, pour mieux rťpondre du cavalier, qu'ils conduisirent ŗ la terre de Stephani, situťe au village de Miťdes, ŗ quatre petites lieues de SiguenÁa. Don Guillem partit un moment aprŤs dans un autre carrosse, avec sa fille, deux femmes de chambre, et une duŤgne rťbarbative, qu'il avait fait venir chez lui l'aprŤs-dÓnťe et prise ŗ son service. Il emmena aussi tout le reste de ses gens, ŗ la rťserve d'un vieux domestique qui n'avait aucune connaissance du ravissement de Lizana. ęIls arrivŤrent tous avant le jour ŗ Miťdes. Le premier soin du seigneur Stephani fut de faire enfermer don Kimen dans une cave voŻtťe, qui recevait une faible lumiŤre par un soupirail si ťtroit qu'un homme n'y pouvait passer; il ordonna ensuite ŗ Julio, son valet de confiance, de donner pour toute nourriture au prisonnier du pain et de l'eau, pour lit une botte de paille, et de lui dire chaque fois qu'il lui porterait ŗ manger: ęTiens, l‚che suborneur, voilŗ de quelle maniŤre don Guillem traite ceux qui sont assez hardis pour l'offenser.Ľ Ce cruel Sicilien n'en usa pas moins durement avec sa fille; il l'emprisonna dans une chambre qui n'avait point de vue sur la campagne, lui Űta ses femmes, et lui donna pour geŰliŤre la duŤgne qu'il avait choisie, duŤgne sans ťgale pour tourmenter les filles commises ŗ sa garde. ęIl disposa donc ainsi des deux amants. Son intention n'ťtait pas de s'en tenir lŗ: il avait rťsolu de se dťfaire de don Kimen; mais il voulait t‚cher de commettre ce crime impunťment, ce qui paraissait assez difficile. Comme il s'ťtait servi de ses valets pour enlever ce cavalier, il ne pouvait pas se flatter qu'une action sue de tant de monde demeurerait toujours secrŤte. Que faire donc pour n'avoir rien ŗ dťmÍler avec la justice? Il prit son parti en grand scťlťrat: il assembla tous ses complices dans un corps de logis sťparť du ch‚teau: il leur tťmoigna combien il ťtait satisfait de leur zŤle, et leur dit que, pour le reconnaÓtre, il prťtendait leur donner une bonne somme d'argent aprŤs les avoir bien rťgalťs. Il les fit asseoir ŗ une table, et au milieu du festin Julio les empoisonna par son ordre; ensuite le maÓtre et le valet mirent le feu au corps de logis, et avant que les flammes pussent attirer en cet endroit les habitants du village, ils assassinŤrent les deux femmes de chambre d'Emerenciana et le petit page dont j'ai parlť, puis ils jetŤrent leurs cadavres parmi les autres; bientŰt le corps de logis fut enflammť et rťduit en cendres, malgrť les efforts que les paysans des environs firent pour ťteindre l'embrasement. Il fallait voir, pendant ce temps-lŗ, les dťmonstrations de douleur du Sicilien: il paraissait inconsolable de la perte de ses domestiques. ęS'ťtant de cette maniŤre assurť de la discrťtion des gens qui auraient pu le trahir, il dit ŗ son confident: ęMon cher Julio, je suis maintenant tranquille, et je pourrai, quand il me plaira, Űter la vie ŗ don Kimen; mais avant que je l'immole ŗ mon honneur, je veux jouir du doux contentement de le faire souffrir: la misŤre et l'horreur d'une longue prison seront plus cruelles pour lui que la mort.Ľ Vťritablement, Lizana dťplorait sans cesse son malheur; et, s'attendant ŗ ne jamais sortir de la cave, il souhaitait d'Ítre dťlivrť de ses peines par un prompt trťpas. ęMais c'ťtait en vain que Stephani espťrait avoir l'esprit en repos aprŤs l'exploit qu'il venait de faire. Une nouvelle inquiťtude vint l'agiter au bout de trois jours; il craignait que Julio, en portant ŗ manger au prisonnier, ne se laiss‚t gagner par des promesses; et cette crainte lui fit prendre la rťsolution de h‚ter la perte de l'un et de brŻler ensuite la cervelle ŗ l'autre d'un coup de pistolet. Julio, de son cŰtť, n'ťtait pas sans dťfiance, et, jugeant que son maÓtre, aprŤs s'Ítre dťfait de don Kimen, pourrait bien le sacrifier aussi ŗ sa sŻretť, conÁut le dessein de se sauver une belle nuit avec tout ce qu'il y avait dans la maison de plus facile ŗ emporter. ęVoilŗ ce que ces deux honnÍtes gens mťditaient chacun en son petit particulier, lorsqu'un jour ils furent surpris l'un et l'autre, ŗ cent pas du ch‚teau, par quinze ou vingt archers de la Sainte-Hermandad, qui les environnŤrent tout ŗ coup, en criant: _De par le roi et la justice_. A cette vue don Guillem p‚lit et se troubla: nťanmoins, faisant bonne contenance, il demanda au commandant ŗ qui il en voulait. ęA vous-mÍme, lui rťpondit l'officier: on vous accuse d'avoir enlevť don Kimen de Lizana: je suis chargť de faire dans ce ch‚teau une exacte recherche de ce cavalier, et de m'assurer mÍme de votre personne.Ľ Stephani, par cette rťponse, persuadť qu'il ťtait perdu, devint furieux; il tira de ses poches deux pistolets, dit qu'il ne souffrirait point qu'on visit‚t sa maison, et qu'il allait casser la tÍte au commandant, s'il ne se retirait promptement avec sa troupe. Le chef de la sainte confrťrie, mťprisant la menace, s'avanÁa sur le Sicilien, qui lui l‚cha un coup de pistolet et le blessa au visage; mais cette blessure coŻta bientŰt la vie au tťmťraire qui l'avait faite; car deux ou trois archers firent feu sur lui dans le moment, et le jetŤrent par terre roide mort, pour venger leur officier. A l'ťgard de Julio, il se laissa prendre sans rťsistance, et il ne fut pas besoin de l'interroger pour savoir de lui si don Kimen ťtait dans le ch‚teau: ce valet avoua tout; mais voyant son maÓtre sans vie, il le chargea de toute l'iniquitť. ęEnfin il mena le commandant et ses archers ŗ la cave, oý ils trouvŤrent Lizana couchť sur la paille, bien liť et garrottť. Ce malheureux cavalier, qui vivait dans une attente continuelle de la mort, crut que tant de gens armťs n'entraient dans sa prison que pour le faire mourir, et il fut agrťablement surpris d'apprendre que ceux qu'il prenait pour ses bourreaux ťtaient ses libťrateurs. AprŤs qu'ils l'eurent dťliť et tirť de la cave, il les remercia de sa dťlivrance, et leur demanda comment ils avaient su qu'il ťtait prisonnier dans ce ch‚teau. ęC'est, lui dit le commandant, ce que je vais vous conter en peu de mots. ęLa nuit de votre enlŤvement, poursuivit-il, un de vos ravisseurs, qui avait une amie ŗ deux pas de chez don Guillem, ťtant allť lui dire adieu avant son dťpart pour la campagne, eut l'indiscrťtion de lui rťvťler le projet de Stephani. Cette femme garda le secret pendant deux ou trois jours; mais comme le bruit de l'incendie arrivť ŗ Miťdes se rťpandit dans la ville de SiguenÁa, et qu'il parut ťtrange ŗ tout le monde que les domestiques du Sicilien eussent tous pťri dans ce malheur, elle se mit dans l'esprit que cet embrasement devait Ítre l'ouvrage de don Guillem: ainsi, pour venger son amant, elle alla trouver le seigneur don Fťlix votre pŤre, et lui dit tout ce qu'elle savait. Don Fťlix, effrayť de vous voir ŗ la merci d'un homme capable de tout, mena la femme chez le corrťgidor, qui, aprŤs l'avoir ťcoutťe, ne douta point que Stephani n'eŻt envie de vous faire souffrir de longs et cruels tourments, et ne fŻt le diabolique auteur de l'incendie: ce que voulant approfondir, ce juge m'a ce matin envoyť ordre, ŗ Retortillo oý je fais ma demeure, de monter ŗ cheval et de me rendre avec ma brigade ŗ ce ch‚teau, de vous y chercher, et de prendre don Guillem mort ou vif. Je me suis heureusement acquittť de ma commission pour ce qui vous regarde; mais je suis f‚chť de ne pouvoir conduire ŗ SiguenÁa le coupable vivant: il nous a mis, par sa rťsistance, dans la nťcessitť de le tuer.Ľ ęL'officier, ayant parlť de cette sorte, dit ŗ don Kimen: ęSeigneur cavalier, je vais dresser un procŤs-verbal de tout ce qui vient de se passer ici, aprŤs quoi nous partirons pour satisfaire l'impatience que vous devez avoir de tirer votre famille de l'inquiťtude que vous lui causez.--Attendez, seigneur commandant, s'ťcria Julio dans cet endroit: je vais vous fournir une nouvelle matiŤre pour grossir votre procŤs-verbal: vous avez encore une autre personne prisonniŤre ŗ mettre en libertť. Dona Emerenciana est enfermťe dans une chambre obscure, oý une duŤgne impitoyable lui tient sans cesse des discours mortifiants, et ne la laisse pas un moment en repos.--O ciel! dit Lizana, le cruel Stephani ne s'est donc pas contentť d'exercer sur moi sa barbarie! Allons promptement dťlivrer cette dame infortunťe de la tyrannie de sa gouvernante.Ľ ęLŗ-dessus Julio mena le commandant et don Kimen, suivis de cinq ou six archers, ŗ la chambre qui servait de prison ŗ la fille de don Guillem: ils frappŤrent ŗ la porte, et la duŤgne vint ouvrir. Vous concevez bien le plaisir que Lizana se faisait de revoir sa maÓtresse, aprŤs avoir dťsespťrť de la possťder: il sentait renaÓtre son espťrance, ou plutŰt il ne pouvait douter de son bonheur, puisque la seule personne qui ťtait en droit de s'y opposer ne vivait plus. DŤs qu'il aperÁut Emerenciana, il courut se jeter ŗ ses pieds: mais qui pourrait assez exprimer la douleur dont il fut saisi, lorsqu'au lieu de trouver une amante disposťe ŗ rťpondre ŗ ses transports, il ne vit qu'une dame hors de son bon sens? En effet, elle avait ťtť tant tourmentťe par la duŤgne, qu'elle en ťtait devenue folle. Elle demeura quelque temps rÍveuse; puis s'imaginant tout ŗ coup Ítre la belle Angťlique, assiťgťe par les Tartares dans la forteresse d'Albraque, elle regarda tous les hommes qui ťtaient dans sa chambre comme autant de paladins qui venaient ŗ son secours. Elle prit le chef de la sainte confrťrie pour Roland; Lizana, pour Brandimart; Julio, pour Hubert du Lyon, et les archers pour Antifort, Clarion, Adrien, et les deux fils du marquis Olivier. Elle les reÁut avec beaucoup de politesse, et leur dit: ęBraves chevaliers, je ne crains plus ŗ l'heure qu'il est l'empereur Agrican, ni la reine Marfise; votre valeur est capable de me dťfendre contre tous les guerriers de l'univers.Ľ ęA ce discours extravagant, l'officier et ses archers ne purent s'empÍcher de rire. Il n'en fut pas de mÍme de don Kimen: vivement affligť de voir sa dame dans une si triste situation pour l'amour de lui, il pensa perdre ŗ son tour le jugement: il ne laissa pas toutefois de se flatter qu'elle reprendrait l'usage de sa raison; et dans cette espťrance: ęMa chŤre Emerenciana, lui dit-il tendrement, reconnaissez Lizana: rappelez votre esprit ťgarť; apprenez que nos malheurs sont finis; le ciel ne veut pas que deux coeurs qu'il a joints soient sťparťs, et le pŤre inhumain qui nous a si mal traitťs ne peut plus nous Ítre contraire.Ľ La rťponse que fit ŗ ces paroles la fille du roi Galafron fut encore un discours adressť aux vaillants dťfenseurs d'Albraque, qui pour le coup n'en rirent point. Le commandant mÍme, quoique trŤs-peu pitoyable de son naturel, sentit quelques mouvements de compassion, et dit ŗ don Kimen, qu'il voyait accablť de douleur: ęSeigneur cavalier, ne dťsespťrez point de la guťrison de votre dame: vous avez ŗ SiguenÁa des docteurs en mťdecine qui pourront en venir ŗ bout par leurs remŤdes; mais ne nous arrÍtons pas ici plus longtemps. Vous, Seigneur Hubert du Lyon, ajouta-t-il en parlant ŗ Julio, vous qui savez oý sont les ťcuries de ce ch‚teau, menez-y avec vous Antifort et les deux fils du marquis Olivier, choisissez les meilleurs coursiers et les mettez au char de la princesse. Je vais pendant ce temps-lŗ dresser mon procŤs-verbal.Ľ ęEn disant cela, il tira de ses poches une ťcritoire et du papier, et, aprŤs avoir ťcrit tout ce qu'il voulut, il prťsenta la main ŗ Angťlique pour l'aider ŗ descendre dans la cour, oý, par le soin des paladins, il se trouva un carrosse ŗ quatre mules prÍt ŗ partir: il monta dedans avec la dame et don Kimen; et il y fit entrer aussi la duŤgne, dont il jugea que le corrťgidor serait bien aise d'avoir la dťposition. Ce n'est pas tout: par ordre du chef de la brigade, on chargea de chaÓnes Julio, et on le mit dans un autre carrosse auprŤs du corps de don Guillem. Les archers remontŤrent ensuite sur leurs chevaux, aprŤs quoi ils prirent tous ensemble la route de SiguenÁa. ęLa fille de Stephani dit en chemin mille extravagances, qui furent autant de coups de poignard pour son amant. Il ne pouvait sans colŤre envisager la duŤgne. ęC'est vous, cruelle vieille, lui disait-il; c'est vous qui, par vos persťcutions, avez poussť ŗ bout Emerenciana et troublť son esprit.Ľ La gouvernante se justifiait d'un air hypocrite, et donnait tout le tort au dťfunt. ęC'est au seul don Guillem, rťpondait-elle, qu'il faut imputer ce malheur: ce pŤre trop rigoureux venait chaque jour effrayer sa fille par des menaces qui l'ont fait enfin devenir folle.Ľ ęEn arrivant ŗ SiguenÁa, le commandant alla rendre compte de sa commission au corrťgidor, qui sur-le-champ interrogea Julio et la duŤgne, et les envoya dans les prisons de cette ville, oý ils sont encore. Ce juge reÁut aussi la dťposition de Lizana, qui prit ensuite congť de lui pour se retirer chez son pŤre, oý il fit succťder la joie ŗ la tristesse et ŗ l'inquiťtude. Pour dona Emerenciana, le corrťgidor eut soin de la faire conduire ŗ Madrid, oý elle avait un oncle du cŰtť maternel. Ce bon parent, qui ne demandait pas mieux que d'avoir l'administration du bien de sa niŤce, fut nommť son tuteur. Comme il ne pouvait honnÍtement se dispenser de paraÓtre avoir envie qu'elle guťrÓt, il eut recours aux plus fameux mťdecins: mais il n'eut pas sujet de s'en repentir; car, aprŤs y avoir perdu leur latin, ils dťclarŤrent le mal incurable. Sur cette dťcision, le tuteur n'a pas manquť de faire enfermer ici la pupille, qui, suivant les apparences, y demeurera le reste de ses jours. --La triste destinťe! s'ťcria don Clťofas; j'en suis vťritablement touchť; dona Emerenciana mťritait d'Ítre plus heureuse. Et don Kimen, ajouta-t-il, qu'est-il devenu? Je suis curieux de savoir quel parti il a pris.--Un fort raisonnable, rťpartit Asmodťe: quand il a vu que le mal ťtait sans remŤde, il est allť dans la nouvelle Espagne; il espŤre qu'en voyageant il perdra peu ŗ peu le souvenir d'une dame que sa raison et son repos veulent qu'il oublie..... Mais, poursuivit le diable, aprŤs vous avoir montrť les fous qui sont enfermťs, il faut que je vous en fasse voir qui mťriteraient de l'Ítre.Ľ CHAPITRE X _Dont la matiŤre est inťpuisable._ Regardons du cŰtť de la ville, et ŗ mesure que je dťcouvrirai des sujets dignes d'Ítre mis au nombre de ceux qui sont ici, je vous en dirai le caractŤre. J'en vois dťjŗ un que je ne veux pas laisser ťchapper: c'est un nouveau mariť. Il y a huit jours que, sur le rapport qu'on lui fit des coquetteries d'une aventuriŤre qu'il aimait, il alla chez elle plein de fureur, brisa une partie de ses meubles, jeta les autres par les fenÍtres, et le lendemain il l'ťpousa.--Un homme de la sorte, dit Zambullo, mťrite assurťment la premiŤre place vacante dans cette maison. --Il a un voisin, reprit le boiteux, que je ne trouve pas plus sage que lui: c'est un garÁon de quarante-cinq ans qui a de quoi vivre, et qui veut se mettre au service d'un grand. ęJ'aperÁois la veuve d'un jurisconsulte: la bonne dame a douze lustres accomplis; son mari vient de mourir; elle veut se retirer dans un couvent, afin, dit-elle, que sa rťputation soit ŗ l'abri de la mťdisance. ęJe dťcouvre aussi deux pucelles, ou, pour mieux dire, deux filles de cinquante ans: elles font des voeux au ciel pour qu'il ait la bontť d'appeler leur pŤre, qui les tient enfermťes comme des mineures: elles espŤrent qu'aprŤs sa mort elles trouveront de jolis hommes qui les ťpouseront par inclination.--Pourquoi non, dit l'ťcolier? Il y a des hommes d'un goŻt si bizarre!--J'en demeure d'accord, rťpondit Asmodťe: elles peuvent trouver des ťpouseurs, mais elles ne doivent pas s'en flatter: c'est en cela que consiste leur folie. ęIl n'y a point de pays oý les femmes se rendent justice sur leur ‚ge. Il y a un mois qu'ŗ Paris une fille de quarante-huit ans et une femme de soixante-neuf allŤrent en tťmoignage chez un commissaire pour une veuve de leurs amies dont on attaquait la vertu. Le commissaire interrogea d'abord la femme mariťe, et lui demanda son ‚ge, quoiqu'elle eŻt son extrait baptistaire ťcrit sur son front, elle ne laissa pas de dire hardiment qu'elle n'avait que quarante ans. AprŤs qu'il l'eut interrogťe, il s'adressa ŗ la fille: ęEt vous, Mademoiselle, lui dit-il, quel ‚ge avez-vous?--Passons aux autres questions, Monsieur le commissaire, lui rťpondit-elle; on ne doit point nous demander cela.--Vous n'y pensez pas, reprit-il; ignorez-vous qu'en justice...--Oh! il n'y a justice qui tienne, interrompit brusquement la fille; eh! qu'importe ŗ la justice de savoir quel ‚ge j'ai? ce ne sont pas ses affaires.--Mais je ne puis recevoir, dit-il, votre dťposition, si votre ‚ge n'y est pas; c'est une circonstance requise.--Si cela est absolument nťcessaire, rťpliqua-t-elle, regardez-moi donc avec attention, et mettez mon ‚ge en conscience.Ľ ęLe commissaire la considťra, et fut assez poli pour ne marquer que vingt-huit ans. Il lui demanda ensuite si elle connaissait la veuve depuis longtemps. ęAvant son mariage, rťpondit-elle.--J'ai donc mal cotť votre ‚ge, reprit-il; car je ne vous ai donnť que vingt-huit ans, et il y en a vingt-neuf que la veuve est mariťe.--Hť bien! s'ťcria la fille, ťcrivez donc que j'en ai trente: j'ai pu ŗ un an connaÓtre la veuve.--Cela ne serait pas rťgulier, rťpliquait-il; ajoutons-en une douzaine.--Non pas, s'il vous plaÓt, dit-elle; tout ce que je puis faire pour contenter la justice, c'est d'y mettre encore une annťe; mais je n'y mettrais pas un mois avec, quand il s'agirait de mon honneur.Ľ ęLorsque les deux dťposantes furent sorties de chez le commissaire, la femme dit ŗ la fille: ęAdmirez, je vous prie, ce nigaud qui nous croit assez sottes pour lui aller dire notre ‚ge au juste: c'est bien assez vraiment qu'il soit marquť sur les registres de nos paroisses, sans qu'il l'ťcrive encore sur ses papiers, afin que tout le monde en soit instruit. Ne serait-il pas bien gracieux pour nous d'entendre lire en plein barreau: _Madame Richard, ‚gťe de soixante et tant d'annťes; et Mademoiselle Perinelle, ‚gťe de quarante-cinq ans, dťposent telles et telles choses_? Pour moi, je me moque de cela; j'ai supprimť vingt annťes ŗ bon compte: vous avez fort bien fait d'en user de mÍme. ę--Qu'appelez-vous de mÍme? rťpondit la fille d'un ton brusque; je suis votre servante! je n'ai tout au plus que trente-cinq ans.--Hť! ma petite, rťpliqua l'autre d'un air malin, ŗ qui le dites-vous? Je vous ai vue naÓtre: je parle de longtemps. Je me souviens d'avoir vu votre pŤre; lorsqu'il mourut il n'ťtait pas jeune, et il y a prŤs de quarante ans qu'il est mort.--Oh! mon pŤre, mon pŤre, interrompit avec prťcipitation la fille, irritťe de la franchise de la femme, quand mon pŤre ťpousa ma mŤre, il ťtait dťjŗ si vieux qu'il ne pouvait plus faire d'enfants.Ľ ęJe remarque dans une maison, poursuivit l'esprit, deux hommes qui ne sont pas raisonnables: l'un est un enfant de famille qui ne saurait garder d'argent ni s'en passer: il a trouvť un bon moyen d'en avoir toujours. Quand il est en fonds, il achŤte des livres, et dŤs qu'il est ŗ sec, il s'en dťfait pour la moitiť de ce qu'ils lui ont coŻtť. L'autre est un peintre ťtranger qui fait des portraits de femmes: il est habile; il dessine correctement; il peint ŗ merveille et attrape la ressemblance; mais il ne flatte point, et il s'imagine qu'il aura la presse. _Inter stultos referatur._ --Comment donc, dit l'ťcolier, vous parlez latin!--Cela doit-il vous ťtonner? rťpondit le diable. Je parle parfaitement toute sorte de langues: je sais l'hťbreu, le turc, l'arabe et le grec; cependant je n'en ai pas l'esprit plus orgueilleux ni plus pťdantesque: j'ai cet avantage sur vos _ťrudits_. ęVoyez dans ce grand hŰtel, ŗ main gauche, une dame malade, qu'entourent plusieurs femmes qui la veillent: c'est la veuve d'un riche et fameux architecte, une femme entÍtťe de noblesse. Elle vient de faire son testament: elle a des biens immenses qu'elle donne ŗ des personnes de la premiŤre qualitť qui ne la connaissent seulement pas: elle leur fait des legs ŗ cause de leurs grands noms. On lui a demandť si elle ne voulait rien laisser ŗ un certain homme qui lui a rendu des services considťrables: ęHťlas! non, a-t-elle rťpondu d'un air triste, et j'en suis f‚chťe: je ne suis point assez ingrate pour refuser d'avouer que je lui ai beaucoup d'obligation; mais il est roturier: son nom dťshonorerait mon testament.Ľ --Seigneur Asmodťe, interrompit Lťandro, apprenez-moi, de gr‚ce, si ce vieillard que je vois occupť ŗ lire dans un cabinet ne serait point par hasard un homme ŗ mťriter d'Ítre ici!--Il le mťriterait sans doute, rťpondit le dťmon: ce personnage est un vieux licenciť qui lit une ťpreuve d'un livre qu'il a sous la presse.--C'est apparemment quelque ouvrage de morale ou de thťologie, dit don Clťofas.--Non, rťpartit le boiteux, ce sont des poťsies gaillardes qu'il a composťes dans sa jeunesse: au lieu de les brŻler, ou du moins de les laisser pťrir avec lui, il les fait imprimer de son vivant, de peur qu'aprŤs sa mort ses hťritiers ne soient tentťs de les mettre au jour, et que, par respect pour son caractŤre, ils n'en Űtent tout le sel et l'agrťment. ęJ'aurais tort d'oublier une petite femme qui demeure chez ce licenciť: elle est si persuadťe qu'elle plaÓt aux hommes, qu'elle met tous ceux qui lui parlent au nombre de ses amants. Mais venons ŗ un riche chanoine que je vois ŗ deux pas de lŗ; il a une folie fort singuliŤre: s'il vit frugalement, ce n'est ni par mortification, ni par sobriťtť: s'il se passe d'ťquipage, ce n'est point par avarice.--Hť! pourquoi donc mťnage-t-il son revenu?--C'est pour amasser de l'argent.--Qu'en veut-il faire? des aumŰnes?--Non: il achŤte des tableaux, des meubles prťcieux, des bijoux. Et vous croyez que c'est pour en jouir pendant sa vie? Vous vous trompez: c'est uniquement pour en parer son inventaire. --Ce que vous dites est outrť, interrompit Zambullo: y a-t-il au monde un homme de ce caractŤre-lŗ?--Oui, vous dis-je, reprit le diable, il a cette manie: il se fait un plaisir de penser qu'on admirera son inventaire. A-t-il achetť, par exemple, un beau bureau? Il le fait empaqueter proprement et serrer dans un garde-meuble, afin qu'il paraisse tout neuf aux yeux des fripiers qui viendront le marchander aprŤs sa mort. ęPassons ŗ un de ses voisins que vous ne trouverez pas moins fou: c'est un vieux garÁon venu depuis peu des Óles Philippines ŗ Madrid, avec une riche succession que son pŤre, qui ťtait auditeur de l'audience de Madrid, lui a laissťe. Sa conduite est assez extraordinaire: on le voit toute la journťe dans les antichambres du roi et du premier ministre. Ne le prenez pas pour un ambitieux qui brigue quelque charge importante: il n'en souhaite aucune et ne demande rien. Hť quoi! me direz-vous, il n'irait dans cet endroit-lŗ simplement que pour faire sa cour? Encore moins: il ne parle jamais au ministre; il n'en est pas mÍme connu, et ne se soucie nullement de l'Ítre.--Quel est donc son but?--Le voici: il voudrait persuader qu'il a du crťdit. --Le plaisant original! s'ťcria l'ťcolier en ťclatant de rire; c'est se donner bien de la peine pour peu de chose; vous avez raison de le mettre au rang des fous ŗ enfermer.--Oh! reprit Asmodťe, je vais vous en montrer beaucoup d'autres qu'il ne serait pas juste de croire plus sensťs. Considťrez dans cette grande maison, oý vous apercevez tant de bougies allumťes, trois hommes et deux femmes autour d'une table: ils ont soupť ensemble, et jouent prťsentement aux cartes pour achever de passer la nuit, aprŤs quoi ils se sťpareront. Telle est la vie que mŤnent ces dames et ces cavaliers: ils s'assemblent rťguliŤrement tous les soirs et se quittent au lever de l'aurore, pour aller dormir jusqu'ŗ ce que les tťnŤbres reviennent chasser le jour: ils ont renoncť ŗ la vue du soleil et des beautťs de la nature. Ne dirait-on pas, ŗ les voir ainsi environnťs de flambeaux, que ce sont des morts qui attendent qu'on leur rende les derniers devoirs?--Il n'est pas besoin d'enfermer ces fous-lŗ, dit don Clťofas, ils le sont dťjŗ. --Je vois dans les bras du sommeil, reprit le boiteux, un homme que j'aime et qui m'affectionne aussi beaucoup, un sujet pťtri d'une p‚te de ma faÁon: c'est un vieux bachelier qui idol‚tre le beau sexe. Vous ne sauriez lui parler d'une jolie dame, sans remarquer qu'il vous ťcoute avec un extrÍme plaisir: si vous lui dites qu'elle a une petite bouche, des lŤvres vermeilles, des dents d'ivoire, un teint d'alb‚tre; en un mot, si vous la lui peignez en dťtail, il soupire ŗ chaque trait, il tourne les yeux, il lui prend des ťlans de voluptť. Il y a deux jours qu'en passant dans la rue d'Alcala, devant la boutique d'un cordonnier de femmes, il s'arrÍta tout court pour regarder une petite pantoufle qu'il y aperÁut: aprŤs l'avoir considťrťe avec plus d'attention qu'elle n'en mťritait, il dit d'un air p‚mť ŗ un cavalier qui l'accompagnait: ęAh! mon ami, voilŗ une pantoufle qui m'enchante l'imagination! Que le pied pour lequel on l'a faite doit Ítre mignon! je prends trop de plaisir ŗ la voir; ťloignons-nous promptement: il y a du pťril ŗ passer par ici.Ľ --Il faut marquer de noir ce bachelier-lŗ, dit Lťandro Perez.--C'est juger sainement de lui, reprit le diable, et l'on ne doit pas non plus marquer de blanc son plus proche voisin, un original d'auditeur qui, parce qu'il a un ťquipage, rougit de honte quand il est obligť de se servir d'un carrosse de louage. Faisons une accolade de cet auditeur avec un licenciť de ses parents qui possŤde une dignitť d'un grand revenu dans une ťglise de Madrid, et qui va presque toujours en carrosse de louage, pour en mťnager deux fort propres et quatre belles mules qu'il a chez lui. ęJe dťcouvre dans le voisinage de l'auditeur et du bachelier un homme ŗ qui l'on ne peut sans injustice refuser une place parmi les fous. C'est un cavalier de soixante ans qui fait l'amour ŗ une jeune femme: il la voit tous les jours, et croit lui plaire en l'entretenant des bonnes fortunes qu'il a eues dans ses beaux jours: il veut qu'elle lui tienne compte d'avoir autrefois ťtť aimable. ęMettons avec ce vieillard un autre qui repose ŗ dix pas de nous, un comte franÁais qui est venu ŗ Madrid pour voir la cour d'Espagne: ce vieux seigneur est dans son quatorziŤme lustre; il a brillť dans ses belles annťes ŗ la cour de son roi: tout le monde y admirait jadis sa taille, son air galant, et l'on ťtait surtout charmť du goŻt qu'il y avait dans la maniŤre dont il s'habillait. Il a conservť tous ses habits, et il les porte depuis cinquante ans, en dťpit de la mode qui change tous les jours dans son pays; mais ce qu'il y a de plus plaisant, c'est qu'il s'imagine avoir encore aujourd'hui les mÍmes gr‚ces qu'on lui trouvait dans sa jeunesse. --Il n'y a point ŗ hťsiter, dit don Clťofas; plaÁons ce seigneur franÁais parmi les personnes qui sont dignes d'Ítre pensionnaires dans _la casa de los locos_.--J'y retiens une loge, reprit le dťmon, pour une dame qui demeure dans un grenier ŗ cŰtť de l'hŰtel du comte: c'est une vieille veuve qui, par un excŤs de tendresse pour ses enfants, a eu la bontť de leur faire une donation de tous ses biens, moyennant une petite pension alimentaire que lesdits enfants sont obligťs de lui faire, et que, par reconnaissance, ils ont grand soin de ne lui pas payer. ęJ'y veux envoyer aussi un vieux garÁon de bonne famille, lequel n'a pas plus tŰt un ducat qu'il le dťpense, et qui, ne pouvant se passer d'espŤces, est capable de tout faire pour en avoir. Il y a quinze jours que sa blanchisseuse, ŗ qui il devait trente pistoles, vint les lui demander, en disant qu'elle en avait besoin pour se marier ŗ un valet de chambre qui la recherchait. ęTu as donc d'autre argent? lui dit-il; car oý diable est le valet de chambre qui voudra devenir ton mari pour trente pistoles?--Hť! mais, rťpondit-elle, j'ai encore, outre cela, deux cents ducats.--Deux cents ducats! rťpliqua-t-il avec ťmotion; malpeste! Tu n'as qu'ŗ me les donner ŗ moi: je t'ťpouse, et nous voilŗ quitte ŗ quitte.Ľ Il fut pris au mot, et sa blanchisseuse est devenue sa femme. ęRetenons trois places pour ces trois personnes qui reviennent de souper en ville, et qui rentrent dans cet hŰtel ŗ main droite, oý elles font leur rťsidence. L'un est un comte qui se pique d'aimer les belles-lettres; l'autre est son frŤre le licenciť, et le troisiŤme un bel esprit attachť ŗ eux. Ils ne se quittent presque point: ils vont tous trois ensemble partout en visite. Le comte n'a soin que de se louer; son frŤre le loue et se loue aussi lui-mÍme; mais le bel esprit est chargť de trois soins: de les louer tous deux, et de mÍler ses louanges avec les leurs. ęEncore deux places, l'une pour un vieux bourgeois fleuriste qui, n'ayant pas de quoi vivre, veut entretenir un jardinier et une jardiniŤre, pour avoir soin d'une douzaine de fleurs qu'il a dans son jardin. L'autre pour un histrion qui, plaignant les dťsagrťments attachťs ŗ la vie comique, disait l'autre jour ŗ quelques-uns de ses camarades: ęMa foi, mes amis, je suis bien dťgoŻtť de la profession: oui, j'aimerais mieux n'Ítre qu'un petit gentilhomme de campagne de mille ducats de rente.Ľ ęDe quelque cŰtť que je tourne la vue, continua l'esprit, je ne dťcouvre que des cerveaux malades. J'aperÁois un chevalier de Calatrava, qui est si fier et si vain d'avoir des entretiens secrets avec la fille d'un grand, qu'il se croit de niveau avec les premiŤres personnes de la cour. Il ressemble ŗ Villius, qui s'imaginait Ítre gendre de Scylla parce qu'il ťtait bien avec la fille de ce dictateur: cette comparaison est d'autant plus juste, que ce chevalier a, comme le romain, un Longazenus, c'est-ŗ-dire un rival de nťant, qui est encore plus favorisť que lui. ęOn dirait que les mÍmes hommes renaissent de temps en temps sous de nouveaux traits. Je reconnais dans ce commis le ministre Bollanus, qui ne gardait de mesures avec personne, et qui rompait en visiŤre ŗ tous ceux dont l'abord lui ťtait dťsagrťable. Je revois dans ce vieux prťsident Fufidius, qui prÍtait son argent ŗ cinq pour cent par mois; et Marsoeus, qui donna sa maison paternelle ŗ la comťdienne Origo, revit dans ce garÁon de famille, qui mange avec une femme de thť‚tre une maison de campagne qu'il a prŤs de l'Escurial.Ľ Asmodťe allait poursuivre; mais comme il entendit tout ŗ coup accorder des instruments de musique, il s'arrÍta, et dit ŗ don Clťofas: ęIl y a au bout de cette rue des musiciens qui vont donner une sťrťnade ŗ la fille d'un alcalde de corte: si vous voulez voir cette fÍte de prŤs, vous n'avez qu'ŗ parler.--J'aime fort ces sortes de concerts, rťpondit Zambullo; approchons-nous de ces symphonistes: peut-Ítre y a-t-il des voix parmi eux.Ľ Il n'eut pas achevť ces mots, qu'il se trouva sur une maison voisine de l'alcalde. Les joueurs d'instruments jouŤrent d'abord quelques airs italiens, aprŤs quoi deux chanteurs chantŤrent alternativement les couplets suivants. 1er COUPLET. Si de tu hermosura quieres Una copia con mil gracias, Escucha, porque pretendo El pintar la. (_Si vous voulez une copie de vos gr‚ces et de votre beautť, ťcoutez-moi, car je prťtends en faire le portrait._) 2e COUPLET. Es tu frente toda nieve Y el alabastro batallas OfreciÚ al Amor, haziendo En ella vaya. (_Votre visage tout de neige et d'alb‚tre a fait des dťfis ŗ l'amour qui se moquait de lui._) 3e COUPLET. Amor labrÚ de tus cejas Dos arcos para su aljava, Y debaxo ha descubierto Quien le mata. (_L'amour a fait de vos sourcils deux arcs pour son carquois; mais il a dťcouvert dessous qui le tue_.) 4e COUPLET. Eres dueŮa de el lugar, Vandolera de las almas, Iman de les alvedrios, Linda alhaja. (_Vous Ítes souveraine de ce sťjour, la voleuse des coeurs, l'aimant des dťsirs, un joli bijou._) 5e COUPLET. Un rasgo de tu hermosura Quisiera yo retratar la. Que es estrella, es cielo, es sol: No, es sino el alva. (_Je voudrais d'un seul trait peindre votre beautť: c'est une ťtoile, un ciel, un soleil: non, ce n'est qu'une aurore._) ęLes couplets sont galants et dťlicats, s'ťcria l'ťcolier.--Ils vous semblent tels, dit le dťmon, parce que vous Ítes Espagnol; s'ils ťtaient traduits en franÁais, par exemple, ils ne jetteraient pas un trop beau coton: les lecteurs de cette nation n'en approuveraient pas les expressions figurťes, et y trouveraient une bizarrerie d'imagination qui les ferait rire. Chaque peuple est entÍtť de son goŻt et de son gťnie. Mais laissons lŗ ces couplets, continua-t-il; vous allez entendre une autre musique. ęSuivez de l'oeil ces quatre hommes qui paraissent subitement dans la rue: les voici qui viennent fondre sur les symphonistes. Ceux-ci se font des boucliers de leurs instruments, lesquels, ne pouvant rťsister ŗ la force des coups, volent en ťclats. Voyez arriver ŗ leur secours deux cavaliers, dont l'un est le patron de la sťrťnade. Avec quelle furie ils chargent les agresseurs! Mais ces derniers, qui les ťgalent en adresse et en valeur, les reÁoivent de bonne gr‚ce. Quel feu sort de leurs ťpťes! Remarquez qu'un dťfenseur de la symphonie tombe; c'est celui qui a donnť le concert: il est mortellement blessť. Son compagnon, qui s'en aperÁoit, prend la fuite: les agresseurs de leur cŰtť se sauvent, et tous les musiciens disparaissent: il ne reste sur la place que l'infortunť cavalier dont la mort est le prix de la sťrťnade. Considťrez en mÍme temps la fille de l'alcalde: elle est ŗ sa jalousie, d'oý elle a observť tout ce qui vient de se passer; cette dame est si fiŤre et si vaine de sa beautť, quoiqu'assez commune, qu'au lieu d'en dťplorer les effets funestes, la cruelle s'en applaudit et s'en croit plus aimable. ęCe n'est pas tout, ajouta-t-il: regardez un autre cavalier qui s'arrÍte dans la rue auprŤs de celui qui est noyť dans son sang, pour le secourir, s'il est possible; mais pendant qu'il s'occupe d'un soin si charitable, prenez garde qu'il est surpris par la ronde qui survient: la voilŗ qui le mŤne en prison, oý il demeurera longtemps, et il ne lui en coŻtera guŤre moins que s'il ťtait le meurtrier du mort. --Que de malheurs il arrive cette nuit! dit Zambullo.--Celui-ci, reprit le diable, ne sera pas le dernier. Si vous ťtiez prťsentement ŗ la porte du Soleil, vous seriez effrayť d'un spectacle qui s'y prťpare. Par la nťgligence d'un domestique, le feu est dans un hŰtel, oý il a dťjŗ rťduit en cendres beaucoup de meubles prťcieux; mais, quelques riches effets qu'il puisse consumer, don PŤdre de Escolano, ŗ qui appartient cet hŰtel malheureux, n'en regrettera point la perte s'il peut sauver Sťraphine, sa fille unique, qui se trouve en danger de pťrir.Ľ Don Clťofas souhaita de voir cet incendie, et le boiteux le transporta, dans l'instant mÍme, ŗ la porte du Soleil, sur une grande maison qui faisait face ŗ celle oý ťtait le feu. CHAPITRE XI _De l'incendie, et de ce que fit Asmodťe en cette occasion par amitiť pour don Clťofas._ Ils entendirent d'abord les voix confuses de plusieurs personnes, dont les unes criaient _au feu_, et les autres demandaient de l'eau. Ils remarquŤrent, peu de temps aprŤs, qu'un grand escalier par oý l'on montait aux principaux appartements de l'hŰtel de don PŤdre ťtait tout enflammť: ils virent ensuite sortir par les fenÍtres des tourbillons de flamme et de fumťe. ęL'incendie est dans sa fureur, dit le dťmon; dťjŗ le feu, parvenu jusqu'au toit, commence ŗ s'y faire un passage et remplit l'air d'ťtincelles. L'embrasement devient tel, que le peuple qui accourt de toutes parts pour l'ťteindre ne peut s'occuper qu'ŗ le regarder. DťmÍlez dans la foule des spectateurs un vieillard en robe de chambre: c'est le seigneur de Escolano. Entendez-vous ses cris et ses lamentations? Il s'adresse aux hommes qui l'environnent, et les conjure d'aller dťlivrer sa fille; mais il a beau leur promettre une grosse rťcompense, aucun ne veut exposer sa vie pour cette dame, qui n'a que seize ans, et dont la beautť est incomparable. Voyant qu'il implore en vain leur assistance, il s'arrache les cheveux et la moustache; il se frappe la poitrine; l'excŤs de sa douleur lui fait faire des actions insensťes. D'un autre cŰtť, Sťraphine, abandonnťe de ses femmes, s'est ťvanouie de frayeur dans son appartement, oý bientŰt une ťpaisse fumťe va l'ťtouffer: aucun mortel ne peut la secourir. --Ah! seigneur Asmodťe, s'ťcria Lťandro Perez entraÓnť par les mouvements d'une gťnťreuse compassion, cťdez ŗ la pitiť dont je me sens saisir, et ne rejetez pas la priŤre que je vous fais de sauver cette jeune dame de la mort prochaine qui la menace: c'est ce que je vous demande pour prix du service que je vous ai rendu. Ne vous opposez point, comme tantŰt, ŗ mon envie; j'en aurais un chagrin mortel.Ľ Le diable sourit en entendant parler ainsi l'ťcolier. ęSeigneur Zambullo, lui dit-il, vous avez toutes les qualitťs d'un bon chevalier errant: vous Ítes courageux, compatissant aux peines d'autrui, et trŤs-prompt au service des jeunes damoiselles. Ne seriez-vous pas homme ŗ vous jeter au milieu des flammes, comme un Amadis, pour aller dťlivrer Sťraphine et la rendre saine et sauve ŗ son pŤre?--PlŻt au ciel! rťpondit don Clťofas, que la chose fŻt possible! je l'entreprendrais sans balancer.--Votre mort, reprit le boiteux, serait tout le salaire d'un si bel exploit. Je vous l'ai dťjŗ dit, la valeur humaine ne peut rien dans cette occasion, et il faut bien que je m'en mÍle pour vous contenter: regardez de quelle faÁon je vais m'y prendre: observez d'ici toutes mes opťrations.Ľ Il n'eut pas sitŰt dit ces paroles, qu'empruntant la figure de Lťandro Perez, au grand ťtonnement de cet ťcolier, il se glissa parmi le peuple, traversa la presse, et se lanÁa dans le feu comme dans son ťlťment, ŗ la vue des spectateurs, qui furent effrayťs de cette action, et qui la bl‚mŤrent par un cri gťnťral. ęQuel extravagant! disait l'un; comment l'intťrÍt a-t-il pu l'aveugler jusque-lŗ? S'il n'ťtait pas entiŤrement fou, la rťcompense promise ne l'aurait nullement tentť.--Il faut, disait l'autre, que ce jeune tťmťraire soit un amant de la fille de don PŤdre, et que, dans la douleur qui le possŤde, il ait rťsolu de sauver sa maÓtresse ou de se perdre avec elle.Ľ Enfin, ils comptaient tous qu'il aurait le sort d'Empťdocle[11], lorsqu'une minute aprŤs ils le virent sortir des flammes avec Sťraphine entre ses bras. L'air retentit d'acclamations; le peuple donna mille louanges au brave cavalier qui avait fait un si beau coup. Quand la tťmťritť est heureuse, elle ne trouve plus de censeurs, et ce prodige parut ŗ la nation un effet trŤs-naturel du courage espagnol. [Note 11: PoŽte et philosophe sicilien, qui se jeta dans les flammes du Mont-Etna.] Comme la dame ťtait encore ťvanouie, son pŤre n'osa se livrer ŗ la joie: il craignait qu'aprŤs avoir ťtť si heureusement dťlivrťe du feu, elle ne mourŻt ŗ ses yeux de l'impression terrible qu'avait dŻ faire en son cerveau le pťril qu'elle avait couru; mais il fut bientŰt rassurť: elle revint de son ťvanouissement par les soins qu'on prit de le dissiper. Elle envisagea le vieillard, et lui dit d'un air tendre: ęSeigneur, je serais plus affligťe que rťjouie de voir mes jours conservťs, si les vŰtres ne l'ťtaient pas.--Ah, ma fille! lui rťpondit-il en l'embrassant, puisque je ne vous ai pas perdue, je suis consolť de tout le reste. Remercions, poursuivit-il en lui prťsentant le faux don Clťofas, remercions tous deux ce jeune cavalier; c'est votre libťrateur; c'est ŗ lui que vous devez la vie: nous ne pouvons lui tťmoigner assez de reconnaissance, et la somme que j'ai promise ne saurait nous acquitter envers lui.Ľ Le diable prit alors la parole, et dit ŗ don PŤdre d'un air poli: ęSeigneur, la rťcompense que vous avez proposťe n'a aucune part au service que j'ai eu le bonheur de vous rendre: je suis noble et Castillan; le plaisir d'avoir essuyť vos larmes, et arrachť aux flammes l'objet charmant qu'elles allaient consumer, est un salaire qui me suffit.Ľ Le dťsintťressement et la gťnťrositť du libťrateur firent concevoir pour lui une estime infinie au seigneur de Escolano, qui le pria de le venir voir, et lui demanda son amitiť, en lui offrant la sienne. AprŤs bien des compliments de part et d'autre, le pŤre et la fille se retirŤrent dans un corps de logis qui ťtait au bout du jardin; ensuite le dťmon rejoignit l'ťcolier, qui, le voyant revenir sous sa premiŤre forme, lui dit: ęSeigneur diable, mes yeux m'auraient-ils trompť? N'ťtiez-vous pas tout ŗ l'heure sous ma figure?--Pardonnez-moi, rťpondit le boiteux, et je vais vous apprendre le motif de cette mťtamorphose. J'ai formť un grand dessein: je prťtends vous faire ťpouser Sťraphine; je lui ai dťjŗ inspirť, sous vos traits, une passion violente pour votre seigneurie. Don PŤdre est aussi trŤs-satisfait de vous, parce que je lui ai dit fort poliment qu'en dťlivrant sa fille je n'avais eu en vue que de leur faire plaisir ŗ l'un et ŗ l'autre, et que l'honneur d'avoir heureusement mis ŗ fin une si pťrilleuse aventure ťtait une assez belle rťcompense pour un gentilhomme espagnol. Le bonhomme a l'‚me noble: il ne voudra pas demeurer en reste de gťnťrositť, et je vous dirai qu'en ce moment il dťlibŤre en lui-mÍme s'il vous fera son gendre, pour mesurer sa reconnaissance au service qu'il s'imagine que vous lui avez rendu. ęEn attendant qu'il s'y dťtermine, ajouta le boiteux, gagnons un endroit plus favorable que celui-ci pour continuer nos observations.Ľ A ces mots, il emporta l'ťcolier sur une haute ťglise remplie de mausolťes. CHAPITRE XII _Des tombeaux, des ombres et de la Mort._ Avant que nous poursuivions l'examen des vivants, dit le dťmon, troublons pour quelques moments le repos des morts de cette ťglise; parcourons tous ces tombeaux, dťvoilons ce qu'ils recŤlent; voyons ce qui les a fait ťlever. ęLe premier de ceux qui sont ŗ main droite contient les tristes restes d'un officier gťnťral qui, comme un autre Agamemnon, trouva au retour de la guerre un Egiste dans sa maison. Il y a dans le second un jeune cavalier de noble race, qui, voulant montrer son adresse et sa vigueur ŗ sa dame un jour de combat de taureaux, fut cruellement occis par un de ces animaux-lŗ. Et dans le troisiŤme gÓt un vieux prťlat sorti de ce monde assez brusquement, pour avoir fait son testament en pleine santť et l'avoir lu ŗ ses domestiques, ŗ qui, comme un bon maÓtre, il lťguait quelque chose. Son cuisinier fut impatient de recevoir son legs. ęIl repose dans le quatriŤme mausolťe un courtisan qui ne s'est jamais fatiguť qu'ŗ faire sa cour; on le vit, pendant soixante ans, tous les jours au lever, au dÓner, au souper et au coucher du roi, qui le combla de bienfaits pour rťcompenser son assiduitť.--Au reste, dit don Clťofas, ce courtisan ťtait-il homme ŗ rendre service?--A personne, rťpondit le diable: il promettait volontiers de faire plaisir; mais il ne tenait jamais ses promesses.--Le misťrable! rťpliqua Lťandro: si l'on voulait retrancher de la sociťtť civile les hommes qui y sont de trop, il faudrait commencer par les courtisans de ce caractŤre-lŗ. --Le cinquiŤme tombeau, reprit Asmodťe, renferme la dťpouille mortelle d'un seigneur zťlť pour la nation espagnole, et jaloux de la gloire de son maÓtre: il fut toute sa vie ambassadeur ŗ Rome ou en France, en Angleterre ou en Portugal; il se ruina si bien dans ses ambassades, qu'il n'avait pas de quoi se faire enterrer quand il mourut; mais le roi en fit la dťpense pour reconnaÓtre ses services. ęPassons aux monuments qui sont de l'autre cŰtť. Le premier est celui d'un gros nťgociant qui laissa de grandes richesses ŗ ses enfants; mais, de peur qu'elles ne leur fissent oublier de qui ils ťtaient sortis, il fit graver sur son tombeau son nom et sa qualitť, ce qui ne plaÓt guŤre aujourd'hui ŗ ses descendants. ęLe mausolťe qui suit, et qui surpasse tous les autres en magnificence, est un morceau que les voyageurs regardent avec admiration.--En effet, dit Zambullo, il me paraÓt admirable: je suis enchantť surtout de ces deux reprťsentations qui sont ŗ genoux; voilŗ des figures bien travaillťes! que le sculpteur qui les a faites ťtait un habile ouvrier! Mais apprenez-moi, de gr‚ce, ce que les personnes qu'elles reprťsentent ont ťtť pendant leur vie.Ľ Le boiteux reprit: ęVous voyez un duc et son ťpouse: ce seigneur ťtait grand sommelier du corps; il remplissait sa charge avec honneur, et sa femme vivait dans une haute dťvotion. Il faut que je vous rapporte un trait de cette bonne duchesse: vous le trouverez un peu gaillard pour une dťvote. Le voici: ęCette dame avait pour directeur, depuis longtemps, un religieux de la Merci, nommť don JťrŰme d'Aguilar, homme de bien et fameux prťdicateur: elle en ťtait trŤs-satisfaite, lorsqu'il parut ŗ Madrid un dominicain qui se mit ŗ prÍcher de faÁon que tout le peuple en fut enchantť. Ce nouvel orateur s'appelait le frŤre Placide: on courait ŗ ses sermons comme ŗ ceux du cardinal Ximenťs, et, sur sa rťputation, la cour, ayant voulu l'entendre, en fut encore plus contente que la ville. ęNotre duchesse se fit d'abord un point d'honneur de tenir bon contre la renommťe, et de rťsister ŗ la curiositť d'aller juger par elle-mÍme de l'ťloquence du frŤre Placide. Elle en usait ainsi pour prouver ŗ son directeur qu'en pťnitente dťlicate et sensible, elle entrait dans les sentiments de dťpit et de jalousie que ce nouveau venu pouvait lui causer. Il n'y eut pourtant pas moyen de s'en dťfendre toujours; le dominicain fit tant de bruit, qu'elle cťda enfin ŗ la tentation de le voir: elle le vit, l'entendit prÍcher, le goŻta, le suivit, et la petite inconstante forma le projet de se mettre sous sa direction. ęIl fallait auparavant se dťbarrasser du religieux de la Merci; cela n'ťtait pas facile: un guide spirituel ne se quitte pas comme un amant; une dťvote ne veut point passer pour volage, ni perdre l'estime d'un directeur qu'elle abandonne. Que fit la duchesse? elle alla trouver don JťrŰme, et lui dit d'un air aussi triste que si elle eŻt ťtť vťritablement affligťe: ęMon pŤre, je suis au dťsespoir: vous me voyez dans un ťtonnement, dans une affliction, dans une perplexitť d'esprit inconcevable.--Qu'avez-vous donc, Madame? rťpondit d'Aguilar.--Le croirez-vous? reprit-elle; mon mari, qui a toujours eu une parfaite confiance en ma vertu, aprŤs m'avoir vue si longtemps sous votre conduite sans faire paraÓtre la moindre inquiťtude sur la mienne, se livre tout ŗ coup ŗ des soupÁons jaloux, et ne veut plus que vous soyez mon directeur. Avez-vous jamais ouÔ parler d'un pareil caprice? j'ai eu beau lui reprocher qu'il offensait avec moi un homme d'une piťtť profonde et dťlivrť de la tyrannie des passions, je n'ai fait qu'augmenter sa dťfiance en prenant votre parti.Ľ ęDon JťrŰme, malgrť tout son esprit, donna dans ce rapport; il est vrai qu'elle le lui avait fait avec des dťmonstrations ŗ tromper toute la terre. Quoique f‚chť de perdre une pťnitente de cette importance, il ne laissa pas de l'exhorter ŗ se conformer aux volontťs de son ťpoux; mais Sa Rťvťrence ouvrit enfin les yeux, et fut au fait lorsqu'elle apprit que cette dame avait choisi le frŤre Placide pour directeur. ęAprŤs ce grand sommelier du corps et son adroite ťpouse, continua le diable, un mausolťe plus modeste recŤle depuis peu de temps le bizarre assemblage d'un doyen du conseil des Indes et de sa jeune femme. Ce doyen, dans sa soixante-troisiŤme annťe, ťpousa une fille de vingt ans; il avait d'un premier lit deux enfants, dont il ťtait prÍt ŗ signer la ruine, lorsqu'une apoplexie l'emporta: sa femme mourut vingt-quatre heures aprŤs lui, de regret qu'il ne fŻt pas mort trois jours plus tard. Nous voici arrivťs au monument de cette ťglise le plus respectable: les Espagnols ont autant de vťnťration pour ce tombeau que les Romains en avaient pour celui de Romulus.--De quel grand personnage renferme-t-il la cendre, dit Lťandro Perez?--D'un premier ministre de la couronne d'Espagne, rťpondit Asmodťe: jamais la monarchie n'en aura peut-Ítre un pareil. Le roi se reposa du soin du gouvernement sur ce grand homme, qui sut si bien s'en acquitter, que le monarque et ses sujets en furent trŤs-contents. L'…tat, sous son ministŤre, fut toujours florissant et les peuples heureux; enfin cet habile ministre eut beaucoup de religion et d'humanitť: cependant, quoiqu'il n'eŻt rien ŗ se reprocher en mourant, la dťlicatesse de son poste ne laissa pas de le faire trembler. ęUn peu au delŗ de ce ministre, si digne d'Ítre regrettť, dťmÍlez dans un coin une table de marbre noir attachťe ŗ un pilier. Voulez-vous que j'ouvre le sťpulcre qui est dessous, pour vous montrer ce qui reste d'une fille bourgeoise qui mourut ŗ la fleur de son ‚ge, et dont la beautť charmait tous les yeux? ce n'est plus que de la poussiŤre; c'ťtait de son vivant une personne si aimable, que son pŤre avait de continuelles alarmes que quelque amant ne la lui enlev‚t, ce qui aurait bien pu arriver si elle eŻt vťcu plus longtemps. Trois cavaliers qui l'idol‚traient furent inconsolables de sa perte, et se donnŤrent la mort pour signaler leur dťsespoir. Leur tragique histoire est gravťe en lettres d'or sur cette table de marbre, avec trois petites figures qui reprťsentent ces trois galants dťsespťrťs: ils sont prÍts ŗ se dťfaire eux-mÍmes; l'un avale un verre de poison; l'autre se perce de son ťpťe, et le troisiŤme se passe au col une ficelle pour se pendre.Ľ Le dťmon, remarquant en cet endroit que l'ťcolier riait de tout son coeur, et trouvait fort plaisant qu'on eŻt ornť de ces trois figures l'ťpitaphe de la bourgeoise, lui dit: ęPuisque cette imagination vous rťjouit, peu s'en faut qu'en cet instant je ne vous transporte sur les bords du Tage, pour vous montrer le monument qu'un auteur dramatique a fait construire dans l'ťglise d'un village auprŤs d'Almaraz, oý il s'ťtait retirť aprŤs avoir menť ŗ Madrid une longue et joyeuse vie. Cet auteur a donnť au thť‚tre un grand nombre de comťdies pleines de gravelures et de gros sel; mais il s'en est repenti avant sa mort, et, pour expier le scandale qu'elles ont causť, il a fait peindre sur son tombeau une espŤce de bŻcher, composť de livres qui reprťsentent quelques-unes de ses piŤces, et l'on voit la pudeur qui tient un flambeau allumť pour y mettre le feu. ęOutre les morts qui sont dans les mausolťes que je viens de vous faire observer, il y en a une infinitť d'autres qui ont ťtť enterrťs ici fort simplement. Je vois errer toutes leurs ombres: elles se promŤnent, passent et repassent sans cesse les unes auprŤs des autres, sans troubler le profond repos qui rŤgne dans ce lieu saint. Elles ne se parlent point; mais je lis dans leur silence toutes leurs pensťes.--Que je suis mortifiť, s'ťcria don Clťofas, de ne pouvoir jouir comme vous du plaisir de les apercevoir!--Je puis encore vous donner ce contentement, lui dit Asmodťe; rien n'est plus facile pour moi.Ľ En mÍme temps ce dťmon lui toucha les yeux, et, par un prestige, lui fit voir un grand nombre de fantŰmes blancs. A l'apparition de ces spectres, Zambullo frťmit. ęComment donc, lui dit le diable, vous frťmissez? Ces ombres vous font-elles peur? Que leur habillement ne vous ťpouvante point; accoutumez-vous-y dŤs ŗ prťsent: vous le porterez ŗ votre tour; c'est l'uniforme des m‚nes; rassurez-vous donc, et ne craignez rien. Pouvez-vous manquer de fermetť dans cette occasion, vous qui avez eu l'assurance de soutenir ma vue? Ces gens-ci ne sont pas si mťchants que moi.Ľ L'ťcolier, ŗ ces paroles, rappelant tout son courage, regarda les fantŰmes assez hardiment. ęConsidťrez attentivement toutes ces ombres, lui dit le boiteux: celles qui ont des mausolťes sont confondues avec celles qui n'ont qu'une misťrable biŤre pour tout monument: la subordination qui les distinguait les unes des autres pendant leur vie ne subsiste plus: le grand sommelier du corps et le premier ministre ne sont pas plus prťsentement que les plus vils citoyens enterrťs dans cette ťglise. La grandeur de ces nobles m‚nes a fini avec leurs jours, comme celle d'un hťros de thť‚tre finit avec la piŤce. --Je fais une remarque, dit Lťandro; je vois une ombre qui se promŤne toute seule, et semble fuir la compagnie des autres.--Dites plutŰt que les autres ťvitent la sienne, rťpondit le dťmon, et vous direz la vťritť: savez-vous bien quelle est cette ombre-lŗ? C'est celle d'un vieux notaire, lequel a eu la vanitť de se faire enterrer dans un cercueil de plomb, ce qui a choquť tous les autres m‚nes bourgeois, dont les cadavres ont ťtť mis en terre ici plus modestement. Ils ne veulent point, pour mortifier son orgueil, que son ombre se mÍle parmi eux. --Je viens de faire encore une observation, reprit don Clťofas: deux ombres, en passant l'une devant l'autre, se sont arrÍtťes un moment pour se regarder, ensuite elles ont continuť leur chemin.--Ce sont, rťpartit le diable, celles de deux amis intimes, dont l'un ťtait peintre et l'autre musicien: ils ťtaient un peu ivrognes, ŗ cela prŤs fort honnÍtes gens. Ils cessŤrent de vivre dans la mÍme annťe: quand leurs m‚nes se rencontrent, frappťs du souvenir de leurs plaisirs, ils se disent par leur triste silence: ęAh! mon ami, nous ne boirons plus!Ľ --Misťricorde! s'ťcria l'ťcolier; qu'est-ce que je vois? Je dťcouvre au bout de cette ťglise deux ombres qui se promŤnent ensemble: qu'elles me semblent mal appareillťes! Leurs tailles et leurs allures sont bien diffťrentes: l'une est d'une hauteur dťmesurťe, et marche fort gravement, au lieu que l'autre est petite et a l'air ťvaporť.--La grande, reprit le boiteux, est celle d'un Allemand qui perdit la vie pour avoir bu dans une dťbauche trois santťs avec du tabac dans son vin; et la petite est celle d'un FranÁais, lequel, suivant l'esprit galant de sa nation, s'avisa, en entrant dans une ťglise, de prťsenter poliment de l'eau bťnite ŗ une jeune dame qui en sortait: dŤs le mÍme jour, pour prix de sa politesse, il fut couchť par terre d'un coup d'escopette. ęDe mon cŰtť, dit Asmodťe, je considŤre trois ombres remarquables que je dťmÍle dans la foule: il faut que je vous apprenne de quelle faÁon elles ont ťtť sťparťes de leur matiŤre. Elles animaient les jolis corps de trois comťdiennes qui faisaient autant de bruit ŗ Madrid, dans leur temps, qu'Origo, Citherio et Arbuscula en ont fait ŗ Rome dans le leur, et qui possťdaient aussi bien qu'elles l'art de divertir les hommes en public et de les ruiner en particulier. Voici quelle fut la fin de ces fameuses comťdiennes espagnoles: l'une creva subitement d'envie au bruit des applaudissements du parterre, au dťbut d'une actrice nouvelle; l'autre trouva dans l'excŤs de la bonne chŤre l'infaillible mort qui le suit; et la troisiŤme, venant de s'ťchauffer sur la scŤne ŗ jouer le rŰle d'une vestale, mourut d'une fausse couche derriŤre le thť‚tre. ęMais laissons en repos toutes ces ombres, poursuivit le dťmon; nous les avons assez examinťes; je veux prťsenter ŗ votre vue un nouveau spectacle qui doit faire sur vous une impression encore plus forte que celui-ci. Je vais, par la mÍme puissance qui vous a fait apercevoir ces m‚nes, vous rendre la Mort visible. Vous allez contempler cette cruelle ennemie du genre humain, laquelle tourne sans cesse autour des hommes sans qu'ils la voient, qui parcourt en un clin d'oeil toutes les parties du monde, et fait dans un mÍme moment sentir son pouvoir aux divers peuples qui les habitent. ęRegardez du cŰtť de l'orient; la voilŗ qui s'offre ŗ vos yeux: une troupe nombreuse d'oiseaux de mauvais augure vole devant elle avec la Terreur, et annonce son passage par des cris funŤbres. Son infatigable main est armťe de la faulx terrible sous laquelle tombent successivement toutes les gťnťrations. Sur une de ses ailes sont peints la guerre, la peste, la famine, le naufrage, l'incendie, avec les autres accidents funestes qui lui fournissent ŗ chaque instant une nouvelle proie, et l'on voit sur l'autre aile de jeunes mťdecins qui se font recevoir docteurs en prťsence de la Mort, qui leur donne le bonnet aprŤs leur avoir fait jurer qu'ils n'exerceront jamais la mťdecine autrement qu'on la pratique aujourd'hui.Ľ Quoique don Clťofas fŻt persuadť qu'il n'y avait aucune rťalitť dans ce qu'il voyait, et que c'ťtait seulement pour lui faire plaisir que le diable lui montrait la Mort sous cette forme, il ne pouvait la considťrer sans frayeur: il se rassura nťanmoins, et dit au dťmon: ęCette figure ťpouvantable ne passera pas seulement par-dessus la ville de Madrid, elle y laissera sans doute des marques de son passage.--Oui, certainement, rťpondit le boiteux: elle ne vient pas ici pour rien; il ne tiendra qu'ŗ vous d'Ítre tťmoin de la besogne qu'elle va faire.--Je vous prends au mot, rťpliqua l'ťcolier: volons sur ses traces; voyons sur quelles familles malheureuses sa fureur tombera. Que de larmes vont couler!--Je n'en doute pas, rťpartit Asmodťe; mais il y en aura bien de commande! La Mort, malgrť l'horreur qui l'accompagne, cause autant de joie que de douleur.Ľ Nos deux spectateurs prirent leur vol, et suivirent la Mort pour l'observer. Elle entra d'abord dans une maison bourgeoise dont le chef ťtait malade ŗ l'extrťmitť: elle le toucha de sa faulx, et il expira au milieu de sa famille, qui forma aussitŰt un concert touchant de plaintes et de lamentations. ęIl n'y a point ici de tricherie, dit le dťmon: la femme et les enfants de ce bourgeois l'aimaient tendrement; d'ailleurs ils avaient besoin de lui pour subsister; leurs pleurs ne sauraient Ítre perfides. ęIl n'en est pas de mÍme de ce qui se passe dans cette autre maison oý vous voyez la Mort qui frappe un vieillard alitť. C'est un conseiller qui a toujours vťcu dans le cťlibat, et fait trŤs-mauvaise chŤre pour amasser des biens considťrables qu'il laisse ŗ trois neveux, qui se sont assemblťs chez lui dŤs qu'ils ont appris qu'il tirait ŗ sa fin. Ils ont fait paraÓtre une extrÍme affliction et fort bien jouť leurs rŰles; mais les voilŗ qui lŤvent le masque et se prťparent ŗ faire des actes d'hťritiers, aprŤs avoir fait des grimaces de parents: ils vont fouiller partout. Qu'ils trouveront d'or et d'argent! Quel plaisir, vient de dire tout ŗ l'heure un de ses hťritiers aux autres, quel plaisir pour des neveux d'avoir de vieux ladres d'oncles qui renoncent aux douceurs de la vie pour les leur procurer!--La belle oraison funŤbre, dit Lťandro Perez!--Oh! ma foi, reprit le diable, la plupart des pŤres qui sont riches et qui vivent longtemps n'en doivent point attendre une autre de leurs propres enfants. --Tandis que ces hťritiers pleins de joie cherchent les trťsors du dťfunt, la Mort vole vers un grand hŰtel oý demeure un jeune seigneur qui a la petite vťrole. Ce seigneur, le plus aimable de la cour, va pťrir au commencement de ses beaux jours, malgrť le fameux mťdecin qui le gouverne, ou peut-Ítre parce qu'il est gouvernť par ce docteur. ęRemarquez avec quelle rapiditť la Mort fait ses opťrations: elle a dťjŗ tranchť la destinťe de ce jeune seigneur, et je la vois prÍte ŗ faire une autre expťdition. Elle s'arrÍte sur un couvent, elle descend dans une cellule, fond sur un bon religieux, et coupe le fil de la vie pťnitente et mortifiťe qu'il mŤne depuis quarante ans. La Mort, toute terrible qu'elle est, ne l'a point ťpouvantť; mais, en rťcompense, elle entre dans un hŰtel qu'elle va remplir d'effroi. Elle s'approche d'un licenciť de condition, nommť depuis peu ŗ l'ťvÍchť d'Albarazin. Ce prťlat n'est occupť que des prťparatifs qu'il fait pour se rendre ŗ son diocŤse avec toute la pompe qui accompagne aujourd'hui les princes de l'…glise. Il ne songe ŗ rien moins qu'ŗ mourir; nťanmoins il va tout ŗ l'heure partir pour l'autre monde, oý il arrivera sans suite, comme le religieux; et je ne sais s'il y sera reÁu aussi favorablement que lui. --O ciel, s'ťcria Zambullo, la Mort va passer par-dessus le palais du roi! Je crains que d'un coup de faulx la barbare ne jette toute l'Espagne dans la consternation.--Vous avez raison de trembler, dit le boiteux, car elle n'a pas plus de considťration pour les rois que pour leurs valets de pied; mais rassurez-vous, ajouta-t-il un moment aprŤs; elle n'en veut point encore au monarque, elle va tomber sur un de ses courtisans, sur un de ces seigneurs dont l'unique occupation est de le suivre et de faire leur cour: ce ne sont pas les hommes de l'…tat les plus difficiles ŗ remplacer. --Mais il me semble, rťpliqua l'ťcolier, que la Mort ne se contente pas d'avoir enlevť ce courtisan: elle fait encore une pause sur le palais, du cŰtť de l'appartement de la reine.--Cela est vrai, rťpartit le diable, et c'est pour faire une trŤs-bonne oeuvre: elle va couper le sifflet ŗ une mauvaise femme qui se plaÓt ŗ semer la division dans la cour de la reine, et qui est tombťe malade de chagrin de voir deux dames qu'elle avait brouillťes se rťconcilier de bonne foi. ęVous allez entendre des cris perÁants, continua le dťmon: la Mort vient d'entrer dans ce bel hŰtel ŗ main gauche: il va s'y passer la plus triste scŤne que l'on puisse voir sur le thť‚tre du monde: arrÍtez vos yeux sur ce dťplorable spectacle.--Effectivement, dit don Clťofas, j'aperÁois une dame qui s'arrache les cheveux et se dťbat entre les bras de ses femmes. Pourquoi paraÓt-elle si affligťe?--Regardez dans l'appartement qui est vis-ŗ-vis de celui-lŗ, rťpondit le diable, vous en dťcouvrirez la cause. Remarquez un homme ťtendu sur un lit magnifique: c'est son mari qui expire: elle est inconsolable. Leur histoire est touchante, et mťriterait d'Ítre ťcrite: il me prend envie de vous la conter. --Vous me ferez plaisir, rťpliqua Lťandro; le pitoyable ne m'attendrit pas moins que le ridicule me rťjouit.--Elle est un peu longue, reprit Asmodťe; mais elle est trop intťressante pour vous ennuyer. D'ailleurs, je vous l'avouerai, tout dťmon que je suis, je me lasse de suivre la Mort: laissons-la chercher de nouvelles victimes.--Je le veux bien, dit Zambullo: je suis plus curieux d'entendre l'histoire dont vous me faites fÍte, que de voir pťrir tous les humains l'un aprŤs l'autre.Ľ Alors le boiteux en commenÁa le rťcit dans ces termes, aprŤs avoir transportť l'ťcolier sur une des plus hautes maison de la rue d'Alcala. FIN DU TOME PREMIER. TABLE DES MATI»RES DU TOME PREMIER. Pages. Prťface. v Chapitre I. Quel diable c'est que le Diable Boiteux. Oý et par quel hasard Don Clťofas Leandro Perez Zambullo fit connaissance avec lui. 1 Chapitre II. Suite de la dťlivrance d'Asmodťe. 11 Chapitre III. Dans quel endroit le Diable Boiteux transporta l'ťcolier, et des premiŤres choses qu'il lui fit voir. 16 Chapitre IV. Histoire des amours du comte de Belflor et de Leonor de Cespedťs. 34 Chapitre V. Suite et conclusion des amours du comte de Belflor. 70 Chapitre VI. Des nouvelles choses que vit Don Cleofas, et de quelle maniŤre il fut vengť de DoŮa Tomasa. 99 Chapitre VII. Des prisonniers. 109 Chapitre VIII. Asmodťe montre ŗ Don Clťofas plusieurs personnes, et lui rťvŤle les actions qu'elles ont faites dans la journťe. 139 Chapitre IX. Des fous enfermťs. 161 Chapitre X. Dont la matiŤre est inťpuisable. 195 Chapitre XI. De l'incendie, et de ce que fit Asmodťe en cette occasion par amitiť pour Don Cleofas. 213 Chapitre XII. Des tombeaux, des ombres et de la Mort. 218 Imp. EugŤne Heutte et Cie, ŗ Saint-Germain. End of Project Gutenberg's Le diable boiteux, tome I, by Alain-Renť Le Sage *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE BOITEUX, TOME I *** ***** This file should be named 35019-8.txt or 35019-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/5/0/1/35019/ Produced by Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Print project.) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

57,463 words • 957h 43m read

— End of Le diable boiteux, tome I —

Book Information

Title
Le diable boiteux, tome I
Author(s)
Le Sage, Alain René
Language
French
Type
Text
Release Date
January 20, 2011
Word Count
57,463 words
Library of Congress Classification
PQ
Bookshelves
FR Littérature, Browsing: Culture/Civilization/Society, Browsing: Literature, Browsing: Fiction
Rights
Public domain in the USA.