Project Gutenberg's Lettres ā une inconnue, Tome Deuxičme, by Prosper Mérimée
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Title: Lettres ā une inconnue, Tome Deuxičme
Précédée d'une étude sur P. Mérimée par H. Taine
Author: Prosper Mérimée
Contributor: Hippolyte Taine
Release Date: January 31, 2018 [EBook #56474]
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES Ā UNE INCONNUE, TOME ***
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LETTRES Ã UNE INCONNUE
par
PROSPER MÃRIMÃE
De l'AcadÃĐmie française
PrÃĐcÃĐdÃĐs d'une ÃĐtude sur MÃĐrimÃĐe
par
H. Taine
Tome DeuxiÃĻme
PARIS
Michel LÃĐvy FrÃĻres, Ãditeurs
3, Rue Auber, 3, Place de L'OpÃĐra
Librarie Nouvelle
Boulevard des Italiens, 15, Au coin de la Rue de Grammont
1874
LETTRES
Ã
UNE INCONNUE
CLXXV
Paris, 8 septembre 1857.
Pendant que vous vous livrez à l'enthousiasme, je tousse et je suis
trÃĻs-malade d'un rhume affreux. J'espÃĻre que cela vous touchera. Je
ne comprends pas que vous restiez trois jours à Lucerne, à moins que
vous n'employiez votre temps à courir sur le lac. Mais il est inutile
de vous donner des conseils qui arriveront trop tard. Le seul que
je vous envoie et dont vous profiterez, j'espÃĻre, c'est de ne pas
oublier vos amis de France dans le beau pays que vous visitez. Il n'y a
absolument personne à Paris, mais cette solitude ne me dÃĐplaÃŪt pas. Je
passe mes soirÃĐes sans trop m'ennuyer, Ã ne rien faire. Si je n'ÃĐtais
rÃĐellement trÃĻs-souffrant, je me plairais beaucoup à ce calme et je
voudrais qu'il durÃĒt toute l'annÃĐe. Vos ÃĐtonnements en voyage doivent
Être trÃĻs-amusants, et je regrette bien de n'en Être pas tÃĐmoin. Si
vous aviez arrangÃĐ vos affaires avec un peu de tactique, nous aurions
pu nous rencontrer en route et faire une excursion ou deux, voir
des chamois ou tout au moins des ÃĐcureuils noirs. Si je n'ÃĐtais pas
si malade qu'il m'est impossible de mettre deux idÃĐes l'une devant
l'autre, je profiterais de votre absence pour travailler. J'ai une
promesse à remplir avec la _Revue des Deux Mondes_, et une _Vie de
BrantÃīme_ Ã faire, oÃđ j'ai une grande quantitÃĐ de choses tÃĐmÃĐraires
à dire. Je m'amuse à en retourner les phrases dans ma tÊte; mais le
courage me manque lorsqu'il s'agit de quitter mon fauteuil pour aller
les ÃĐcrire. Je suis fÃĒchÃĐ que vous n'ayez pas emportÃĐ un volume de
Beyle sur l'Italie, qui vous aurait amusÃĐe en route et appris quelque
chose sur la sociÃĐtÃĐ. Il aimait particuliÃĻrement Milan, parce qu'il y
avait ÃĐtÃĐ amoureux. Je n'y suis jamais allÃĐ, mais je n'ai jamais pu
aimer les Milanais que j'ai rencontrÃĐs, qui m'ont toujours fait l'effet
de Français de province. Si vous trouviez à Venise un vieux livre latin
quel qu'il soit de l'imprimerie des Aide, grand de marge, qui ne coÃŧte
pas trop cher, achetez-le-moi. Vous le reconnaÃŪtrez aux caractÃĻres
italiques et à la marque, qui est une licorne avec un dauphin qui s'y
tortille. Je pense que vous ne m'ÃĐcrirez guÃĻre ayant si nombreuse
compagnie avec vous. Cependant, vous devriez de temps en temps me
charmer de vos nouvelles et me faire prendre patience: vous savez que
je ne possÃĻde pas votre vertu. Adieu; amusez-vous bien, voyez le plus
de belles choses que vous pourrez, mais ne vous mettez pas en tÊte
le dÃĐsir de tout voir. Il faut se dire: ÂŦJe reviendrai.Âŧ Il vous en
restera toujours assez dans la mÃĐmoire pour vous occuper. Je voudrais
bien aller en gondole avec vous. Adieu encore; surtout soignez-vous et
ne vous fatiguez pas.
CLXXVI
Aix, 6 janvier 1858.
Vous croyez qu'on trouve des troncs d'arbre comme cela en bracelets, et
que les orfÃĻvres comprennent vos comparaisons! J'ai fait acquisition de
quelque chose qui ressemble à un tas de champignons, mais le prix m'a
un peu dÃĐconcertÃĐ. Avez-vous marchandÃĐ Ã GÊnes? J'en doute; autrement,
vous auriez achetÃĐ. Mais m'importe. Vous ne saviez peut-Être pas non
plus que les ouvrages en filigrane payent un droit de onze francs par
hectogramme, ce qui fait qu'en France ils coÃŧtent deux fois plus cher
qu'à GÊnes. Au reste, j'ai pris le parti de ne rien payer à la douane
et de vous laisser le plaisir d'envoyer vous-mÊme l'argent, qui sera
insÃĐrÃĐ au _Moniteur_ comme restitution à l'Ãtat. Il gÃĻle, il neige,
il fait un froid atroce. Je ne sais s'il y aura moyen de passer en
Bourgogne; quoi qu'il en soit, je partirai pour Paris demain soir.
J'espÃĻre que vous me ferez en personne vos fÃĐlicitations pour la
nouvelle annÃĐe.
Adieu; je suis brisÃĐ du voyage et bien attristÃĐ du temps qu'il fait.
J'ai vu à Nice toute sorte de beau monde, entre autres la duchesse de
Sagan, qui est toujours jeune et a l'air aussi fÃĐroce.
CLXXVII
Paris, lundi soir, 29 janvier 1858.
Il y a un siÃĻcle que je ne vous ai vue. Il est vrai qu'il s'est passÃĐ
tant de choses! Je meurs d'envie de savoir votre impression sur tout
cela. Je suis un peu moins enrhumÃĐ et grippÃĐ, et j'attribue à notre
derniÃĻre promenade l'honneur de ma guÃĐrison. C'est quelque chose comme
la lance d'Achille.
Avez-vous lu _le Docteur Antonio_? C'est un roman anglais qui a eu
assez de succÃĻs parmi le beau monde anglais et que j'ai lu à Cannes.
C'est l'Åuvre de M. Orsini. Cela lui vaudra sans doute une nouvelle
ÃĐdition à Londres, et vous voudrez le lire. Au fond, cela n'est pas
fort.
Ãcrivez-moi vite, je vous en prie, car j'ai bien besoin de vous voir
pour oublier toutes les horreurs de ce monde.
CLXXVIII
Londres, _British Museum_, mardi soir, 28 avril 1858.
Le temps passe si vite dans ce pays et les distances sont si grandes,
qu'on n'a pas le temps de faire la moitiÃĐ de ce qu'on veut. Je viens
de promener le duc de Malakoff dans le musÃĐe, et il ne me reste que
quelques minutes pour vous ÃĐcrire. Vous saurez d'abord que j'ai ÃĐtÃĐ
trÃĻs-souffrant pendant deux jours, effet que produit toujours sur moi
la fumÃĐe de charbon de terre. Mais, aprÃĻs, je me suis trouvÃĐ meilleur
que neuf. Je mange beaucoup, marche beaucoup; seulement, je ne dors
pas mon saoul. Je vais beaucoup dans le monde, ce qui ne m'amuse que
mÃĐdiocrement. La crinoline n'est pas portÃĐe ici au point oÃđ elle est
parvenue chez nous, mais les yeux se gÃĒtent si vite, que j'en suis
choquÃĐ, et il me semble que toutes les femmes sont en chemise. Vous
ne pouvez vous faire une idÃĐe de la beautÃĐ du _British Museum_ un
dimanche, quand il n'y a absolument personne que M. Panizzi et moi.
Cela prend un caractÃĻre de recueillement merveilleux; seulement, on a
peur que toutes les statues ne descendent de leurs piÃĐdestaux et ne
se mettent à danser une grande polka. Je ne trouve pas ici la moindre
animositÃĐ contre nous; tout le monde dit que Bernard[1] a ÃĐtÃĐ jugÃĐ
par des ÃĐpiciers, et qu'il n'est pas extraordinaire qu'un ÃĐpicier ne
perde pas l'occasion de faire endÊver un prince. On a criÃĐ beaucoup de
hourras au marÃĐchal[2] quand il est venu ici.
Adieu, chÃĻre amie.
[1] ImpliquÃĐ dans l'affaire d'Orsini. Le gouvernement français avait
demandÃĐ son extradition, qui ne fut pas accordÃĐe par l'Angleterre.
[2] Le marÃĐchal PÃĐlissier, duc de Malakoff.
CLXXIX
Londres, _British Museum_, 3 mai 1858.
Je crois que je serai à Paris mercredi matin.
Je suis tombÃĐ mercredi dans un assez drÃīle de guÊpier. On m'a invitÃĐ
à un dÃŪner du _Literary fund_, prÃĐsidÃĐ par lord Palmerston, et j'ai
reçu, au moment d'y aller, l'avis de me prÃĐparer à dÃĐbiter un speech,
attendu qu'on associait mon nom à un toast à la littÃĐrature de l'Europe
continentale. Je me suis exÃĐcutÃĐ avec le contentement que vous pouvez
imaginer, et j'ai dit des bÊtises en mauvais anglais, pendant un gros
quart d'heure, Ã une assemblÃĐe de trois cents lettrÃĐs ou soi-disant
tels, plus cent femmes admises à l'honneur de nous voir manger des
poulets durs et de la langue coriace. Je n'ai jamais ÃĐtÃĐ si saoul de
sottise, comme disait M. de Pourceaugnac.
Hier, j'ai reçu la visite d'une dame et de son mari qui m'apportaient
des lettres autographes de l'empereur NapolÃĐon à JosÃĐphine. On voudrait
les vendre. Elles sont fort curieuses, car il n'y est question que
d'amour. Tout cela est trÃĻs-authentique, avec du papier à tÊte et les
timbres de la poste. Ce que je comprends difficilement, c'est que
JosÃĐphine ne les ait pas brÃŧlÃĐes aussitÃīt aprÃĻs les avoir lues. . . . .
. . . . . . .
CLXXX
Paris, 19 mai 1858.
On nous fait mener une ennuyeuse vie au Luxembourg. J'en suis excÃĐdÃĐ.
Je suis ÃĐgalement consternÃĐ du temps qu'il fait. On me dit que cela est
trÃĻs-profitable pour les pois. Je vous fÃĐlicite donc, mais je trouve
qu'il ne devrait pleuvoir que sur les propriÃĐtaires. Je vous ai fort
accusÃĐe de m'avoir pris un livre (c'est ma seule propriÃĐtÃĐ) que j'ai
cherchÃĐ comme une aiguille, et que j'ai enfin dÃĐcouvert ce matin dans
un coin, oÃđ je l'avais fourrÃĐ moi-mÊme pour le mettre en sÃŧretÃĐ. Mais
cela m'a fait faire plus de mauvais sang que le livre ne valait. Je
suis toujours malade depuis mon retour, c'est-Ã -dire que je n'ai ni
faim ni sommeil. Avant que vous partiez pour si longtemps, il me faut
absolument un second portrait. Quant à cela, il ne s'agit que d'une
demi-heure de patience, s'il est besoin de patience quand on sait qu'on
fait du plaisir aux gens. Je suis du voyage de Fontainebleau et ne
reviendrai que le 29.--Je voudrais que nous pussions causer longuement
avant ce dÃĐpart. Il me semble qu'il y a un siÃĻcle que cela ne nous est
arrivÃĐ.
CLXXXI
Palais de Fontainebleau, 20 mai 1858.
. . . . . . . . . . . .
Je suis trÃĻs-contrariÃĐ et à moitiÃĐ empoisonnÃĐ pour avoir pris trop de
laudanum. En outre, j'ai fait des vers pour Sa MajestÃĐ NÃĐerlandaise,
jouÃĐ des charades et _made a fool of myself._ C'est pourquoi je suis
absolument abruti. Que vous dirai-je de la vie que nous menons ici?
Nous prÃŪmes un cerf hier, nous dÃŪnÃĒmes sur l'herbe; l'autre jour, nous
fÃŧmes trempÃĐs de pluie, et je m'enrhumai. Tous les jours, nous mangeons
trop; je suis à moitiÃĐ mort. Le destin ne m'avait pas fait pour Être
courtisan. Je voudrais me promener à pied dans cette belle forÊt avec
vous et causer de choses de fÃĐerie. J'ai tellement mal à la tÊte, que
je n'y vois goutte. Je vais dormir un peu, en attendant l'heure fatale
oÃđ il faudra se mettre sous les armes, c'est-Ã -dire entrer dans un
pantalon collant. . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
CLXXXII
Paris, 14 juin 1858, au soir.
Je viens de trouver votre lettre en revenant de la campagne, de chez
mon cousin, oÃđ je suis allÃĐ lui faire mes adieux. Je suis plus triste
de vous savoir si loin que je ne l'ÃĐtais en vous quittant. La vue
des arbres et des champs m'a fait penser à nos promenades. En outre,
j'ÃĐtais convaincu et j'avais le pressentiment que vous ne partiriez
pas sitÃīt et que je vous reverrais encore une fois. Le timbre de votre
lettre m'a extrÊmement contrariÃĐ. Je le suis un peu encore de votre
ridicule pruderie et de tout ce que vous me dites de ce livre. Ce livre
a le malheur d'Être mal ÃĐcrit, c'est-à -dire d'une maniÃĻre emphatique
que Sainte-Beuve loue comme poÃĐtique, tant les goÃŧts sont divers. Il y
a des observations justes et ce n'est pas trivial. Lorsqu'on a du goÃŧt
comme vous on ne s'ÃĐcrie pas que c'est affreux, que c'est immoral; on
trouve que ce qu'il y a de bon dans le volume est trÃĻs-bon. Ne jugez
jamais les choses avec vos prÃĐventions. Tous les jours, vous devenez
plus prude et plus conforme au siÃĻcle. Je vous passe la crinoline,
mais je ne vous passe pas la pruderie. Il faut savoir chercher le
bien oÃđ il est. Un autre chagrin que j'ai, c'est de n'avoir pas votre
second portrait. C'est votre faute, et je vous l'ai souvent demandÃĐ.
Vous prÃĐtendez qu'il n'est pas ressemblant, et moi, je prÃĐtends qu'il
a cette expression de physionomie que je n'ai vue qu'Ã vous et que je
revois souvent _in the mind's eye._ Je n'ai pas de jour fixÃĐ pour mon
dÃĐpart, pourtant je tÃĒcherai d'Être vers le 20 à Lucerne, ce pourquoi
je partirai le 19. C'est vous dire que j'aurai besoin d'avoir de vos
nouvelles avant le 19. Ici, il fait une chaleur horrible qui m'empÊche
absolument de dormir et de manger.
Adieu. Avant de partir, je vous dirai oÃđ il faudra que vous m'ÃĐcriviez.
Je ne suis pas d'humeur à vous dire des tendresses. Je suis assez
mÃĐcontent de vous, mais il faudra toujours finir par vous pardonner.
TÃĒchez de vous bien porter et de ne pas vous enrhumer le soir au frais.
Adieu encore, chÃĻre amie; c'est un mot qui m'attriste toujours.
CLXXXIII
Interlaken, 3 juillet 1858.
Je sors des neiges ÃĐternelles et je trouve votre lettre en arrivant
ici. Vous ne me donnez pas votre adresse à G..., et cependant il
me semble que c'est là que je dois vous ÃĐcrire. J'espÃĻre que vous
aurez l'esprit d'aller à la poste ou que la poste aura celui de vous
l'apporter. Notre voyage a ÃĐtÃĐ jusqu'ici assez favorisÃĐ par le temps.
Nous n'avons eu de la pluie qu'au Grimsel, ce qui nous a obligÃĐs de
passer deux nuits dans ce magnifique entonnoir. Le passage a eu ses
difficultÃĐs. Il y avait beaucoup de neige, et de la nouvelle. Je suis
tombÃĐ dans un trou avec mon cheval; mais nous nous en sommes retirÃĐs
sans autre inconvÃĐnient que d'avoir trop frais pendant une heure ou
deux. Une dame yankee, que nous avons rencontrÃĐe a fait au mÊme endroit
une culbute trÃĻs-pittoresque. Je suis brÃŧlÃĐ et je pÃĻle depuis le front
jusqu'au cou. J'ai visitÃĐ le glacier du RhÃīne, ce que je ne vous
engage pas à faire; mais c'est jusqu'à prÃĐsent ce que j'ai vu de plus
beau. J'en ai un dessin assez exact que je vous montrerai. J'espÃĻre
vous rencontrer à Vienne en octobre. C'est un trÃĻs-jolie ville, avec
des antiquitÃĐs romaines que j'aurai du plaisir à vous dÃĐmontrer et Ã
revoir avec vous. Donnez-moi vos commissions pour Venise. Je ne sais
pas trop par quel chemin j'irai à Innspruck, si par le lac de Constance
ou bien par Lindau et peut-Être Munich. Mais certainement je passerai
par Innspruck, car je vais à Venise par Trente et non par le vulgaire
Splugen. Ainsi, ÃĐcrivez-moi à Innspruck sans trop lambiner. . . . . . .
.
CLXXXIV
Innspruck, 25 juillet 1858.
Je suis arrivÃĐ hier soir ici, oÃđ j'ai trouvÃĐ une lettre de vous de date
ancienne. . . . . . .
Mon itinÃĐraire a beaucoup changÃĐ. AprÃĻs avoir parcouru
trÃĻs-complÃĻtement l'Oberland, je suis allÃĐ Ã Zurich. LÃ , l'envie de
voir Salzbourg m'a pris, et j'ai traversÃĐ le lac de Constance pour
gagner Lindau, d'oÃđ Munich, oÃđ je me suis arrÊtÃĐ quelques jours à voir
les musÃĐes. Salzbourg m'a paru mÃĐriter sa rÃĐputation, c'est-Ã -dire la
rÃĐputation qu'on lui fait en Allemagne. Pour la plupart des touristes,
c'est heureusement une terre inconnue. Il y a auprÃĻs une montagne
nommÃĐe le Gagsberg, placÃĐe à peu prÃĻs dans les mÊmes conditions que
le Righi, d'oÃđ l'on a ÃĐgalement la vue d'un panorama de lacs et de
montagnes. Les lacs sont misÃĐrables, il est vrai, mais les montagnes
beaucoup plus belles que celles qui entourent le Righi. Ajoutez à cela
qu'il n'y a pas d'Anglais pour vous ennuyer de leurs figures, et qu'on
est dans la solitude la plus complÃĻte, ayant, ce qui est un grand
point, la certitude qu'en trois heures de marche, on aura à Salzbourg
un bon dÃŪner. Hier, je suis allÃĐ dans la Zitterthal. C'est une belle
vallÃĐe, fermÃĐe à l'un de ses bouts par un grand glacier. Les montagnes
à droite et à gauche sont bien dÃĐcoupÃĐes, mais c'est toujours le
mÊme inconvÃĐnient qu'en Suisse: pas de premier plan, pas de moyen de
dÃĐcouvrir la hauteur rÃĐelle des objets qui vous entourent. C'est dans
la Zitterthal, dit-on, que sont les plus belles femmes du Tyrol. J'en
ai vu beaucoup de fort jolies, en effet, mais trop bien nourries. Les
jambes, qu'elles montrent jusqu'Ã la jarretiÃĻre (ce n'est pas aussi
haut que vous pourriez le croire), sont d'une grosseur ÃĐbouriffante.
Pendant que je dÃŪnais à FÞgen, notre hÃīte est entrÃĐ avec sa fille,
faite comme un tonneau de Bourgogne, son fils, une guitare, et deux
garçons d'ÃĐcurie. Tout ce monde a _aidoulÃĐ_ d'une façon merveilleuse.
Le tonneau, qui n'a que vingt-deux ans, a un contralto de cinquante
mille francs. Le concert, d'ailleurs, a ÃĐtÃĐ gratis. Chanter, pour ces
gens-là , est un plaisir qu'ils ne mettent pas sur leur carte. Demain,
je pars pour VÃĐrone par un grand dÃĐtour, afin de voir le Stelvio. Il
s'agit de passer en calÃĻche à sept mille ou huit mille pieds au-dessus
de la mer. Si je ne tombe pas dans quelque trou, je serai à Venise vers
le 5 ou le 6 aoÃŧt, peut-Être avant. Je ferai votre commission, qui me
paraÃŪt compliquÃĐe. Je vous choisirai la plus jolie rÃĐsille possible.
Je vous remercie des renseignements sur les Aide. J'aurais prÃĐfÃĐrÃĐ
cependant que vous m'en donnassiez sur vos tournÃĐes. Adieu.
CLXXXV
Venise, 18 aoÃŧt 1858.
Vous couriez les monts, et vous faisiez des comparaisons inconvenantes
du mont Blanc avec un pain de sucre, lorsque je m'exterminais à vous
chercher des coquilles. Je n'ai jamais rien vu de plus laid que ce que
je vous apporte. Il est probable que cela sera pris par les douanes que
j'aurai à traverser, ou que cela sera cassÃĐ en route. Je m'en rÃĐjouis,
car on n'a jamais donnÃĐ une commission semblable à un homme de goÃŧt.
Venise m'a rempli d'un sentiment de tristesse dont je ne suis pas bien
remis depuis prÃĻs de quinze jours. L'architecture à effet, mais sans
goÃŧt et sans imagination, des palais m'a pÃĐnÃĐtrÃĐ d'indignation pour
tous les lieux communs qu'on en dit. Les canaux ressemblent beaucoup Ã
la BiÃĻvre, et les gondoles à un corbillard incommode. Les tableaux de
l'AcadÃĐmie m'ont plu, j'entends ceux des maÃŪtres de second ordre. Il
n'y a pas un Paul VÃĐronÃĻse qui vaille_les Noces de Cana_, pas un Titien
qui soit à comparer avec _le Denier de CÃĐsar_, de Dresde, ou mÊme _le
Couronnement d'ÃĐpines_, de Paris. J'ai cherchÃĐ un Giorgione. Il n'y
en a pas un à Venise. En revanche, la physionomie du peuple me plaÃŪt.
Les rues fourmillent de filles charmantes, nu-pieds et nu-tÊte, qui,
si elles ÃĐtaient baignÃĐes et frottÃĐes, feraient des VÃĐnus AnadyomÃĻnes.
Ce qui me dÃĐplaÃŪt le plus, c'est l'odeur des rues. Ces jours-ci, on
faisait frire partout des beignets et c'ÃĐtait insupportable. J'ai
assistÃĐ Ã une fonction[1] assez amusante en l'honneur de l'archiduc.
On lui a donnÃĐ une sÃĐrÃĐnade depuis la Piazzetta jusqu'au pont de fer.
Nous ÃĐtions six cents gondoles à suivre le bateau colossal qui portait
la musique. Toutes avaient des fanaux et beaucoup brÃŧlaient des feux
de Bengale rouges ou bleus, qui coloraient d'une teinte fÃĐerique les
palais du grand canal. Le passage du Rialto est surtout trÃĻs-amusant.
Il faut passer en masse. Personne ne veut reculer ni cÃĐder; il en
rÃĐsulte que, pendant une heure un quart, tout l'espace entre le palais
Loredan et le Rialto est un pont immobile. DÃĻs qu'il y a une fente
large comme la main entre deux poupes, une proue s'y met comme un
coin. Ã chaque instant, on entend craquer les bordages et, de temps
en temps, les rames cassent. Le curieux, c'est que, parmi toute cette
presse, qui, en France, occasionnerait une bataille gÃĐnÃĐrale, il n'y
a pas une injure ÃĐchangÃĐe, pas mÊme un mot de mauvaise humeur. Ce
peuple est pÃĐtri de lait et de maÃŊs. J'ai vu aujourd'hui, en pleine
place Saint-Marc, un moine tomber aux genoux d'un caporal autrichien
qui l'arrÊtait. Il n'y avait rien de si dÃĐplorable, et en face du lion
de Saint-Marc! J'attends ici Panizzi. Je vais un peu dans le monde.
Je cours les bibliothÃĻques, je passe mon temps assez doucement. J'ai
vu hier les ArmÃĐniens, trÃĻs-beaux gaillards, que la vue d'un sÃĐnateur
a changÃĐs en ArmÃĐniens de Constantinople: ils m'ont donnÃĐ un poÃĻme
ÃĐpique d'un de leurs PÃĻres. Adieu; je serai à GÊnes probablement le 1er
septembre, et certainement à Paris en octobre, à Vienne aussitÃīt que
j'aurai de vos nouvelles. Je me porte assez bien depuis quatre ou cinq
jours. J'ai ÃĐtÃĐ trÃĻs-souffrant pendant plus de quinze. Adieu encore.
[1] _Funzione_, espÃĻce de reprÃĐsentation.
CLXXXVI
GÊnes, 10 septembre 1858.
J'ai trouvÃĐ en arrivant ici votre lettre du 1er, dont je vous remercie.
Vous ne me parlez pas d'une que je vous ai ÃĐcrite de Brescia vers le
1er de ce mois. Je vous y disais que j'avais quittÃĐ Venise avec regret
et que j'avais sans cesse pensÃĐ Ã vous.--Le lac de CÃīme m'a plu.
Je me suis arrÊtÃĐ Ã Bellaggio. J'ai retrouvÃĐ, dans une assez jolie
villa des bords du lac, madame Pasta, que je n'avais pas vue depuis
qu'elle faisait les beaux jours de l'OpÃĐra italien. Elle a augmentÃĐ
singuliÃĻrement en largeur. Elle cultive ses choux, et dit quelle est
aussi heureuse que lorsqu'on lui jetait des couronnes et des sonnets.
Nous avons parlÃĐ musique, thÃĐÃĒtre, et elle m'a dit, ce qui m'a frappÃĐ
comme une idÃĐe juste, que, depuis Rossini, on n'avait pas fait un opÃĐra
qui eÃŧt de l'unitÃĐ et dont tous les morceaux tinssent ensemble. Tout ce
que font Verdi et consorts ressemble à un habit d'arlequin.
Il fait un temps magnifique, et ce soir il part un bateau pour
Livourne. Je suis fort tentÃĐ d'aller passer huit jours à Florence. Je
reviendrai par GÊnes et probablement par la Corniche. Cependant, si
je trouve des lettres pressantes, je pourrai bien prendre la route de
Turin et faire en trente heures le voyage de Paris. De toute façon,
je vous y attendrai le 1er octobre. Daignez ne pas l'oublier, ou vous
m'obligeriez à aller vous chercher au milieu de vos grÃĻves. Vous ne me
parlez pas des ÃĐpinards de Grenoble et des cinquante-trois maniÃĻres
de les manger, usitÃĐes en DauphinÃĐ. Y a-t-il encore quelqu'un qui
ait connu Bayle? J'ai reçu autrefois une lettre assez spirituelle,
contenant des anecdotes sur son compte, d'un homme dont j'ai oubliÃĐ le
nom, mais qui est greffier de la cour impÃĐriale, je crois. Autrefois,
il y avait encore de l'esprit en province, comme au temps du prÃĐsident
de Brosses; maintenant, on n'y trouve pas une idÃĐe. Les chemins de fer
accÃĐlÃĻrent encore l'abrutissement. Je suis sÃŧr que, dans vingt ans,
personne ne saura plus lire. . . . . . . . . . . .
CLXXXVII
Cannes, 8 octobre 1858.
Vos coquilles sont arrivÃĐes ici sans encombre. Je serai à Paris
mercredi ou jeudi prochain. Quand vous voudrez vos commissions, vous
viendrez les chercher. Je suis revenu de Florence par terre et me
suis fort bien trouvÃĐ de cette rÃĐsolution. La route à partir de la
Spezzia est magnifique, autant sinon plus que la route de GÊnes à Nice.
J'emporte un souvenir trÃĻs-doux de Florence. C'est une belle ville.
Venise n'est que jolie. Quant aux ouvrages d'art, il n'y a pas de
comparaison possible. Il y a à Florence deux musÃĐes sans ÃĐgaux. Quand
vous irez à Pise, je vous recommande l'hÃītel de la _Grande-Bretagne._
C'est la perfection du confort. J'ai fait la folie insigne, sur la
foi d'un journal de Nice, d'aller voir une caverne à stalactites
dÃĐcouverte par un lapin. Cela se trouve dans les environs d'un lieu
nommÃĐ la Colle, en France, mais à deux pas de la frontiÃĻre. On m'a fait
ramper sur la terre pendant une heure pour voir des cristallisations
plus ou moins ridicules, des carottes ou des navets pendants de la
voÃŧte.--J'ai trouvÃĐ ici un dÃĐsert complet, tous les hÃītels sont vides,
pas un Anglais dans les rues. Cependant, ce serait le moment d'y aller
passer quelques jours. Le temps est superbe, justement assez chaud pour
qu'on trouve l'ombre avec plaisir, mais le soleil n'est plus du tout
dangereux. Dans deux mois, tout cela sera plein et il y aura un vent du
nord des plus dÃĐsagrÃĐables. Les voyageurs sont des moutons trÃĻs-bÊtes.
Vous ai-je parlÃĐ des cailles au riz qu'on mange à Milan?... C'est
ce que j'ai trouvÃĐ de plus remarquable dans cette ville. Cela vaut
le voyage. Je revois ce pays-ci avec plaisir aprÃĻs en avoir vu tant
d'autres qui passent pour magnifiques. Les montagnes de l'EstÃĐrel m'ont
paru plus petites que les Alpes, mais leurs profils sont toujours les
plus gracieux qu'on puisse voir. C'est assez parler de voyage.
Quelles sont vos intentions pour cet automne? PrÃĐtendez-vous vous
renfermer dans vos montagnes du DauphinÃĐ? Avec vous, on ne sait jamais
à quoi s'en tenir.--_You look one way and row another._--Adieu. . . . .
. . .
CLXXXVIII
Paris, 21 octobre 1858.
Me voici de retour dans cette ville de Paris, oÃđ je suis assez furieux
de ne pas vous rencontrer. Il commence à faire froid et triste, et il
n'y a encore personne. J'ai quittÃĐ Cannes avec un temps admirable qui
est allÃĐ toujours grisonnant devant moi à mesure que je m'avançais vers
le Nord. Plaignez-moi: j'ai achetÃĐ un lustre à Venise qui m'est arrivÃĐ
avant-hier avec trois piÃĻces cassÃĐes. Le juif qui me l'a vendu s'est
engagÃĐ Ã me remplacer la casse; mais quel moyen de le contraindre? Je
n'ai pas encore pu m'habituer à dormir dans mon lit. Je suis ÃĐtranger
ici et je ne sais que faire de mon temps. Tout serait fort diffÃĐrent si
vous ÃĐtiez à Paris.
J'ai rapportÃĐ de Cannes cette bÊte ÃĐtrange, le prigadion, dont je
vous ai fait le portrait. Elle est vivante, mais je crains que vous
ne la trouviez plus de ce monde. Cela vit de mouches, et les mouches
commencent à manquer. J'en ai encore une douzaine que j'engraisse. Mes
amis m'ont trouvÃĐ maigri. Il me semble que je suis un peu mieux de
santÃĐ qu'avant mon dÃĐpart. . . . . . . .
CLXXXIX
Paris, dimanche soir, 15 novembre 1858.
. . . . . . . . . . .
Je vais demain matin à CompiÃĻgne jusqu'au 19. Ãcrivez-moi _au chÃĒteau_
jusqu'au 18. Je suis assez souffrant, et la vie que je vais mener
pendant la semaine prochaine ne me remettra guÃĻre. Il y a de certains
corridors qu'il faut traverser dÃĐcolletÃĐ et qui assurent un bon rhume
à ceux qui les frÃĐquentent. Je ne sais ce qu'il arrive à ceux qui y
apportent un rhume tout pris. Excusez cet ÃĐpouvantable hiatus. J'ai
vu venir ce matin Sandeau dans tous les ÃĐtats d'un homme qui vient
d'essayer pour la premiÃĻre fois des culottes courtes. Il m'a fait
cent questions d'une naÃŊvetÃĐ telle, que cela m'a alarmÃĐ. Il y aura,
en outre, quelques grands hommes d'outre-Manche qui ajouteront, sans
doute, beaucoup à la gaietÃĐ folle qui va nous animer.
Adieu.
CXC
ChÃĒteau de CompiÃĻgne, dimanche 21 novembre 1858.
Votre lettre me dÃĐsespÃĻre. . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
Nous restons encore un jour de plus à CompiÃĻgne. Au lieu de jeudi,
c'est vendredi que nous revenons, Ã cause d'une comÃĐdie d'Octave
Feuillet qu'on reprÃĐsente jeudi soir. J'espÃĻre bien que ce sera le
dernier retard. Je suis, d'ailleurs, tout malade. On ne peut dormir
dans ce lieu-ci. On passe le temps à geler ou à rÃītir, et cela m'a
donnÃĐ une irritation de poitrine qui me fatigue beaucoup. D'ailleurs,
impossible d'imaginer chÃĒtelain plus aimable et chÃĒtelaine plus
gracieuse. La plupart des invitÃĐs sont partis hier et nous sommes
restÃĐs en petit comitÃĐ, c'est-Ã -dire que nous n'ÃĐtions que trente ou
quarante à table. On a fait une trÃĻs-longue promenade dans les bois qui
m'a rappelÃĐ nos courses d'autrefois. Sans le froid, la forÊt serait
tout aussi belle qu'au commencement de l'automne. Les arbres ont encore
leurs feuilles, mais jaunes et oranges du plus beau ton du monde. Nous
rencontrions à chaque pas des daims qui traversaient notre route.
Aujourd'hui arrive une cargaison nouvelle d'hÃītes illustres. Tous les
ministres d'abord, puis des Russes et d'autres ÃĐtrangers. Redoublement
de chaleur, bien entendu, dans les salons.
Adieu.
Quand je pense que j'aurais pu vous voir à Paris aujourd'hui! Je suis
tentÃĐ de m'enfuir et de tout planter là . . . . . . . .
CXCI
ChÃĒteau de CompiÃĻgne, mercredi 24 novembre 1858.
Le diable s'en mÊle dÃĐcidÃĐment. Je suis ici jusqu'au 2 ou 3 dÃĐcembre.
J'ai des envies de me pendre quand je vous vois tant de rÃĐsignation.
C'est une vertu que je ne possÃĻde guÃĻre et j'enrage. J'avais, malgrÃĐ
tout, l'idÃĐe fixe d'aller passer quelques heures à Paris. Rien n'est
plus facile que de manquer un dÃĐjeuner et une promenade. C'est le
dÃŪner qui est grave, et les vieux courtisans, lorsque je leur ai parlÃĐ
d'aller dÃŪner en ville chez lady ***, ont fait une mine telle, qu'il
n'y faut plus penser. Nous menons ici une vie terrible pour les nerfs
et le cerveau. On quitte des salons chauffÃĐs à 40 degrÃĐs pour aller
dans les bois en char à bancs dÃĐcouvert. Il gÃĻle ici à 7 degrÃĐs.
Nous rentrons pour nous habiller et nous retrouvons une tempÃĐrature
tropicale. Je ne comprends pas comment les femmes y rÃĐsistent. Je ne
dors ni ne mange et je passe mes nuits à penser à Saint-Cloud ou Ã
Versailles. . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
CXCII
Marseille, 29 dÃĐcembre 1858.
J'ai passÃĐ mon dernier jour à Paris, au milieu d'une foule de gens qui
ne m'ont pas laissÃĐ le temps de faire mes paquets et de vous ÃĐcrire.
J'ai remis chez vous, en allant au chemin de fer, vos deux volumes non
enveloppÃĐs, histoire de la grande prÃĐcipitation oÃđ j'ÃĐtais. J'espÃĻre
que votre concierge se sera bornÃĐ Ã regarder les images et qu'il vous
les aura donnÃĐs avec le temps. J'ai eu un froid terrible en route. Ã
Dijon, j'ai rencontrÃĐ la neige, que je n'ai quittÃĐe qu'Ã Lyon. Ici, il
fait un peu de mistral, mais un soleil splendide. On m'ÃĐcrit de Cannes
que le temps est magnifique, bien que froid pour le pays, c'est-Ã -dire
un temps de mai. J'ai indignement souffert dans le chemin de fer de
Paris à Marseille, et, toute la nuit, j'ai cru que j'allais ÃĐtouffer.
Ce matin, je me sens beaucoup mieux. C'est un grand plaisir de revoirie
soleil et de sentir sa vraie chaleur. Vous ne m'avez rien trouvÃĐ pour
la Sainte-Eulalie, et je crois avoir oubliÃĐ de vous rappeler cette
importante affaire. Plus de mouchoirs, plus de boÃŪtes, tout a ÃĐtÃĐ donnÃĐ
en ce genre depuis vingt ans. En cas d'extrÃĐmitÃĐ, on pourrait encore
revenir aux broches; mais, s'il ÃĐtait possible de trouver quelque
chose de plus nouveau, cela vaudrait mieux. Je continue à compter sur
vous pour les livres à mesdemoiselles de LagrenÃĐ. Pensez à toute la
responsabilitÃĐ que vous avez acceptÃĐe. Je vous ai toujours reconnue
digne de ma confiance. Vos choix de livres pour les jeunes filles ont
toujours ÃĐtÃĐ trouvÃĐs exquis. Quand je repasserai par Marseille, je
ferai vos commissions, si vous en avez, en fait de burnous ou d'ÃĐtoffes
de Tunis. J'ai ici un juif trÃĻs-voleur, mais trÃĻs-bien pourvu, que
j'honore de ma protection. Je viens de voir un arrivant de Cannes qui
me dit que les chemins sont atroces. J'ai la chair de poule de partir
ce soir et d'Être au moins vingt-quatre heures en route. Si vous allez
à Florence l'annÃĐe prochaine, prÃĐvenez-moi. C'est mon rÊve que de m'y
retrouver avec vous. Je vous en ferai les honneurs.
Adieu; donnez-moi bientÃīt de vos nouvelles et, contez-moi tout ce qu'on
dit à Paris.
CXCIII
Cannes, 7 janvier 1859.
Je suis ici installÃĐ tellement quellement. Le temps est froid mais
magnifique. Depuis dix heures jusqu'Ã quatre, le soleil est trÃĻs-chaud;
mais à peine touche-t-il à la pointe des montagnes de l'EstÃĐrel, qu'il
s'ÃĐlÃĻve un petit vent des Alpes qui vous coupe en deux. Cependant, je
me trouve beaucoup mieux qu'Ã Paris. Je n'ai pas eu de spasmes, et le
rhume que j'avais emportÃĐ s'est guÃĐri au grand air; seulement, je ne
mange pas du tout et je dors trÃĻs-mÃĐdiocrement. J'ai fait l'autre jour
un litre de mauvais sang en ma qualitÃĐ de tempÃĐrament nerveux. J'ai
dÃŧ mettre mon domestique à la porte et le faire partir sur-le-champ.
Ces sortes d'individus-là s'imaginent Être nÃĐcessaires et abusent de
votre patience. J'ai trouvÃĐ ici un gamin de Nice qui brosse mes habits
et qui est comme un chat chaussÃĐ de coquilles de noix sur la glace. Je
voudrais bien dÃĐcouvrir un trÃĐsor comme j'en ai vu quelquefois, surtout
en Angleterre: quelqu'un qui me comprÃŪt sans que j'eusse besoin de
parler.
Il y a ici grande quantitÃĐ d'Anglais. J'ai dÃŪnÃĐ avant-hier chez
lord Brougham avec je ne sais combien de miss, fraÃŪchement arrivÃĐes
d'Ãcosse, Ã qui la vue du soleil paraissait causer une grande surprise.
Si j'avais le talent de dÃĐcrire les costumes, je vous amuserais
avec ceux de ces dames. Vous n'avez jamais rien vu de pareil depuis
l'invention de la crinoline.
Je lis ici les _MÃĐmoires de Catherine II_, que je vous prÊterai à mon
retour. C'est trÃĻs-singulier comme peinture de mÅurs. Cela et les
_MÃĐmoires de la margrave de Baireuth_ donnent une ÃĐtrange idÃĐe des gens
du XVIIIe siÃĻcle et surtout des cours de ce temps-là . Catherine II,
lorsqu'elle ÃĐtait mariÃĐe au grand-duc qui fut depuis Pierre III, avait
une quantitÃĐ de diamants et de belles robes de brocart, et, pour se
loger, une chambre servant de passage à celle de ses femmes, qui, au
nombre de dix-sept, couchaient dans une seule autre chambre à cÃītÃĐ de
la reine. Il n'y a pas aujourd'hui une femme d'ÃĐpicier qui ne vive plus
confortablement que ne faisaient les impÃĐratrices d'il y a cent ans.
Malheureusement, les _MÃĐmoires de Catherine_ s'arrÊtent au plus beau
moment, avant la mort d'Ãlisabeth. Cependant, elle en dit assez pour
donner les plus fortes raisons de croire que Paul Ier ÃĐtait le fils
d'un prince Soltikof. Ce qu'il y a de curieux, c'est que le manuscrit
oÃđ elle conte toutes ces belles choses ÃĐtait adressÃĐ par elle à son
fils, le mÊme Paul Ier. J'ai appris que vous aviez fidÃĻlement exÃĐcutÃĐ
ma commission de livres. J'en ai mÊme reçu des compliments d'Olga, qui
paraÃŪt enchantÃĐe de son lot. Il y a un livre oÃđ il est question de
_Gems of poetry_ (?) qui a produit grand effet. Je vous transmets ces
ÃĐloges. Je voudrais bien que votre fertile imagination ne s'arrÊtÃĒt
pas sur ce succÃĻs et qu'elle me trouvÃĒt quelque chose pour ma cousine
Sainte-Eulalie.
Adieu, chÃĻre amie; je voudrais vous envoyer un peu de mon soleil.
Soignez-vous bien et pensez à moi. Le prigadion se porte à merveille.
Il s'est remis à manger, aprÃĻs son jeÃŧne de six semaines. Il a dÃĐvorÃĐ
trois mouches le jour de son arrivÃĐe à Cannes. à prÃĐsent, il est devenu
si difficile, qu'il ne leur mange plus que la tÊte. Adieu encore. . . .
. . . . . . . .
CXCIV
Cannes, 22 janvier 1859, au soir.
Merveilleux clair de lune, pas un nuage, la mer unie comme une glace,
point de vent. Il a fait chaud comme en juin, de dix heures à cinq.
Plus je vais, plus je suis convaincu que c'est la lumiÃĻre qui me
fait du bien, plus que la chaleur et le mouvement. Nous avons eu un
jour de pluie et le lendemain un ciel sombre et menaçant. J'ai eu
des spasmes horribles. AussitÃīt que le soleil est revenu, j'ÃĐtais
Richard Again.--Comment vous portez-vous, chÃĻre amie? Les dÃŪners des
Rois et ceux du Carnaval vous engraissent-ils beaucoup? Pour moi, je
ne mange pas du tout. J'ai cependant un de mes amis qui est venu de
Paris tout exprÃĻs pour me voir et qui trouve mes vivres trÃĻs-bons.
Nous n'avons que des poissons fort extraordinaires de mine, du mouton
et des bÃĐcasses. Croyez que Cannes se civilise beaucoup; trop mÊme. On
travaille activement à dÃĐtruire une de mes plus jolies promenades, les
rochers prÃĻs de la Napoule, pour y faire passer le chemin de fer. Quand
il sera ÃĐtabli, nous pourrons en profiter comme de celui de Bellevue;
mais Cannes deviendra la proie des Marseillais et tout son pittoresque
sera perdu. Connaissez-vous une bÊte qu'on nomme bernard-l'ermite?
C'est un trÃĻs-petit homard, gros comme une sauterelle, qui a une queue
sans ÃĐcailles. Il prend la coquille qui convient à sa queue, l'y fourre
et se promÃĻne ainsi au bord de la mer. Hier, j'en ai trouvÃĐ un dont
j'ai cassÃĐ la coquille trÃĻs-proprement sans ÃĐcraser l'animal, puis je
l'ai mis dans un plat d'eau de mer. Il y faisait la plus piteuse mine.
Un moment aprÃĻs, j'ai mis une coquille vide dans le plat. La petite
bÊte s'en est approchÃĐe, a tournÃĐ autour, puis a levÃĐ une patte en
l'air, ÃĐvidemment pour mesurer la hauteur de la coquille. AprÃĻs avoir
mÃĐditÃĐ une demi-minute, il a mis une de ses pinces dans la coquille
pour s'assurer qu'elle ÃĐtait bien vide. Alors, il l'a saisie avec ses
deux pattes de devant et a fait en l'air une culbute de façon que la
coquille reçÃŧt sa queue... Elle y est entrÃĐe. AussitÃīt il s'est promenÃĐ
dans le plat, de l'air assurÃĐ d'un homme qui sort d'un magasin de
confection avec un habit neuf. J'ai rarement vu des animaux faire un
raisonnement aussi ÃĐvident que celui-ci.--Vous comprenez bien que je me
livre tout entier à l'ÃĐtude de la nature. Outre l'observation des bÊtes
(j'aurai aussi l'histoire d'une chÃĻvre à vous raconter), je fais des
paysages tous plus beaux les uns que les autres. Malheureusement, il
y a ici un collÃĻgue qui m'a escamotÃĐ mes deux meilleurs ouvrages. Mon
ami, qui est peintre plus vÃĐritable que moi, est dans une perpÃĐtuelle
admiration de ce pays-ci. Nous passons nos journÃĐes à faire des
croquis. Nous rentrons à la nuit, ÃĐreintÃĐs, et je n'ai pas le courage
d'ÃĐcrire. Cependant, j'ai fait un article sur le _Dictionnaire du
mobilier_ de Viollet-le-Duc, que je vais envoyer avec cette lettre.
Je voudrais que vous le lussiez. Il est trÃĻs-court, mais il y a, je
crois, une idÃĐe ou deux. Vous ai-je dit que mon ami Augier veut faire
un grand mÃĐlodrame avec _le Faux DÃĐmÃĐtrius_ et que je dois y travailler
aussi? Enfin, j'ai promis à la _Revue des Deux Mondes_ un article sur
le _Philippe II_ de Prescott. Adieu.
CXCV
Cannes, 5 fÃĐvrier 1859.
. . . . . . . . . . . .
Il a fait ici mauvais temps pendant deux jours, ce qui m'a rendu
horriblement malade. Je me suis fait une thÃĐorie mÃĐdicale à mon usage,
qui en vaut une autre: c'est qu'il me faut de la lumiÃĻre. DÃĻs que le
temps est brouillÃĐ, je souffre; lorsqu'il pleut, je suis tout patraque.
Enfin, le soleil est revenu et je suis sur pieds. C'est pendant le
mauvais temps que la nouvelle altesse impÃĐriale[1] a passÃĐ la mer.
Elle ÃĐtait chez nous (la mer) bruyante en diable et ressemblait Ã
l'OcÃĐan. Je pensais à ce que devait souffrir cette pauvre princesse,
mariÃĐe de la veille, et embarquÃĐe pour la premiÃĻre fois, ayant la
perspective d'un discours de maire en ÃĐcharpe à son dÃĐbarquement. Ne
trouvez-vous pas qu'il vaut mieux Être bourgeois à Paris? Je voudrais
l'Être à Cannes. Ma maison est en avant de l'hÃītel de la Poste. Mes
fenÊtres donnent sur la mer et je vois les ÃŪles de mon lit. Cela est
dÃĐlicieux. J'ai une trentaine de croquis plus ou moins mauvais, mais
qui m'ont amusÃĐ Ã faire. Vous en aurez plusieurs à votre choix, si
vous choisissez bien, sinon au mien. Les amandiers sont en fleurs
dans tous les environs; mais l'hiver a ÃĐtÃĐ si rigoureux et l'ÃĐtÃĐ si
sec, que les jasmins sont presque tous brÃŧlÃĐs. Si vous voulez de la
cassie, vous n'avez qu'Ã parler. J'ai corrigÃĐ hier l'ÃĐpreuve de la
tartine dont je vous ai parlÃĐ. Quant à _DÃĐmÃĐtrius_, je n'y pense pas du
tout, et il fallait votre lettre pour me rappeler que j'y avais pensÃĐ.
Un collÃĻgue est trÃĻs-utile en ce qu'il sait d'abord les ficelles du
mÃĐtier, et, en outre, qu'il peut parler avec les acteurs et autres gens
de mauvaise compagnie que ma sublimitÃĐ ne peut pas voir. J'ai reçu ce
matin une lettre d'un M. Bayle, de Grasse, qui est mon admirateur, qui
a vingt-deux ans, et qui me demande la permission de me lire plusieurs
ouvrages de sa composition. Comprenez-vous une tuile pareille quand on
se croit à l'abri de toute littÃĐrature? J'ai eu un autre malheur. Mon
prigadion est mort subitement pendant le mauvais temps qu'il a fait.
Je songe à lui ÃĐlever un monument sur le rocher oÃđ je l'ai trouvÃĐ. Je
poursuis mes expÃĐriences sur les bernard-l'ermite. Je vous assure que
l'ÃĐtude de l'instinct chez les bÊtes est trÃĻs-amusante. J'ai encore
un chien qui est à mon domestique provisoire et qui s'est attachÃĐ Ã
moi. Il entend tout ce qu'on dit, mÊme en français, et il a pris son
maÃŪtre en mÃĐpris depuis qu'il le voit me servir. Je voudrais que vous
lussiez _CÃĐsar_ d'AmpÃĻre, qui vient de paraÃŪtre. Il se pourrait que
je fusse obligÃĐ d'en parler, et, comme on le dit en alexandrins, cela
m'effraye. J'aimerais à prendre votre opinion toute faite, je n'ai
jamais pu mordre aux vers. Je commence à compter les jours. Le mois
ne se passera pas, j'espÃĻre, sans que je vous revoie. Je soupçonne
que vous ne regrettez pas à Paris l'air des montagnes ni les gigots
de chamois. Quant à moi, je vis de l'air du temps. Je ne dors pas
non plus, mais j'ai les jambes bonnes, je grimpe sans trop ÃĐtouffer.
Adieu; ÃĐcrivez-moi encore une fois et dites-moi des nouvelles ou des
nouveautÃĐs de Paris. Je suis si rouillÃĐ, que je lis les feuilletons des
Mormons; il faut aller à Cannes pour cela.
Adieu encore.
[1] La princesse Clotilde venait d'ÃĐpouser le prince NapolÃĐon.
CXCVI
Paris, 24 mars 1859.
Ãtiez-vous libre aujourd'hui? J'ai la douleur d'avoir cru Être pris
toute la journÃĐe, ce qui m'a empÊchÃĐ de vous ÃĐcrire et de vous demander
de nous voir, et, au dernier moment, de me trouver parfaitement libre,
avec l'ennui que vous pouvez imaginer. . . . . . . . . . . .
Je suis content que cette tartine sur M. Prescott vous ait plu. Je n'en
suis pas trop content, parce que je n'ai dit que la moitiÃĐ de ce que
je voulais dire, selon l'aphorisme de Philippe II, qu'il ne faut dire
que du bien des morts. L'ouvrage est au fond assez mÃĐdiocre et trÃĻs-peu
divertissant. Il me semble que, si l'auteur eÃŧt ÃĐtÃĐ moins Yankee, il
aurait pu faire quelque chose de mieux. . . . . . . . . . . .
CXCVII
Paris, 23 avril 1859.
. . . . . . . . . . . .
Je suis tout malade des nouvelles, bien qu'elles ne m'aient pas
surpris[1]. Maintenant, tout est livrÃĐ au hasard. Je suppose que
votre frÃĻre est à faire ses paquets. Je lui souhaite tout le bonheur
possible. Je suppose que la guerre sera assez chaude d'abord, mais pas
longue. L'ÃĐtat financier de tout le monde ne permet pas de la faire
durer. Hier, en me promenant dans les bois, oÃđ il y a une prodigieuse
quantitÃĐ d'oiseaux, il me semblait ÃĐtrange que, par ce temps-là , on
s'amusÃĒt à se battre. J'espÃĻre que les _MÃĐmoires de Catherine_ vous
sont agrÃĐables. Cela a un parfum de couleur locale qui me plaÃŪt fort.
Quelle drÃīle de chose qu'une grande dame de ce temps, et comme il
rÃĐsulte clairement de ce rÃĐcit qu'il n'y avait que l'ÃĐtranglement qui
pÃŧt remÃĐdier à un animal comme Pierre III. On m'a donnÃĐ Ã lire un
roman de lady Georgiana Fullerton, ÃĐcrit en français, pour que je note
les passages qui laissent à dÃĐsirer. Il n'est question que de paysans
bÃĐarnais qui mangent des tartines et des Åufs pochÃĐs, et qui vendent
trente francs un panier de pÊches. C'est comme si je voulais ÃĐcrire
une nouvelle chinoise. Vous devriez bien prendre cela et me faire des
corrections pour ma peine de vous prÊter tant de livres que vous ne
m'avez jamais rendus. Je suis allÃĐ hier à l'Exposition, qui m'a semblÃĐ
d'un mÃĐdiocre dÃĐsespÃĐrant. L'art tend à un nivellement qui est au fond
la platitude. . . . . . . .
[1] La guerre d'Italie.
CXCVIII
Paris, jeudi 28 avril 1859.
J'ai reçu votre lettre hier au soir. Je suppose que vous vous arrÊterez
à ***. Ce serait folie d'aller plus loin. Je ne vous dirai pas tout
ce que vous savez de la part que je prends à vos peines. Quand on est
la sÅur d'un militaire, il faut se faire aux ÃĐmotions du canon. Au
reste, depuis hier soir, on est plus à la paix qu'on ne l'ÃĐtait il y a
quelques jours. Il paraÃŪt mÊme qu'il y a des chances de l'acceptation,
par l'Autriche, de l'arbitrage offert par l'Angleterre et mÊme par
nous. Cependant, il part beaucoup de troupes, et il y a dÃĐjà deux
divisions à GÊnes, dÃĐbarquÃĐes sous une pluie de fleurs. Je crois à la
guerre toutefois. Je ne crois pas qu'elle soit longue, et j'espÃĻre
qu'aprÃĻs un premier choc toute l'Europe se mettra entre les parties
belligÃĐrantes. L'Autriche, d'ailleurs, n'a pas le moyen de soutenir
longtemps la lutte, faute d'argent, et bien des gens pensent que
son coup de tÊte n'a pour but principal qu'un prÃĐtexte pour faire
banqueroute. Il me semble que l'opinion ici est meilleure qu'elle ne
l'ÃĐtait. Le peuple est trÃĻs-belliqueux et trÃĻs-confiant. Les soldats
sont trÃĻs-gais et remplis d'assurance. Les zouaves sont partis aprÃĻs
avoir dÃĐcouchÃĐ et disparu de leurs casernes pendant huit jours, disant
qu'en temps de guerre il n'y avait plus de salle de police. Le jour du
dÃĐpart, pas un homme ne manquait. Il y a dans notre armÃĐe une gaietÃĐ
et un entrain qui manquent absolument aux Autrichiens. Quelque peu
optimiste que je sois, j'ai bonne confiance dans notre succÃĻs. Notre
vieille rÃĐputation est si bien ÃĐtablie partout, que ceux qui se battent
contre nous n'y vont pas de bon cÅur. N'employez pas votre imagination
à vous faire des romans tragiques. Croyez qu'il y a trÃĻs-peu de balles
qui portent et que la guerre que nous allons faire donnera à votre
frÃĻre de trÃĻs-bons moments. Ne dites pas à votre belle-sÅur que les
belles dames italiennes vont se jeter à la tÊte de nos gens. Tenez
pour certain qu'ils seront choyÃĐs, qu'ils mangeront des _macaroni
stupendi_; tandis que les Autrichiens pourront trouver quelquefois du
vert-de-gris dans leur soupe. Si j'avais l'ÃĒge de votre frÃĻre, une
campagne en Italie serait pour moi la plus agrÃĐable maniÃĻre de voir un
des spectacles toujours beaux, le rÃĐveil d'un peuple opprimÃĐ.
Adieu, chÃĻre amie; donnez-moi promptement de vos nouvelles et tenez-moi
au courant de vos projets.
CXCIX
Paris, 7 mai 1859.
Je ne vous ai pas rÃĐpondu tout de suite, parce que je m'attendais Ã
recevoir de vous une nouvelle adresse. Je ne puis croire que vous soyez
encore à ***; mais j'espÃĻre que cette lettre vous rattrapera quelque
part, fÃŧt-ce à Turin, si vous Êtes allÃĐe jusque-là . Maintenant que la
guerre est dÃĐclarÃĐe, figurez-vous bien que tous les coups de canon ne
portent pas, et qu'il y a beaucoup de place en haut et à cÃītÃĐ d'un
homme. Si vous avez lu _Tristram Shandy_, vous aurez vu que chaque
balle a son billet, et, heureusement, la plupart ont le leur pour
tomber à terre. Votre frÃĻre reviendra avec de la graine d'ÃĐpinards, et
fera la plus belle campagne qu'on ait faite depuis la RÃĐvolution et le
gÃĐnÃĐral Bonaparte. Je regrette qu'il ne soit pas là en personne; ce
serait une assez grande tÃĐmÃĐritÃĐ. Pourtant, en pesant le pour et le
contre, les apparences sont plutÃīt en notre faveur. Si, comme je le
suppose, nous avons quelques succÃĻs en commençant, selon l'usage de la
_furia francese_, il est à croire que toute l'Europe fera des efforts
inouÃŊs pour arrÊter les hostilitÃĐs. L'Autriche, qui est dÃĐjà à bout
de ressources et prÊte à faire banqueroute, ne se fera peut-Être pas
trop tirer l'oreille, et probablement, de notre cÃītÃĐ, il y aura de la
modÃĐration. Si la guerre se prolongeait, elle deviendrait une guerre
de rÃĐvolution, et alors ferait le tour du globe. Mais cela me paraÃŪt
beaucoup plus improbable que l'autre chance.
Si vous voulez savoir des nouvelles, on est assez surpris des noms
des nouveaux ministres; on leur cherche une signification et on n'en
trouve pas. Les Anglais se calment beaucoup; les Allemands beaucoup
moins. Je crains bien plus les premiers que les autres. On parle
toujours de l'alliance russe; je n'y crois nullement; les Russes n'ont
rien à perdre dans la querelle, et, de quelque façon que cela tourne,
ils trouveront toujours leur avantage. En attendant, ils s'amusent Ã
faire des intrigues panslavistes parmi les sujets autrichiens, qui
regardent l'empereur Alexandre comme leur pape. Le gÃĐnÃĐral Klapka est
parti de Paris, il y a trois semaines, pour aller fonder une banque Ã
Constantinople. Plusieurs autres officiers hongrois ont pris le mÊme
chemin; ce qui me semble un assez mauvais signe. Une rÃĐvolution en
Hongrie n'est pas impossible; mais je crois qu'il y aurait pour nous
plus de mal que de bien.
Rien de nouveau de la guerre. Les Autrichiens ont l'air un peu honteux
et modestes. On s'attend à ce que, avant la fin du mois, il y ait une
affaire. Nos gens sont trÃĻs-dispos et d'un entrain admirable. Ici, le
peuple et les petits marchands sont belliqueux. La grande masse prend
un vif intÃĐrÊt à la crise et fait des vÅux pour nos succÃĻs. Les salons,
et particuliÃĻrement les orlÃĐanistes, sont parfaitement antifrançais et,
de plus, archifous. Ils s'imaginent qu'ils reviendront sur l'eau et que
leurs burgraves reprendront le fil de leurs discours interrompus en
1848. Pauvres gens qui ne voient pas qu'aprÃĻs ceci, il n'y a plus que
la rÃĐpublique, l'anarchie et le partage.
Je voudrais bien Être au courant de vos projets. Il me semble que c'est
à Paris que vous serez au centre des nouvelles, et, dans un temps comme
celui-ci, cela est essentiel. Je crois que, pour cette raison, je
n'irai pas en Espagne; je m'y mangerais les ongles jusqu'au coude en
attendant les dÃĐpÊches.
Si vous Êtes allÃĐe jusqu'à ***, ce qui me paraÃŪtrait peu raisonnable,
je ne doute pas que vous ne reveniez bientÃīt. Au milieu de toutes vos
tribulations, pensez-vous à une retraite de quelques jours au milieu
d'une oasis?
Vous et moi, nous aurions grand besoin, ce me semble, de nous reposer
quelques jours, en attendant que nous ayons à subir des ÃĐmotions
guerriÃĻres. Rien ne vous serait plus facile dans ce moment, si vous
vouliez faire cette bonne action. Pourvu que vous m'en donniez avis un
peu à l'avance, je serais prÊt à vous ramener ici ou ailleurs, partout
oÃđ vous voudriez; je trouverais moyen de disposer d'une semaine.
Veuillez examiner la question avec impartialitÃĐ et me faire connaÃŪtre
votre dÃĐcision; je l'attends en trÃĻs-grande impatience.
Adieu, chÃĻre amie; ayez bon courage. Ne vous bÃĒtissez pas des fantÃīmes
et ayez de la confiance. Je vous embrasse bien tendrement, comme je
vous aime.
CC
Paris 19 mai 1859.
Il me semble qu'à votre place je serais à Paris, car c'est lÃ
qu'arrivent toutes les nouvelles. Pour moi, je cours aprÃĻs toute la
journÃĐe. L'emprunt a ÃĐtÃĐ souscrit non pour cinq cents millions, mais
pour deux milliards trois cent mille francs, outre quelques villes
dont on ne sait pas le chiffre. On a enrÃīlÃĐ depuis vingt-cinq jours
cinquante-quatre mille volontaires. Tenez ces chiffres pour certains.
Les Autrichiens se retirent et les paris sont ouverts sur la question
de savoir s'ils livreront bataille avant de lÃĒcher Milan, ou s'ils
iront tout d'une traite se concentrer dans le triangle formÃĐ par
Mantoue, VÃĐrone et Peschiera. Nos officiers se louent beaucoup de
l'accueil qu'on leur fait. L'Allemagne hurle contre nous. C'est un
mouvement comme en 1813. Les uns disent que c'est de la haine de
bon aloi, d'autres qu'il y a là -dessous une certaine quantitÃĐ de
libÃĐralisme rouge qui prend aujourd'hui la forme teutonique. Les
Russes font de grands armements, qui donnent à rÃĐflÃĐchir à tout le
monde. Il y a une grande-duchesse Catherine qui vient faire une
visite à l'impÃĐratrice: dans cela, il y a du bon et du mal. La Russie
est un alliÃĐ terrible qui mangerait bien l'Allemagne, mais qui nous
procurerait l'inimitiÃĐ et peut-Être l'hostilitÃĐ de l'Angleterre.
Nous avons si longtemps vÃĐcu d'une vie de sybarites, que nous avons
dÃĐsappris les ÃĐmotions de nos pÃĻres. Il faudra en revenir à leur
philosophie. On dansait à Paris tandis qu'on se battait en Allemagne,
et cela a durÃĐ plus de vingt ans! Maintenant, les guerres ne peuvent
plus durer longtemps, parce que les rÃĐvolutions s'en mÊlent et parce
qu'elles coÃŧtent trop d'argent. C'est pourquoi, si j'ÃĐtais jeune,
je me ferais soldat.--Mais laissons ce vilain sujet. Le malheur qui
peut arriver ne peut Être dÃĐtournÃĐ, et le plus sage est d'y penser
le moins possible; c'est pourquoi je dÃĐsire tant me promener avec
vous loin de la guerre, Ã ne penser qu'aux feuilles et aux fleurs qui
poussent, et à d'autres choses non moins agrÃĐables. Quoi qu'il puisse
arriver, n'est-ce pas le parti le plus raisonnable? Si vous avez lu
Boccace, vous aurez vu qu'aprÃĻs tous les grands malheurs, on en vient
là . Ne vaut-il pas mieux commencer? Les grandes vÃĐritÃĐs et les choses
les plus raisonnables ne trouvent pas tout de suite accÃĻs dans votre
tÊte. Je me rappellerai toujours votre ÃĐtonnement lorsque je vous dis
qu'il y avait des bois dans les environs de Paris.--J'ai dÃŪnÃĐ chez un
Chinois qui m'a offert un pipe d'opium. J'avais des ÃĐtouffements; Ã la
troisiÃĻme bouffÃĐe, j'ai ÃĐtÃĐ guÃĐri. Un Russe, qui a essayÃĐ l'opium aprÃĻs
moi, a changÃĐ complÃĻtement de physionomie en moins de dix minutes: de
trÃĻs-laid, il est devenu vraiment beau. Cela lui a durÃĐ un bon quart
d'heure. N'est-ce pas quelque chose de singulier que ce pouvoir donnÃĐ Ã
quelques gouttes d'un suc de pavot?
Adieu; rÃĐpondez-moi vite.
CCI
Paris, 28 mai 1859.
Vous avez une maniÃĻre à vous d'annoncer les mauvaises nouvelles qui
me fait enrager. Vous avez grand soin, peut-Être pour les faire
mieux passer, de dire tout ce que vous auriez fait, _si!_ C'est
comme l'histoire du cheval de Roland, qui avait toutes les qualitÃĐs,
mais qui ÃĐtait mort. S'il n'avait pas ÃĐtÃĐ mort, il aurait couru plus
vite que le vent. Je trouve ce genre de plaisanterie trÃĻs-mauvais:
premiÃĻrement, parce que votre bonne volontÃĐ m'est suspecte; ensuite,
parce que je suis bien assez contrariÃĐ de vous savoir si loin, sans
avoir à regretter encore toutes les heures que j'aurais pu passer avec
vous. Votre retour, probablement, n'est pas trÃĻs-ÃĐloignÃĐ. En attendant,
tenez-moi au courant de vos actions et de vos projets, car il est
impossible que vous n'en fassiez pas de toutes les couleurs.
Point de nouvelles. On nous dit qu'il ne faut pas en attendre avant une
douzaine de jours. L'Allemagne est toujours en grande fermentation;
mais il y a apparence qu'il en rÃĐsultera plus de bierre bue que
de sang versÃĐ. La Prusse rÃĐsiste tant qu'elle peut à la pression
des _Franzosenfressen._ Ils disent maintenant qu'il faut reprendre
non-seulement l'Alsace, mais encore les provinces allemandes de la
Russie. Cette derniÃĻre facÃĐtie semble indiquer que le mouvement
d'enthousiasme teutonique n'est ni rÃĐflÃĐchi ni sÃĐrieux. M. Yvan
Tourguenieff, qui vient d'arriver à Paris, de Moscou en droite ligne,
dit que toute la Russie fait des vÅux pour nous, et que l'armÃĐe serait
charmÃĐe d'avoir affaire aux Autrichiens. Les popes prÊchent que Dieu
va les punir des persÃĐcutions qu'ils font aux Grecs orthodoxes de
race slave, et on ouvre des souscriptions pour envoyer aux Croates
des Bibles slavonnes et des _tructs_, pour les prÃĐserver de l'hÃĐrÃĐsie
papiste. Cela ressemble un peu à une propagande politique du
panslavisme.
Une grande attaque contre le ministÃĻre Derby s'organise en ce moment.
Lord Palmerston et lord John seraient rÃĐconciliÃĐs (fait assez peu pro
bable), ou, ce qui le paraÃŪtrait davantage, seraient d'accord pour la
destruction du cabinet actuel. Les radicaux s'engagent à les seconder.
Les _whigs_ prÃĐtendent alors avoir 350 voix contre 280. De quelque
façon que la chose tourne, je ne crois pas que nous ayons beaucoup Ã
gagner à un changement. Lord Palmerston, bien que le premier promoteur
de l'agitation italienne, ne la soutiendra pas plus que lord Derby.
Seulement, il ne mÃĐnagera peut-Être pas autant l'Autriche, et ne
cherchera pas à nous crÃĐer des embarras.
Je reçois une lettre de Livourne. Nous sommes entrÃĐs sous une pluie de
fleurs et de _poudre d'or_ que les dames jetaient des fenÊtres.
Adieu; ÃĐcrivez-moi bientÃīt, raisonnablement, sans diplomatie. Je tiens
beaucoup à savoir ce que vous ferez, car cela influera sur mes propres
projets.
CCII
Paris, 11 juin 1859.
. . . . . . . . . . . .
Je ne compte pas bouger de la grande ville. Si votre frÃĻre est toujours
à la tÊte d'une batterie de siÃĻge, je ne crois pas qu'il quitte
Grenoble avant que les Autrichiens soient rejetÃĐs dans leur fameux
triangle ou rectangle, je ne sais lequel. Selon les militaires, la
chose n'aura lieu qu'aprÃĻs une autre bataille vers Lodi, car il paraÃŪt
qu'il y a des lieux qui ont le privilÃĻge d'attirer les armÃĐes. Mais je
crois que personne n'entend encore la guerre avec les chemins de fer,
les lignes tÃĐlÃĐgraphiques et les canons rayÃĐs. Je ne crois plus à rien
et je meurs d'inquiÃĐtude. Les grands politiques, burgraves et autres,
gens aussi bÊtes que les anciens militaires, annoncent que toute
l'Europe se dispose à intervenir suppliante et menaçante, entre l'Adda
et le Mincio. C'est trÃĻs-probable, en effet; mais je ne vois pas trop
comment cela peut arranger les choses. AprÃĻs la fameuse phrase _Sin
all'Adriatico_, comment laisser l'Italie à moitiÃĐ dÃĐlivrÃĐe? comment
peut-on espÃĐrer qu'un empereur de vingt-quatre ans, tÊtu et gouvernÃĐ
par les jÃĐsuites, battu de plus, et de mauvaise humeur, confesse
qu'il a fait des sottises et qu'il demande pardon! Les Italiens, de
leur cÃītÃĐ, qui, jusqu'Ã prÃĐsent, ont ÃĐtÃĐ sages, ne feraient-ils pas
toutes les folies imaginables pendant les nÃĐgociations? Si nous avons
toute l'Europe sur le dos, comment nous en tirer sans avoir recours Ã
la garde à carreau qui est la RÃĐvolution à rÃĐpandre partout, supposÃĐ
qu'on l'accepte de notre main? Il paraÃŪt que l'Autriche veut envoyer en
Italie son dernier soldat. Tout cela est bien noir, fort peu rassurant,
mais c'est une raison de plus pour que nous prenions des forces et du
courage pour les malheurs qui peuvent arriver. . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
Je pense à ce temps si chaud et aux feuilles si vertes. J'ÃĐtais en
Suisse l'annÃĐe passÃĐe à cette ÃĐpoque, bien loin d'imaginer tout ce qui
est arrivÃĐ et tout ce qui arrivera.--Adieu; vous savez que j'attends
vos lettres avec impatience. N'oubliez pas d'Être prÃĐcise et claire
dans l'exposition de vos projets.
CCIII
Paris, 3 juillet.
Pourquoi Êtes-vous si longtemps à me donner de vos nouvelles?
Comme il me paraÃŪt ÃĐvident que vous ne quitterez pas ***, je meurs
d'envie d'aller vous y voir. Nous pourrions arranger avec lady ***
une excursion dans les montagnes du DauphinÃĐ. Je vous soumets cette
proposition. Vous ne sauriez croire tous les fantÃīmes que je vois
depuis que le beau temps est revenu: tantÃīt ceux d'Abbeville, tantÃīt
ceux de Versailles.
. . . . . . . . . . . .
On me croit prophÃĻte pour avoir annoncÃĐ, il y trois jours, que la
paix ne se ferait qu'entre les deux empereurs aux dÃĐpens des neutres.
J'avoue que la derniÃĻre partie de la prophÃĐtie me paraÃŪt quelque peu
difficile à rÃĐaliser. Elle n'est pas impossible pourtant, et ce serait
trÃĻs-moral, car Solon a dit que celui qui ne prenait pas part à la
guerre civile devait Être dÃĐclarÃĐ ennemi public. Mon pauvre diable de
domestique a eu une balle dans la jambe à la bataille de SolfÃĐrino,
avec un os cassÃĐ. Comme il ÃĐcrit neuf jours aprÃĻs la bataille et qu'on
ne lui a pas fait l'amputation, j'espÃĻre qu'il s'en tirera. On est en
pleurs dans ma maison et je ne sais comment on me donnera à manger.
Je suis, d'ailleurs, assez souffrant. Je dors trÃĻs-mal et j'ÃĐtouffe
souvent. Je m'ennuie fort de vous, pour me servir de votre style.
Adieu.
CCIV
Paris, mardi soir, 20 juillet 1859.
Vous seule me faites prendre la paix en bonne part. Peut-Être
ÃĐtait-elle nÃĐcessaire; mais il ne fallait pas commencer si bien pour
finir par ÃĐtablir un gÃĒchis pire que ce qu'il y avait auparavant. Ã
tout prendre, que nous importe la libertÃĐ d'un tas de fumistes et
de musiciens? Ce soir, nous avons entendu ce que vous lirez dans
_le Moniteur._[1] Cela a ÃĐtÃĐ bien dit, avec un grand air, un air de
franchise et de bonne foi. Il y a du bon et du vrai. Les officiers qui
reviennent disent que les Italiens sont des braillards et des poltrons,
que les PiÃĐmontais seuls se battent, mais qu'ils prÃĐtendent que nous
les gÊnions, et que, sans nous, ils eussent mieux fait.
L'impÃĐratrice m'a demandÃĐ, en espagnol, comment je trouvais le
discours; d'oÃđ je conclus quelle en ÃĐtait en peine. J'ai rÃĐpondu, pour
concilier la courtisanerie et la franchise: _Muy necesario._ Au fond,
il m'a plu, et il est d'un galant homme de dire; ÂŦCroyez-vous qu'il ne
m'en a pas coÃŧtÃĐ, etc., etc.Âŧ
Quand je vous fais une proposition, je suis toujours trÃĻs-sÃĐrieux.
Tout dÃĐpend de vous. On m'invite à aller en Ãcosse et en Angleterre.
Si vous revenez à Paris, je ne bougerai pas. Je vous en aurai une
obligation extraordinaire, et, si vous vous doutiez du plaisir que
vous me feriez, j'aime à croire que vous n'hÃĐsiteriez pas. Enfin,
j'attends votre dernier mot.--Ce matin, j'ai eu une peur horrible. Il
est venu chez moi un homme habillÃĐ de noir, l'air fort convenable,
pourvu de linge blanc et de la figure la plus belle et la plus noble
du monde, se disant avocat. DÃĻs qu'il a ÃĐtÃĐ assis, il m'a dit que Dieu
l'inspirait, qu'il en ÃĐtait l'indigne instrument et qu'il lui obÃĐissait
en tout. On l'avait accusÃĐ d'avoir voulu tuer son portier, un poignard
à la main; mais c'ÃĐtait seulement un crucifix qu'il avait montrÃĐ. Ce
diable d'homme roulait des yeux terribles et me faisait subir une vraie
fascination. Tout en parlant, il mettait continuellement la main dans
la poche de sa redingote, et je m'attendais à l'en voir retirer un
poignard. Par malheur, il n'avait qu'Ã en choisir un sur ma table. Je
n'avais qu'une pipe turque, et je calculais le moment oÃđ la prudence
voudrait que je la lui cassasse sur le chef. Enfin, il a sorti de cette
terrible poche un chapelet. Il s'est mis à mes genoux. J'ai gardÃĐ un
sang-froid glacial, mais j'avais peur, car que faire à un fou? Il est
parti me faisant beaucoup d'excuses et me remerciant de l'intÃĐrÊt que
je lui avais tÃĐmoignÃĐ. MalgrÃĐ ma peur, qui tenait au brillant des
yeux de l'animal, tout à fait terribles, je vous jure, et pÃĐnÃĐtrants,
j'ai fait une observation curieuse. Je lui ai demandÃĐ s'il ÃĐtait bien
sÃŧr d'Être inspirÃĐ et s'il avait fait quelque expÃĐrience pour s'en
assurer. Je lui ai rappelÃĐ que GÃĐdÃĐon, appelÃĐ par Dieu, avait pris
ses sÃŧretÃĐs et exigÃĐ quelques petits miracles. ÂŦSavez-vous le russe?
lui dis-je.--Non.--Bien; je vais ÃĐcrire en russe deux phrases sur des
morceaux de papier. Une de ces phrases sera une impiÃĐtÃĐ. Suivant ce que
vous dites, un de ces morceaux de papier vous causera de l'horreur.
Voulez-vous essayer?Âŧ Il a acceptÃĐ. J'ai ÃĐcrit. Il s'est mis à genoux
et a fait une priÃĻre; puis, tout d'un coup, il m'a dit: ÂŦMon Dieu ne
veut pas accepter une expÃĐrience frivole. Il faudrait qu'il s'agÃŪt d'un
grand intÃĐrÊt.Âŧ N'admirez-vous pas la prudence de ce pauvre fou qui
craignait, Ã son insu, que l'expÃĐrience ne tournÃĒt pas bien!
Adieu; j'attends une prompte rÃĐponse.
[1] Le discours de l'empereur, au retour d'Italie.
CCV
Paris, 21 juillet 1859.
Ma lettre d'hier s'est croisÃĐe avec la vÃītre. C'est-Ã -dire, ce n'ÃĐtait
pas une lettre que ce que vous m'avez envoyÃĐ, mais une papillote
trÃĻs-inconvenante. J'imagine sans peine la vie trÃĻs-dissipÃĐe que vous
menez là -bas, maintenant que vous Êtes rassurÃĐe sur votre frÃĻre. Je
suis trÃĻs-souffrant, Ã cause de l'horrible chaleur et du manque absolu
de sommeil et d'appÃĐtit. Je ne doute pas que, sous ces deux rapports,
vous ne soyez trÃĻs-avantageusement partagÃĐe. Il me semble parfois que
je marche à grands pas vers le monument. Cette idÃĐe est quelquefois
assez importune et je voudrais bien m'en distraire. C'est une des
raisons pour lesquelles je dÃĐsirerais tant vous voir. Vous recevrez
mes deux lettres à la fois. J'espÃĻre que vous y ferez une rÃĐponse
catÃĐgorique et formelle.
Je lis les _Lettres de madame du Deffand_, qui vous amuseront fort.
C'est la peinture d'une sociÃĐtÃĐ trÃĻs-aimable, pas trop frivole,
beaucoup moins qu'on ne le croit gÃĐnÃĐralement. Ce qui me frappe, comme
trÃĻs-diffÃĐrent de l'ÃĐpoque prÃĐsente, c'est d'abord l'envie de plaire,
qui est gÃĐnÃĐrale, et les frais que chacun se croit obligÃĐ de faire.
En second lieu, c'est la sincÃĐritÃĐ et la fidÃĐlitÃĐ des affections.
C'ÃĐtaient des gens beaucoup plus aimables que nous, et surtout que
vous, que je n'aime plus du tout. Adieu; je suis de trop mauvaise
humeur aujourd'hui pour vous en ÃĐcrire davantage. Mes palpitations
m'ont repris depuis quelques jours et je suis horriblement nerveux et
faible.
CCVI
Paris, samedi 30 juillet 1859.
Je resterai à Paris jusqu'au 15 aoÃŧt; aprÃĻs quoi, probablement,
j'irai passer quelques jours dans les Highlands. Mais il reste bien
entendu que vous aurez la prÃĐfÃĐrence sur tout, et, tel jour que vous
m'indiquerez, vous pouvez m'attendre avec sÃĐcuritÃĐ. Vous voyez que je
suis prÃĐcis; tÃĒchez de l'Être un peu dans vos rÃĐponses. Il paraÃŪt que
vous ne pouvez plus vivre sans montagnes et sans forÊts sÃĐculaires.
Je m'imagine que le soleil vous a brunie et engraissÃĐe. Je serai,
d'ailleurs, bien charmÃĐ de vous voir, quelle que vous soyez, et vous
pouvez Être sÃŧre d'Être traitÃĐe avec une grande tendresse. Je vois,
par vos lettres, que vous passez le temps trÃĻs-gaiement en promenades
et divertissements de tout genre. Je cherche à deviner quel peut-Être
le mÃĐrite relatif d'un habitant du Pas-de-Calais ou d'un Grenoblois.
Tout considÃĐrÃĐ, je pencherais pour le premier, parce qu'il fait moins
de bruit et qu'il n'a jamais eu de parlement pour lui persuader qu'il
avait de l'esprit et qu'il avait une importance politique. J'ai connu
cependant deux Grenoblois hommes d'esprit, mais ils avaient passÃĐ leur
vie à Paris. Je n'ai aucune idÃĐe de ce que peuvent Être les femmes. Il
n'y a pas assez longtemps que j'ai renoncÃĐ aux peintures du cÅur humain
pour ne pas prendre intÃĐrÊt à l'ÃĐtat des esprits au temps prÃĐsent . . .
. . . . . .
. . . . . . . . . . . .
Je suis toujours malade et quelquefois je soupçonne que je suis sur le
grand railway menant outre-tombe. TantÃīt cette idÃĐe m'est trÃĻs-pÃĐnible,
tantÃīt j'y trouve la consolation qu'on ÃĐprouve en chemin de fer:
c'est l'absence de responsabilitÃĐ devant une force supÃĐrieure et
irrÃĐsistible. . .
. . . . . . . . . . . .
CCVII
Paris, 12 aoÃŧt 1859.
. . . . . . . . . . . .
Je vous ferai une visite avant la fin de ce mois. TrÃĻs-probablement
je ferai une excursion en Angleterre avant d'aller en Espagne. Je ne
sais mÊme pas trop si j'irai en Espagne. On dit que le cholÃĐra y est
en ce moment, ce qui chassera sans doute les amis que je voulais voir.
Dites-moi donc à quelle ÃĐpoque je puis vous aller voir vous-mÊme? Quand
vous voulez que les nÃĐgociations durent, vous Êtes plus habile que les
diplomates autrichiens à trouver des moyens dilatoires. RÃĐpondez-moi
vite. Il est bien entendu que je comprendrai toujours les bonnes
raisons, les objections raisonnables; mais, alors, qu'on me les dise
avec nettetÃĐ et franchise. Vous pensez bien que, toutes les fois qu'il
s'agirait de choisir entre un trÃĻs-grand bonheur pour moi et le plus
petit inconvÃĐnient pour vous, je n'hÃĐsiterais jamais. Je vous ai dit
que je lis les _Lettres de madame du Deffand_[1], les nouvelles. Elles
sont trÃĻs-amusantes et donnent, je crois, une assez bonne idÃĐe de la
sociÃĐtÃĐ de son temps. Mais il y a beaucoup de rabÃĒchage. Vous lirez
cela, si vous voulez.
Adieu.
[1]Les derniÃĻres _Lettres de madame du Deffand_ qui venaient de
paraÃŪtre.
CCVIII
Paris, samedi 3 septembre 1859.
Je crains fort que nous ne nous rencontrions plus cette annÃĐe de ce
cÃītÃĐ-ci de l'AchÃĐron, et je ne veux pas partir sans vous dire adieu et
vous informer un peu de mes pÃĐrÃĐgrinations. Je pars lundi, c'est-Ã -dire
aprÃĻs-demain, pour Tarbes, oÃđ je resterai probablement jusqu'au 12,
ou peut-Être jusqu'au 15. Je reviendrai à Paris pour quelques jours
et je repartirai bientÃīt aprÃĻs pour l'Espagne. Si je croyais aux
pressentiments, je ne passerais pas les PyrÃĐnÃĐes; mais il n'y a plus
à reculer, il faut que je fasse ma visite, qui sera probablement la
derniÃĻre, Ã Madrid. Je suis trop vieux et trop souffrant pour faire
encore une fois une expÃĐdition semblable. Si je ne me faisais une
affaire de conscience d'aller dire adieu à de trÃĻs-bons amis, je ne
bougerais pas de mon trou. Sans Être malade, je suis si nerveux, que
c'est pire qu'une maladie; je ne dors ni ne mange et j'ai les _blue
devils._ Ce qui me console, c'est que vous vous amusez beaucoup et que
vous engraissez à vue d'Åil parmi vos montagnes et vos provinciaux.
J'ai fait venir de Londres les _MÃĐmoires de la princesse Daschkoff_,
et je ne suis pas encore bien consolÃĐ des trente francs qu'ils m'ont
coÃŧtÃĐ. On me promet pour mon retour de Tarbes un roman ÃĐcrit en
dialecte petit-russien et traduit en russe par M. Tourguenieff. C'est,
dit-on, un chef-d'Åuvre trÃĻs-supÃĐrieur à l'_Oncle Tom._ Il y a encore
les _Lettres de la princesse des Ursins_, qu'on me vante beaucoup. Mais
j'ai cette femme en horreur et je n'en veux pas. En fait de livres
lisibles, je ne sais rien de neuf; j'en ai essayÃĐ beaucoup pour passer
les soirÃĐes de solitude, et je trouve qu'il n'y en a pas qui vaillent
la peine qu'on les coupe. J'ai rencontrÃĐ M. About l'autre jour, il est
toujours charmant. Il m'a promis quelque chose. Il demeure à Saverne et
passe sa vie dans les bois. Il y a un mois, il a rencontrÃĐ un animal
trÃĻs-singulier, qui marchait à quatre pattes dans un habit noir, avec
des bottes vernies sans semelles; c'ÃĐtait un professeur de rhÃĐtorique
d'AngoulÊme qui, ayant eu des malheurs conjugaux, ÃĐtait allÃĐ jouer Ã
Bade, avait perdu tout en trÃĻs-peu de temps, et, retournant en France
par les bois, s'ÃĐtait perdu et n'avait pas mangÃĐ depuis huit jours.
About l'a portÃĐ ou traÃŪnÃĐ jusqu'Ã un village oÃđ on lui a donnÃĐ du linge
et à boire, ce qui ne l'a pas empÊchÃĐ de mourir au bout de huit jours.
Il paraÃŪt que, lorsque l'animal-homme a vÃĐcu pendant quelque temps
dans la solitude et qu'il est arrivÃĐ Ã un certain ÃĐtat de dÃĐlabrement
physique, il paraÃŪt, dis-je, que ce chef-d'Åuvre marche à quatre
pattes. About assure que cela fait un trÃĻs-vilain animal.--Ãcrivez-moi
chez M. le ministre d'Ãtat, Ã Tarbes.
Adieu. J'espÃĻre que l'automne s'annonce pour vous plus humainement
que pour moi. Froid et pluie avec beaucoup d'ÃĐlectricitÃĐ dans l'air.
Soignez-vous, mangez et dormez, puisque vous le pouvez.
CCIX
Paris, 15 septembre 1859.
J'aurais voulu vous ÃĐcrire de Tarbes aussitÃīt aprÃĻs avoir reçu votre
lettre, mais j'ai ÃĐtÃĐ toujours en course et en agitation. D'abord est
venue une lettre de Saint-Sauveur, oÃđ il m'a fallu aller passer un
jour, et, le lendemain, on m'a rendu ma visite, chez M. Fould[1]; en
consÃĐquence de quoi, il y a eu grand remue-mÃĐnage, et madame Fould
a improvisÃĐ dÃŪner et dÃĐjeuner, ce qui n'est pas une petite affaire
dans une ville comme celle que je viens de quitter. En outre, comme
il fallait loger huit personnes, j'ai dÃŧ quitter ma chambre ainsi
que le fils de la maison, et aller à l'auberge. Au milieu de tout
cet auguste tracas, il m'eÃŧt ÃĐtÃĐ impossible de trouver du papier et
une plume dans la maison. Je suis parti le 13 pour aller coucher Ã
Bordeaux et je suis arrivÃĐ ici hier au soir, sans autre encombre que
d'avoir perdu mes clefs, ce qui, parmi les petites misÃĻres, est une
des plus considÃĐrables. Il me reste l'espoir de les retrouver ou celui
de trouver des serruriers. Quant à mon voyage en Espagne, je suis aux
ordres d'un de mes amis qui part avec moi. C'est un membre des CortÃĻs,
et son ÃĐtablissement s'ouvre le 1er octobre; trÃĻs-probablement nous
partirons le 25: je ne sais pas son dernier mot. Nous prendrons le
train de Marseille pour aller par mer à Alicante. . .
. . . . . . . . . . . .
Ce petit voyage aux PyrÃĐnÃĐes m'a fait du bien. J'ai pris un bain Ã
BagnÃĻres, qui m'a remis pendant deux jours dans un calme de nerfs
extraordinaire et que, depuis vingt ans, je ne connaissais plus. Le
mÃĐdecin que j'ai trouvÃĐ là est un de mes anciens amis, qui m'a fort
engagÃĐ Ã passer une saison d'eaux l'annÃĐe prochaine. Il me garantit que
j'en sortirai rÃĐparÃĐ Ã neuf. J'en doute un peu, mais cela vaut la peine
d'essayer.
Leurs MajestÃĐs ÃĐtaient en trÃĻs-bonne santÃĐ et trÃĻs-belle humeur Ã
Saint-Sauveur; j'ai admirÃĐ les natifs, qui avaient le bon goÃŧt de ne
pas les suivre et de leur laisser la plus complÃĻte libertÃĐ. L'empereur
a achetÃĐ là un chien un peu plus gros qu'un ÃĒne, de l'ancienne race
pyrÃĐnÃĐenne. C'est une trÃĻs-belle bÊte qui grimpe sur les rochers comme
un chamois. Il y avait bien longtemps que je n'avais pratiquÃĐ les
provinciaux. Ã Tarbes, ils sont d'une espÃĻce assez tolÃĐrable et d'une
complaisance extraordinaire. Cependant, je ne conçois pas comment on
peut rester avec eux pendant un mois. J'ai mangÃĐ beaucoup d'ortolans
et de cailles en pÃĒtÃĐ, ce qui vaut peut-Être mieux. Vous ne me parlez
jamais de votre santÃĐ. Je suppose quelle est excellente. Adieu. . . . .
. . . . . . . . . . . .
Je ne partirai pas sans vous donner de mes nouvelles.
[1] Visite de l'empereur et de l'impÃĐratrice.
CCX
Paris, 20 septembre 1859.
Il y a certainement un mauvais gÃĐnie qui se mÊle de nos affaires. Je
crains de partir sans vous avoir vue. J'avais rÃĐsolu de quitter Paris
le 30, pour Être à Bayonne le 1er. Il se trouve qu'aux diligences et
à la malle-poste de Madrid, toutes les places sont prises jusqu'au
16 octobre. Il faut donc se rÃĐsoudre à prendre la voie de mer,
c'est-à -dire à partir par les paquebots de Marseille à Alicante. S'il
ne survient pas quelque nouvelle anicroche, je serai le 28 au soir
à Marseille (mon jour de naissance, par parenthÃĻse), et, le 29, je
me mets en route. Bien que vous m'ayez fait cruellement enrager cet
ÃĐtÃĐ par vos si et vos non, je vous assure que je suis bien triste de
ne pas vous dire adieu. AprÃĻs avoir ÃĐtÃĐ si longtemps sans vous voir,
recommencer un autre bail d'absence presque aussi long! Qui sait si,
lorsque je reviendrai, vous serez aussi à Paris? Je pars avec toute
sorte d'idÃĐes noires; je souhaite que vous en ayez de couleur de rose.
Ma petite course à Tarbes m'a fait du bien. Je suppose que l'air des
environs de Madrid achÃĻvera ma guÃĐrison. Comme il m'arrive toujours
quand je vais faire un voyage, j'ai des vellÃĐitÃĐs de travailler que je
n'aurais pas sans doute si je restais ici. J'emporte du papier pour
Madrid.--Pensez le 29 de ce mois à moi, qui, selon toute apparence,
serai bien malade, tandis que vous confÃĐrerez avec votre couturiÃĻre
sur vos robes d'automne. Le golfe de Lyon est toujours abominable, et
probablement il sera pire par ce temps d'ÃĐquinoxe, qui a ÃĐtÃĐ crÃĐÃĐ pour
mon malheur. Le bon cÃītÃĐ, c'est que, arrivÃĐ Ã Alicante, on trouve un
chemin de fer et qu'en un jour on est à Madrid, au lieu d'en passer
trois à Être cahotÃĐ dans les plus mauvaises voitures par les plus
dures orniÃĻres qu'on puisse imaginer. Il est probable que, pendant
mon absence, j'aurai des commissions à vous donner. Au reste, nous
avons du temps pour en parler, et je n'aime pas à faire des projets
à long terme, surtout avec vous, qui les faites manquer quelquefois,
comme vous savez. Vous allez trouver Paris encore tout à fait vide. Je
connais quelques gens qui partent et je n'en connais pas d'autres que
vous qui arrivent. Les arbres sont brÃŧlÃĐs, les pÊches vont finir et le
raisin ne vaut rien. Si vous avez eu des ortolans dans votre DauphinÃĐ,
vous ne ferez plus de cas du gibier que vous trouverez à Paris. Pour
moi, je suis exempt du pÃĐchÃĐ de gourmandise, je n'ai plus jamais faim
et je ne fais plus attention à ce que je mange. Je regrette Paris,
parce que je vous y aurais vue. C'est sa grande attraction pour moi.
Adieu; vous pouvez m'ÃĐcrire encore ici, j'y serai jusqu'au 27. Je me
figure, voyez la vanitÃĐ! que vous me ferez la surprise d'arriver le 26.
CCXI
Madrid, 21 octobre 1859.
J'ai reçu avec grand bonheur votre petite lettre et surtout votre
aimable souvenir. Je suis arrivÃĐ ici trÃĻs-fatiguÃĐ, non par la mer,
qui a ÃĐtÃĐ assez bÃĐnigne, mais par toute sorte d'ennuis et de petits
tracas qui viennent s'accumuler au moment d'un dÃĐpart. Votre lettre,
qui m'avait prÃĐcÃĐdÃĐ Ã Madrid, par excÃĻs de zÃĻle de la part de mes
amis, s'est perdue quelques jours et il n'a pas ÃĐtÃĐ facile de la faire
revenir à bon port. Ici, j'ai trouvÃĐ tout fort changÃĐ. Les dames que
j'avais laissÃĐes minces comme des fuseaux sont devenues des ÃĐlÃĐphants,
car le climat de Madrid est des plus engraissants. Attendez-vous à me
revoir augmentÃĐ d'un tiers. Cependant, je ne mange guÃĻre et je ne vais
pas trÃĻs-bien; il fait trÃĻs-froid, pluie de temps en temps, rarement du
soleil, je passe presque toutes les journÃĐes à Carabouchel. Le soir,
nous allons à l'OpÃĐra, qui est tout ce qu'il y a de plus pitoyable.
Je suis venu ce matin à Madrid pour assister à une sÃĐance acadÃĐmique
et je retourne demain à la campagne. Il me semble que les mÅurs ont
changÃĐ notablement, et que la politique et le rÃĐgime parlementaire
ont singuliÃĻrement altÃĐrÃĐ le pittoresque de la vieille Espagne. En
ce moment, on ne parle que de guerre. Il s'agit de venger l'honneur
national, et c'est un enthousiasme gÃĐnÃĐral qui rappelle les croisades.
On s'est imaginÃĐ que les Anglais voient avec dÃĐplaisir l'expÃĐdition
d'Afrique et mÊme qu'ils la veulent empÊcher. Cela redouble l'ardeur
guerriÃĻre. Les militaires veulent faire le siÃĻge de Gibraltar, aprÃĻs
avoir pris Tanger. Cela n'empÊche pas qu'on ne spÃĐcule beaucoup à la
Bourse et que l'amour de l'argent n'ait fait des progrÃĻs immenses
depuis mon dernier voyage. C'est encore une importation française
trÃĻs-malheureuse pour ce pays-ci. J'ai assistÃĐ lundi à un combat de
taureaux, qui m'a fort peu amusÃĐ. J'ai eu le malheur de connaÃŪtre trop
tÃīt la beautÃĐ parfaite, et, aprÃĻs avoir vu MontÃĐs, je ne puis plus
regarder ses successeurs dÃĐgÃĐnÃĐrÃĐs. Les bÊtes ont dÃĐgÃĐnÃĐrÃĐ comme les
hommes. Les taureaux sont devenus des bÅufs, et le spectacle ressemble
un peu trop à un abattoir. J'y ai menÃĐ mon domestique, qui a eu toutes
les ÃĐmotions d'un dÃĐbutant, et qui a ÃĐtÃĐ deux jours sans pouvoir manger
de viande. Ce que j'ai revu avec le mÊme plaisir qu'autrefois , c'est
le musÃĐe. En revoyant chaque tableau connu, il me semblait retrouver
un ancien ami! Ceux-là , du moins, ne changent pas. Je vais aller la
semaine prochaine faire une excursion dans la Manche, pour visiter un
vieux chÃĒteau de l'impÃĐratrice. De là , j'irai à TolÃĻde pour y chercher
de vieux livres dans une vente qu'on m'annonce, et je serai de retour Ã
Madrid pour la fin du mois. Je cherche à combiner le moyen de revenir Ã
Paris vers le 15 novembre.
Adieu.
CCXII
Cannes, 3 janvier 1860.
Je vous la souhaite bonne et heureuse. Je voudrais que vous eussiez
le temps que j'ai. Je vous ÃĐcris toutes mes fenÊtres ouvertes et
cependant, le vent est du nord, assez fort pour donner à la mer de
petites vagues trÃĻs-drÃīles. Je vous remercie des livres. Il paraÃŪt
qu'ils ont plu, car j'ai reçu une lettre de compliments d'Olga. Je
suppose que, selon mes intentions, vous l'avez favorisÃĐe. Le choix
pour l'annÃĐe prochaine sera embarrassant, car vous avez dÃŧ ÃĐpuiser la
littÃĐrature morale. Je vous ÃĐcris dans une situation fort peu commode.
Il y a trois jours, en dessinant au bord de la mer, j'ai attrapÃĐ un
lumbago, qui m'est venu comme une bombe, sans dire gare. Je suis tout
de travers depuis ce moment, bien que je me frotte de toutes les herbes
de la Saint-Jean. Le soleil ÃĐtant mon grand remÃĻde, je m'y rÃītis toute
la journÃĐe. Nous avons ici le baron de Bunsen, avec ses deux filles,
l'une et l'autre montÃĐes sur des pieds de grue et des chevilles qui
ressemblent à la massue d'Hercule, mais il y en a une qui chante
trÃĻs-bien. Il est assez homme d'esprit et il sait les nouvelles, dont
vous me tenez trop à court. Il m'a appris la dÃĐconfiture du congrÃĻs,
qui ne m'a guÃĻre ÃĐtonnÃĐ. J'ai lu la brochure de l'abbÃĐ ***, qui m'a
paru encore plus maladroite que violente. Il montre tellement le bout
de l'oreille, qu'il doit passer pour un enfant terrible à Rome, oÃđ ce
n'est ni le bon sens ni la finesse qui manquent. Là , les prÊtres savent
intriguer. Les nÃītres ont les instincts tapageurs de la nation, et
font tout hors de propos. Sa maniÃĻre de se retirer dans les catacombes
m'a fait bien rire et les airs de martyr qu'il prend à propos d'argent
qu'on lui offre; vous verrez qu'il finira par en demander.
Voici une assez belle histoire de ce pays-ci. Un fermier des environs
de Grasse est trouvÃĐ mort dans un ravin oÃđ il ÃĐtait tombÃĐ, ou bien
avait ÃĐtÃĐ jetÃĐ la nuit. Un autre fermier vient voir un de mes amis, et
lui dit qu'il avait tuÃĐ cet homme. ÂŦComment? et pourquoi?--C'est qu'il
avait jetÃĐ un sort sur mes moutons. Alors, je me suis adressÃĐ Ã mon
berger, qui m'a donnÃĐ trois aiguilles que j'ai fait bouillir dans un
petit pot et j'ai prononcÃĐ sur le pot des paroles qu'il m'a apprises.
La mÊme nuit que j'ai mis le pot sur le feu, l'homme est mort.Âŧ Ne
vous ÃĐtonnez pas qu'on ait brÃŧlÃĐ mes livres à Grasse, sur la place de
l'Ãglise.
Je vais, mardi prochain, passer quelques jours dans ce pays, malgrÃĐ ses
mÅurs. On m'y promet des monuments de toute sorte et des montagnes fort
belles. Je vous en rapporterai de la cassie, si vous apprÃĐciez toujours
ce parfum-là . Adieu, chÃĻre amie; je suis rompu pour vous avoir ÃĐcrit
trois pages. C'est que je ne pose que sur un coude et que tous les
mouvements me rÃĐpondent dans le dos. Adieu encore. Je vous remercie de
nouveau des livres. . . . . .
. . . . . . . . . . . .
CCXIII
Cannes, 22 janvier 1860.
J'ai trouvÃĐ votre lettre en revenant de la campagne, ou plutÃīt du
village oÃđ je suis allÃĐ passer huit jours tout prÃĻs des neiges
ÃĐternelles. Bien que sur un plateau trÃĻs-ÃĐlevÃĐ, je n'ai pas souffert du
froid. J'ai vu de trÃĻs-belles choses en fait de rochers, de cascades
et de prÃĐcipices: une grande caverne avec un lac souterrain dont on ne
connaÃŪt pas l'ÃĐtendue et qu'on peut supposer habitÃĐ par tous les gnomes
et les diables des Alpes; une autre grande caverne, longue de trois
kilomÃĻtres, oÃđ l'on m'a tirÃĐ un feu d'artifice. Enfin, j'ai passÃĐ ma
semaine dans l'admiration de la pure nature. J'en ai rapportÃĐ ici des
douleurs horribles et je suis, depuis deux jours, sur le flanc sans
dormir ni manger. Je vois dÃĐcidÃĐment que la machine se dÃĐtraque et
qu'elle ne vaut plus rien du tout. J'espÃĻre qu'il n'en est plus de mÃīme
pour vous et que vous n'avez pas eu de nouvelles atteintes de votre
fiÃĻvre. Comme vous n'en parlez pas, je vous crois tout à fait quitte
de ce mal. J'essaye de prendre mon parti de mes souffrances, et j'y
rÃĐussis assez bien dans le jour; mais, la nuit, je perds patience et
j'enrage.
Vous ne m'avez pas dit quels ont ÃĐtÃĐ vos dÃĐbours pour ces livres moraux
que vous avez envoyÃĐs à mesdemoiselles de LagrenÃĐ. J'aime à croire
que vous Êtes restÃĐe dans la limite de sagesse que vous observez dans
toutes les nÃĐgociations. Probablement, j'aurai bientÃīt à contracter
avec vous une autre dette.
On m'a prÊtÃĐ le pamphlet de mon confrÃĻre Villemain,qui m'a paru d'une
platitude extraordinaire. Quand on a essayÃĐ de faire un livre contre
les jÃĐsuites, quand on s'est vantÃĐ de dÃĐfendre la libertÃĐ de conscience
contre l'omnipotence de l'Ãglise, il est drÃīle de venir chanter la
palinodie et d'employer de si pauvres arguments. Je crois que tout le
mÃģnde est devenu fou, exceptÃĐ l'empereur, qui ressemble aux bergers du
moyen ÃĒge qui font danser les loups avec une flÃŧte magique. On m'ÃĐcrit
trÃĻs-sÃĐrieusement de Paris que l'AcadÃĐmie française, voltairienne il y
a quelques annÃĐes, veut nommer l'abbÃĐ Lacordaire, comme protestation
contre la violence que subit le pape. Au fond, la chose m'est fort
ÃĐgale. Tant qu'on ne m'obligera pas d'aller entendre leurs sermons, on
peut nommer à l'AcadÃĐmie tous les membres du sacrÃĐ collÃĻge.
Adieu.
CCXIV
Cannes, 4 fÃĐvrier 1860.
Vous me jetez dans de grandes perplexitÃĐs au sujet de la
Sainte-Eulalie, Ã laquelle je ne pensais plus. En effet, c'est le 11 ou
le 12. J'accepte avec beaucoup de reconnaissance l'offre aimable que
vous me faites; mais je ne comprends pas grand'-chose à ces affaires
byzantines, et je crains qu'il ne s'agisse de quelque brimborion
beaucoup trop moderne pour ma cousine. Il ne faut pas oublier qu'elle
ne sort guÃĻre et qu'elle s'habille en personne de son ÃĒge, qui est
extrÊmement respectable. Peut-Être voulez-vous parler de boucles ou
d'agrafes d'argent niellÃĐ comme il en vient du Caucase et d'ailleurs.
Enfin, vous avez carte blanche avec les instructions suivantes: 1°
que la chose ne soit pas trop voyante, pas trop moderne, pas trop
colifichet; 2° qu'elle ne coÃŧte pas beaucoup plus de cent francs et
qu'elle ait l'air de valoir davantage; 3° enfin, que cela ne vous donne
pas trop de tracas. Je suis sÃŧr que vous vous acquitterez de cette
commission avec votre ponctualitÃĐ et votre discrÃĐtion ordinaires,
et je vous en remercie d'avance de tout cÅur. Cela me fait penser Ã
une chose, c'est que je ne vous ai jamais souhaitÃĐ votre fÊte. Quand
arrive-T-elle? et d'abord, quel nom avez-vous? Il me semble que
vous avez un nom luthÃĐrien ou hÃĐrÃĐtique. Mais votre patron est-il
l'ÃĐvangÃĐliste ou le baptiste? et quand lui souhaite-t-on sa fÊte? Vous
devinez que je veux vous faire une surprise, ce qui est bien difficile.
Je suis en ce moment bien souffrant sur mon canapÃĐ. Quand je suis
assis, il me semble qu'on me brÃŧle le cÃītÃĐ avec un fer chaud. Le
docteur Maure me dit de me frotter avec du baume tranquille, mais cela
ne me tranquillise pas du tout.
J'attends deux de mes amis qui viennent passer une semaine avec moi,
et je meurs de peur que le temps ne se gÃĒte. Il fait en ce moment
un soleil admirable, mais cette annÃĐe est exceptionnelle et l'on ne
peut compter sur rien. Hier, il faisait un vent qui semblait venir de
SibÃĐrie, tant il ÃĐtait glacÃĐ. Je trouve comme vous que la politique est
bien amusante. Les colÃĻres de certaines gens me donnent de la joie au
cÅur. Adieu; le mois prochain, je vous reverrai. Je suis, en attendant,
malade, mÃĐlancolique, ennuyÃĐ. Je perds la vue et je ne puis plus
dessiner, quand mÊme ma santÃĐ le permettrait. C'est une triste chose
que de vieillir!
Adieu.
CCXV
Cannes, 21 fÃĐvrier 1860.
Deux de mes amis sont venus me rendre visite, et mes devoirs de
cicÃĐrone, qui m'ont entraÃŪnÃĐ dans de longues excursions, ne m'ont pas
laissÃĐ le temps de vous rÃĐpondre immÃĐdiatement. D'ailleurs, je n'ai
reçu qu'avant-hier seulement une lettre de ma cousine au sujet des
agrafes byzantines. Je vous envoie son opinion textuelle. Elle trouve
que c'est charmant, trop charmant pour elle et beaucoup trop jeune.
Cependant, comme correctif à ce que cet arrÊt a de trop sÃĐvÃĻre, elle
ajoute qu'elle vient de se commander une robe exprÃĻs pour les porter.
Si vous n'Êtes pas satisfaite de votre succÃĻs, c'est que vous Êtes
difficile.
Je suis toujours à peu prÃĻs de mÊme, c'est-à -dire assez souffrant. D'un
cÃītÃĐ, un rhume; de l'autre, une douleur au cÅur, variÃĐtÃĐ rhumatismale
trÃĻs-incommode et trÃĻs-ÃĐtrange, car cela ne m'empÊche pas de marcher
et je ne souffre que lorsque je suis assis. Voilà ce que c'est que
de dessiner au bord de la mer aprÃĻs le coucher du soleil. Le temps
que nous avons n'est pas magnifique. Le soleil ne nous manque pas;
mais le fond de l'air est froid, et les matinÃĐes et les soirÃĐes sont
quelquefois trÃĻs-dÃĐsagrÃĐables à cause du vent qui nous arrive des
Alpes. Jamais je ne les avais vues avec tant de neige, de la base
au sommet. Ce matin, il est tombÃĐ de la neige sur la montagne de
l'EstÃĐrel, et mÊme quelques flocons sur la place devant mes fenÊtres.
C'est un scandale inouÃŊ Ã Cannes et dont les anciens n'avaient point
mÃĐmoire. La seule consolation que j'aie, c'est de penser que vous Êtes
dans le Nord bien plus mal. Les journaux me font frissonner avec leurs
10 degrÃĐs au-dessous de zÃĐro, les trois pieds de neige à Lyon et Ã
Valence, etc. Cependant, il va falloir quitter mon oasis pour aller
greloter à Paris. Je pense me mettre en route la semaine prochaine;
comme je dois m'arrÊter pour voir des monuments, je ne serai pas rendu
à Paris pour la sÃĐance impÃĐriale, qui sans doute perdra beaucoup de
son intÃĐrÊt par mon absence. J'arriverai, selon toute apparence, vers
le 3 ou le 4 mars, et j'espÃĻre vous trouver en bonne santÃĐ. Je vous
reverrai avec bien de la joie, vous pouvez vous y attendre. Ãcrivez-moi
à Marseille, poste restante. Il est probable que j'irai passer un ou
deux jours à Nice, pour me faire une opinion sur l'annexion, et je
reviendrai pour faire mes paquets. Vous ne m'avez pas envoyÃĐ votre
mÃĐmoire, qui est, je le crains, des plus formidables; quel que soit
le mÃĐtal des agrafes, il paraÃŪt qu'elles sont considÃĐrables. J'espÃĻre
pourtant rapporter de quoi m'acquitter sans Être obligÃĐ de vendre mes
livres. à propos, n'avez-vous pas à moi le _Voyage en Asie_ de M. de
Gobineau? On l'a cherchÃĐ inutilement chez moi l'autre jour. Si vous
l'avez, gardez-le. Je suis allÃĐ avant-hier mener mes amis au pont
de Gardonne; c'est un pont naturel entre des rochers à la pointe de
l'EstÃĐrel. On entre par une petite porte dans une grotte d'oÃđ l'on sort
par une autre ouverture à la haute mer. Ce jour-là , la mer avait le
diable au corps, et la grotte avait l'air d'une chaudiÃĻre bouillante.
Les matelots n'ont pas osÃĐ s'y risquer, et nous n'avons pu que
tournoyer autour du gouffre. C'ÃĐtait admirablement beau de couleur et
de mouvement. Adieu; portez-vous bien, ne sortez pas trop le soir.
CCXVI
Paris, dimanche soir, 12 mars 1860.
. . . . . . . . . . . .
Je trouve que votre air de Paris est bien lourd et j'ai toujours la
migraine. Je n'ai encore vu personne et je n'ose sortir le soir. Il me
semble que ce doit Être bien extraordinaire de faire des visites à dix
heures du soir.
Point de nouvelles du livre de mon ami M. de Gobineau; dÃĐcidÃĐment,
il doit vous rester sur la conscience. Indiquez-moi quelque roman Ã
lire. J'en ÃĐprouve un grand besoin. Pendant que j'ÃĐtais à Cannes,
j'ai lu un roman de Bulwer: _What will he do with it?_ qui m'a paru
sÃĐnile au dernier point. Il y a pourtant quelques jolies scÃĻnes et un
trÃĻs-bon sermon. Quant au hÃĐros et à l'hÃĐroÃŊne, ils dÃĐpassent tout ce
que l'usage permet dans le genre niais. Un livre qui m'a beaucoup plus
amusÃĐ, c'est l'ouvrage de M. de Bunsen sur l'origine du christianisme
et sur _tout_, pour parler plus exactement. Mais cela s'appelle
_Christianity und Mankind_ y cela n'a que sept volumes de sept à huit
cents pages. M. de Bunsen se dit trÃĻs-chrÃĐtien et il traite le Vieux et
le Nouveau Testament par-dessous la jambe. . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
J'ai appris aujourd'hui qu'il y a eu, dans un des derniers bals
masquÃĐs, une femme qui a eu le courage de paraÃŪtre en costume de 1806
sans crinoline, et que cela a produit un trÃĻs-grand effet.
CCXVII
Paris, 4 avril 1860.
. . . . . . . . . . . .
Nous avons eu hier la premiÃĻre idÃĐe de retour du printemps. Cela m'a
fait grand bien et je me suis senti renaÃŪtre. Il me semblait que je
sentais l'air de Cannes. Aujourd'hui, il fait gris et sombre. J'aurais
grand besoin de vous pour prendre la vie en patience. Je trouve qu'elle
devient tous les jours plus ennuyeuse. Le monde est par trop bÊte. Ce
qui est plus inouÃŊ que tout, c'est l'ignorance gÃĐnÃĐrale dans ce siÃĻcle
de lumiÃĻres, comme il s'appelle modestement lui-mÊme. Il n'y a plus
personne qui sache un mot d'histoire.
Vous aurez lu le discours de Dupin, qui m'a fort amusÃĐ. . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
Je n'ai jamais pu retrouver Gobineau et je sais bien pourquoi; vous
aussi. Je me suis donnÃĐ mes ÃĐtrennes à moi-mÊme, il y a deux jours,
chez Poitiers. J'ai achetÃĐ quelques trÃĻs-beaux livres vieux et d'autres
modernes trÃĻs-bien reliÃĐs. Avez-vous lu les MÃĐmoires de Hollande
attribuÃĐs à madame de la Fayette? Cela m'a fort amusÃĐ. Je vous les
prÊterai sur dÃĐpÃīt, à votre retour. Cela est reliÃĐ par Bauzonnet.--Je
me suis fait faire un domino vÃĐnitien noir avec une buretta en dentelle
ou quelque chose d'approchant, comme le dessin que j'ai fait à Venise
et que je vous ai montrÃĐ. Depuis mon retour, en cette malencontreuse
saison, je prends un intÃĐrÊt extraordinaire au temps. . . . . .
. . . . . . . . . . . .
CCXVIII
Samedi 14 avril 1860.
. . . . . . . . . J'ai menÃĐ depuis PÃĒques une vie fort dissipÃĐe: je
suis allÃĐ deux fois au bal et j'ai dÃŪnÃĐ en ville tous les jours. Ce
bal, oÃđ je devais ÃĐtrenner ce domino avec une _baretta_ vÃĐnitienne, est
remis au 24, parce qu'on juge en ce moment en Espagne les complices
d'Ortega, parmi lesquels il y a deux parents de l'impÃĐratrice. S'ils
sont fusillÃĐs, ce qui est fort dans les façons de faire du pays, je
crois que le bal sera entiÃĻrement abandonnÃĐ, et j'en serai pour mon
domino. J'ai beaucoup vu Ortega, qui est, par parenthÃĻse, un charmant
garçon, la coqueluche des belles dames de Madrid. J'ai trÃĻs-grand peur
qu'il ne s'en tire pas. Cependant, on dit qu'il y a toujours du remÃĻde
quand il s'agit de jolis garçons. . . . . . .
CCXIX
Mardi soir, 1er mai 1860.
. . . . . . . . . . . .
Le bal de l'hÃītel d'Albe ÃĐtait splendide. Les costumes ÃĐtaient
trÃĻs-beaux; beaucoup de femmes trÃĻs-jolies et le siÃĻcle montrant
de l'audace. 1° On ÃĐtait dÃĐcolletÃĐ d'une façon outrageuse par en
haut et par en bas aussi. Ã cette occasion, j'ai vu un assez grand
nombre de pieds charmants et beaucoup de jarretiÃĻres dans la valse.
2° La crinoline est en dÃĐcadence. Croyez que, dans deux ans, les
robes seront courtes et que celles qui ont des avantages naturels se
distingueront de celles qui n'en ont que d'artificiels. Il y avait des
Anglaises incroyables. La fille de lord ***, qui est charmante, ÃĐtait
en nymphe dryade, ou quelque chose de mythologique, avec une robe qui
aurait laissÃĐ toute la gorge à dÃĐcouvert si on n'y eÃŧt remÃĐdiÃĐ par un
maillot. Cela m'a semblÃĐ presque aussi vif que le dÃĐcolletage de la
maman, dont on pÃĐnÃĐtrait tout l'estomac d'un coup d'Åil. Le ballet
des _ElÃĐments_ se composait de seize femmes, toutes assez jolies, en
courts jupons et couvertes de diamants. Les NaÃŊades ÃĐtaient poudrÃĐes
avec de l'argent qui, tombant sur leurs ÃĐpaules, ressemblait à des
gouttes d'eau. Les Salamandres ÃĐtaient poudrÃĐes d'or. Il y avait une
mademoiselle Errazu merveilleusement belle. La princesse Mathilde ÃĐtait
en Nubienne, peinte en couleur bistre trÃĻs-foncÃĐ, beaucoup trop exacte
de costume. Au milieu du bal, un domino a embrassÃĐ madame de S..., qui
a poussÃĐ les hauts cris. La salle à manger avec une galerie autour,
les domestiques en costume de pages du XVIe siÃĻcle, et de la lumiÃĻre
ÃĐlectrique, ressemblait au festin de Balthazar dans le tableau de
Wrowthon. L'empereur avait beau changer de domino, on le reconnaissait
d'une lieue. L'impÃĐratrice avait un bournous blanc et un loup noir
qui ne la dÃĐguisait nullement. Beaucoup de dominos, et, en gÃĐnÃĐral,
fort bÊtes. Le duc de *** se promenait en arbre, vraiment assez bien
imitÃĐ. Je trouve qu'aprÃĻs l'histoire de sa femme, c'est un dÃĐguisement
un peu trop remarquable. Si vous ne savez pas l'histoire, la voici en
deux mots: sa femme, qui est une demoiselle *** (dont, par parenthÃĻse,
la mÃĻre devait Être ma marraine, à ce qu'on m'a dit), est allÃĐe chez
Bapst, et a achetÃĐ une parure de soixante mille francs, en disant
qu'elle la renverrait le lendemain si elle ne lui convenait pas. Elle
n'a rien renvoyÃĐ, ni argent ni parure. Bapst a redemandÃĐ ses diamants:
on lui a rÃĐpondu qu'ils ÃĐtaient partis pour le Portugal, et, en fin
de compte, on les a retrouvÃĐs au Mont-de-PiÃĐtÃĐ, d'oÃđ la duchesse de
*** les a retirÃĐs pour quinze mille francs. Cela fait l'ÃĐloge du temps
et des femmes! Autre scandale. Au bal de M. d'Aligre, une femme a ÃĐtÃĐ
pincÃĐe _black and blue_ par un mari, non moins ombragÃĐ de panaches que
M. de ***, mais plus fÃĐroce. La femme a criÃĐ et s'est ÃĐvanouie; tableau
gÃĐnÃĐral! On n'a pas jetÃĐ le jaloux par la fenÊtre, ce qui eÃŧt ÃĐtÃĐ la
seule chose sensÃĐe à faire.
Adieu.
CCXX
Samedi 12 mai 1860.
. . . . . . . . . . . .
Je vous fÃĐlicite d'avoir du beau temps et du soleil. Ici, il pleut
toujours. Quand il ne pleut pas, la chaleur est humide. Il y a de
l'orage dans l'air, et les gens nerveux comme moi sont à leur aise
comme des cordes de violon dans le feu. Pour comble de maux, je suis
obligÃĐ de rester ainsi jusqu'Ã la fin de la saison, qui ne paraÃŪt pas
prÃĻs de finir. Vous voilà bien instruite de mes projets; je voudrais
l'Être des vÃītres, que je ne soupçonne mÊme pas. Il y a eu ces jours
passÃĐs une petite histoire amusante: M. Boitelle, prÃĐfet de police, qui
doit Être l'homme le mieux informÃĐ de Paris, a appris, par le rapport
d'agents fidÃĻles, que le ministre d'Ãtat, M. Fould, ÃĐtait allÃĐ coucher
dans la maison qu'il a fait bÃĒtir dans le faubourg Saint-HonorÃĐ.
De trÃĻs-grand matin, il est allÃĐ le voir, lui a serrÃĐ la main avec
effusion, et lui a exprimÃĐ toute la part qu'il prenait à ce qui venait
d'arriver. M. Fould a cru qu'il s'agissait d'un fils à lui, qui fait
des sottises en Angleterre. Le quiproquo a durÃĐ quelque temps, jusqu'Ã
ce que le prÃĐfet de police lui ait demandÃĐ le nom de son successeur. M.
Fould a rÃĐpondu qu'il ÃĐtait allÃĐ pendre la crÃĐmaillÃĻre dans sa nouvelle
maison, et qu'il avait trouvÃĐ commode de ne passe dÃĐranger pour aller
coucher au ministÃĻre.--Les carlistes sont ici dans le dÃĐsespoir de la
platitude de Montemolin. Il n'est pas douteux qu'il n'ait attendu la
fusillade d'Ortega pour faire sa renonciation, attendu qu'il ÃĐprouvait
le phÃĐnomÃĻne de la peur. Il eÃŧt ÃĐtÃĐ plus noble de se dÃĐpÊcher pour
qu'il n'y eÃŧt personne de fusillÃĐ. Il reste à Londres un frÃĻre qui n'a
pas abdiquÃĐ et qui a des enfants; il s'appelle *** et est mariÃĐ Ã une
fille du duc de ***. Il a escroquÃĐ les diamants de sa femme, et avec le
produit entretient une femme de chambre d'icelle. Cela prouve un homme
de goÃŧt.--Il paraÃŪt que LamoriciÃĻre est dÃĐjà un peu ennuyÃĐ de tous les
tracas qu'il rencontre en terre papale. Le cardinal Antonelli disait,
il y a peu de temps, Ã un ministre ÃĐtranger, qu'il n'avait jamais
rencontrÃĐ un homme plus distinguÃĐ que LamoriciÃĻre: ÂŦJe lui ai parlÃĐ de
la situation et il y a trouvÃĐ tout de suite cinq ou six remÃĻdes; et
il parle si bien, que, dans une heure de temps, il m'a donnÃĐ quatre
avis diffÃĐrents sur la mÊme question, tous si bien motivÃĐs, que je
n'ai que l'embarras du choix.Âŧ Ici, on est extrÊmement prÃĐoccupÃĐ de
l'expÃĐdition de Garibaldi, et l'on craint qu'il n'en rÃĐsulte une
complication gÃĐnÃĐrale. Je crois que M. de Cavour ne serait peut-Être
pas trÃĻs-fÃĒchÃĐ qu'il se fÃŪt casser les reins en Sicile; mais, s'il
rÃĐussit, il deviendra dix fois plus dangereux. Vous serez probablement
ÃĐtonnÃĐe quand vous saurez que je travaille et que j'ÃĐcris comme dans
mon bon temps. Quand je vous verrai, je vous raconterai par quelle
singuliÃĻre circonstance j'ai secouÃĐ mon antique paresse. Ce serait trop
long de vous ÃĐcrire tout cela, mais il ne s'agit pas d'Åuvres à votre
usage. Lisez le livre de Granier de Cassagnac sur les Girondins. Il y
a les piÃĻces les plus curieuses, et les plus horribles descriptions
des massacres et des bÊtises rÃĐvolutionnaires, tout cela ÃĐcrit avec
beaucoup de passion et de verve.
J'ai reçu il y a trois jours la visite de M. Feydeau, qui est un fort
beau garçon, mais qui m'a semblÃĐ d'une vanitÃĐ par trop naÃŊve. Il va en
Espagne pour y faire le complÃĐment de ce que Cervantes et Lesage ont
ÃĐbauchÃĐ! Il a encore une trentaine de romans à faire, dont il mettra la
scÃĻne dans trente pays diffÃĐrents; c'est pourquoi il voyage.
Adieu; je pense sans cesse à vous, malgrÃĐ tous vos dÃĐfauts. . . . . . .
. .
CCXXI
ChÃĒteau de Fontainebleau, 12 juin 1860.
Pourquoi ne m'avez-vous pas ÃĐcrit? Vous auriez dÃŧ le faire pour
beaucoup de raisons. On m'a retenu ici pour cette semaine. J'espÃĻre
bien vous retrouver à Paris, car vous aurez sans doute prolongÃĐ votre
villÃĐgiature si le temps vous a aussi maltraitÃĐe que nous. Cependant,
nous avons fait quelques jolies promenades dans les bois, entre deux
ondÃĐes; tout est d'un vert d'ÃĐpinards uniforme, et, quand il n'y a
pas de soleil, c'est mÃĐdiocre. Il y a des rochers et des bruyÃĻres qui
auraient leur mÃĐrite si l'on s'y promenait en tÊte-à -tÊte, en causant
de toute sorte de choses comme nous savons faire; mais nous allons
en longue file de chars à bancs oÃđ l'on n'est pas toujours trÃĻs-bien
appareillÃĐ pour l'amusesement rÃĐciproque. Il n'y a pas, d'ailleurs, de
rÃĐpublique oÃđ l'on soit plus libre, ni de chÃĒtelain et de chÃĒtelaine
plus aimables pour leurs hÃītes. Avec tout cela, les journÃĐes ont
vingt-quatre heures, dont on passe au moins quatre en pantalon collant,
ce qui semble un peu dur dans ce temps de mollesse et de mauvaises
habitudes.
Je me suis enrhumÃĐ horriblement les premiers jours de mon arrivÃĐe. Au
reste, comme à brebis tondue Dieu mesure le vent, je n'ai plus eu mes
douleurs dÃĻs que je me suis mis à tousser.
Je n'admets pas un instant que vous ne m'attendiez pas. Il serait
absurde d'aller à la mer avant que le temps se fÃŧt mis au beau et
surtout au chaud. Engagez vos amis à la patience; j'en ai beaucoup
aussi, et, entre autres, celle de redire cent fois la mÊme chose à une
personne qui ne veut guÃĻre entendre. Adieu. . . . .
. . . . . . . . . . . .
CCXXII
Paris, dimanche soir, 2 juillet 1860.
J'ai reçu votre lettre ce matin. La mer agitÃĐe que vous dites diminue
un peu mes regrets de rester à Paris. Cependant, il est impossible
que ce temps de chien dure toujours, malgrÃĐ les taches du soleil que
m'apprend mon journal.
Notre session se prolonge indÃĐfiniment, ce dont j'enrage. Je cherche
des moyens d'ÃĐchapper, mais cela est fort difficile, vu ma grandeur qui
m'attache au rivage. Cela ne veut pas dire que je ne sois toujours prÊt
à faire cinquante lieues pour aller dÃŪner avec vous si l'on m'en priait
et si l'on voulait bien m'attendre; c'est une insinuation fort humble
que je prends la libertÃĐ de vous adresser. En partant si tÃīt, vous
perdrez un bien beau spectacle, celui de me voir passer _in fiocchi_
et en gants noirs dans la rue de Rivoli au milieu des populations
admiratrices[1]. Je ne sais combien de vacances cette pompe fera dans
nos rangs, mais je crains fort qu'elle ne tourne qu'au profit des
croque-morts. Il est venu avant-hier trente mille personnes jeter de
l'eau bÃĐnite, et davantage aujourd'hui. Cela montre bien la badauderie
de cette magnanime nation! Elle est toujours plus bÊte qu'on ne le
croit, et c'est beaucoup dire.
Les orlÃĐanistes prÃĐtendent que M. BrÃĐnier a ÃĐtÃĐ assommÃĐ par un mari peu
dÃĐbonnaire; ce qui me paraÃŪt peu probable, vu l'ÃĐnorme ventre qu'il a.
Le plus croyable, c'est que les lazzaroni ont cru venger ainsi leur roi
violentÃĐ. Les libÃĐraux ont assassinÃĐ, en reprÃĐsailles, les commissaires
de police, ce qui a fait beaucoup de bien à M. BrÃĐnier. Les Italiens
du Nord n'ont point la vivacitÃĐ de sentiments des Napolitains. Ils
ont du sens commun et de la logique, comme disait Stendhal, tandis
que les Napolitains sont des enfants de douze ans mal ÃĐlevÃĐs. Nous en
verrons de belles probablement cet automne, et ce serait bien le cas
d'y aller faire un tour, au lieu d'aller en Afrique. Je vous attends
au moment oÃđ votre salon sera plein des curiositÃĐs du pays, oÃđ vous
aurez une robe de chambre à ramages et des babouches. Vous regretterez
bien les boues de Paris. Au reste, je ne veux pas vous parler encore de
votre expÃĐdition. Il peut arriver bien des choses qui feront changer
vos projets. Vous connaissez les miens. Je resterai au British Museum
jusqu'à la fin de juillet; puis j'irai passer quelques jours à Bath,
puis en Ãcosse, oÃđ j'attendrai le mois de septembre et une invitation
de votre part.
Adieu.
[1] Ã l'occasion de l'enterrement du prince JÃĐrÃīme.
CCXVIII
Paris, jeudi, 12 juillet 1860.
Voilà , je crois, le beau temps tout à fait revenu. Je partirai, selon
toute apparence, au commencement de la semaine prochaine. Si l'idÃĐe
vous venait d'aller voir lady *** sur le bord de la mer, dans les
premiers jours d'aoÃŧt, j'espÃĻre que vous voudriez bien m'en faire part.
Je me figure que la campagne anglaise doit Être belle en ce moment,
et qu'il serait agrÃĐable de passer quelques jours chez votre amie Ã
flÃĒner et à regarder la mer, à manger des crevettes et à prendre le thÃĐ
les fenÊtres ouvertes. Je suis toujours un peu malade. Hier surtout,
j'ÃĐtais trÃĻs-mal à mon aise. J'ai cependant mon nouvel ami pour me
tenir compagnie. C'est un hibou que j'ÃĐlÃĻve, et qui a des sentiments.
Je le lÃĒche aprÃĻs dÃŪner et il vole par ma chambre, et, faute de petits
oiseaux, prend des mouches trÃĻs-adroitement. Il a une physionomie
trÃĻs-drÃīle et ressemble aux gens remplis de prÃĐtentions, par son air et
son expression ultra-graves.--Nous avons eu un enterrement terrible.
Nous avons ÃĐtÃĐ sept quarts d'heure à dÃĐfiler entre le Palais-Royal et
les Invalides, puis la messe, puis une oraison funÃĻbre de l'abbÃĐ CÅur,
qui a louÃĐ les principes de 89, tout en disant que nos soldats ÃĐtaient
prÊts à mourir pour dÃĐfendre le pape. Il a dit encore que le premier
NapolÃĐon n'aimait pas la guerre et qu'on l'a toujours contraint à se
dÃĐfendre. Le plus beau delà cÃĐrÃĐmonie a ÃĐtÃĐ un _De profundis_ chantÃĐ
dans le puits que vous savez et que nous entendions au travers d'un
crÊpe noir, qui nous sÃĐparait du tombeau. Il me semble que, si j'ÃĐtais
musicien, je profiterais de l'effet admirable de ce crÊpe sur le son,
pour un opÃĐra à grand' spectacle.--Il n'y a plus guÃĻre de monde Ã
Paris. Le soir, on va aux Champs-ÃlysÃĐes entendre la musique de Musard,
les belles dames et les lorettes assez pÊle-mÊle, et trÃĻs-difficiles Ã
distinguer. On va encore au Cirque, voir les chiens savants qui font
monter une boule sur un plan inclinÃĐ, en sautant dessus. Ce siÃĻcle
perd toute espÃĻce de goÃŧt pour les amusements intellectuels. Avez-vous
lu le livre que je vous ai prÊtÃĐ et vous a-t-il amusÃĐ? l'_Histoire de
madame de la Guette_ me plaÃŪt plus que _la Juive de Hollande_, oÃđ il
y a des choses qui ont dÃŧ vous scandaliser. On me demande le titre
d'un roman anglais pour un malade qui ne peut lire que cela. Peut-Être
pourrez vous m'en dire un. Je viens de fabriquer un grand rapport sur
la bibliothÃĻque de Paris. C'est, je crois, ce qui m'a rendu si malade.
Je perds mon temps à me mÊler de ce qui ne me regarde pas et on me
met sur le dos toutes les affaires des autres. J'ai quelquefois envie
de faire un roman avant de mourir; mais tantÃīt le courage me manque,
tantÃīt, quand je suis en bonne disposition, on me donne des bÊtises
administratives à arranger. Je vous ÃĐcrirai avant mon dÃĐpart. Adieu. .
. . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
CCXXIV
Londres, _British Museum_, 20 juillet 1860.
C'est assurÃĐment fort aimable à vous de ne pas m'avoir donnÃĐ signe de
vie, ni un mot d'adieu avant mon dÃĐpart. Je ne vous pardonnerai que
la premiÃĻre fois que nous nous verrons. J'ai ÃĐtÃĐ retardÃĐ par toute
sorte d'embarras, et je n'ai pu partir qu'hier matin, par un temps
de chien. Pourtant, je me suis conduit assez hÃĐroÃŊquement pendant la
traversÃĐe, et j'ai ÃĐtÃĐ presque le seul qui n'ait pas rendu l'ÃĒme aux
flots agitÃĐs. J'ai trouvÃĐ ici le temps de l'ÃĐclipse à Paris. Il me
faut toujours quelque temps à Londres pour m'habituer à la singuliÃĻre
lumiÃĻre qu'il y fait. Il semble qu'elle passe au travers d'une gaze
brune. Cette lumiÃĻre et les fenÊtres sans rideaux me tracasseront
encore quelques jours. En revanche, je me suis rÃĐgalÃĐ de toute sorte de
bonnes choses, et j'ai dÃŪnÃĐ et dÃĐjeunÃĐ comme un ogre, ce qui ne m'ÃĐtait
pas arrivÃĐ depuis assez longtemps. Mon seul regret est de n'avoir pas
ici ma chouette, qui joue sur mon tapis le soir, comme le chat que
vous connaissiez autrefois. Je vous assure que c'est une trÃĻs-jolie
bÊte, et qui a de l'esprit plus quelle n'est grosse, car elle ne l'est
pas plus que mon poing. Il m'importe trÃĻs-particuliÃĻrement de savoir
d'une maniÃĻre trÃĻs-exacte, avant la fin de ce mois de juillet, Ã
quelle ÃĐpoque vous vous proposez de venir à Paris, le temps que vous y
passerez et quand vous prÃĐtendez aller à Alger. C'est en consÃĐquence
de vos plans que je ferai les miens. Je n'ai pas besoin de vous dire
que vous Êtes le grand motif dÃĐterminant pour moi, de quitter les
Highlands plus tÃīt, ou mÊme de n'y pas aller du tout. Ne songez pas et
surtout ne faites pas semblant de croire que ce serait un sacrifice. Je
reviendrais demain si vous me disiez que vous Êtes à Paris. Sachez pour
votre gouverne que je suis ici jusqu'au 30.
Adieu; je suis vraiment de bien mauvaise humeur contre vous.
CCXXV
Mercredi soir, 9 aoÃŧt 1860. 9, _South Parade Bath._
Je vous ai achetÃĐ un voile bleu avant de quitter Londres. Je voulais
vous ÃĐcrire; mais mon ministre m'avait accablÃĐ de commissions, et
c'eÃŧt ÃĐtÃĐ de la charitÃĐ de votre part que de venir m'aider à m'en
acquitter. J'ai choisi des robes, des chapeaux et des rubans, tout cela
le plus fantastique que j'ai pu. Je crains que les chiens de France
ne courent aprÃĻs les infortunÃĐes qui porteront ces belles choses de
mon choix; je suis fÃĒchÃĐ de vous voir si opposÃĐe à une excursion en
Angleterre, pendant que j'y suis. Cela ne vous plaÃŪt pas. Vous sentez
bien qu'il n'y a pas de bruyÃĻres et de montagnes que je ne quitte avec
empressement pour vous voir avant votre dÃĐpart. Qu'il nous reste au
moins un souvenir heureux en nous quittant pour si longtemps. . . . . .
. . . . . . . . . . . .
J'ai menÃĐ depuis huit jours une vie à rendre poussif un cheval pur
sang, le jour en courses, _shopping and visiting_; le soir dÃŪnant en
ville chez les aristos, oÃđ je trouvais toujours les mÊmes plats et
presque les mÊmes visages. Je ne me rappelais guÃĻre les noms de mes
hÃītes, et, quand ils ont des cravates blanches et des habits noirs,
je trouve que tous les Anglais se ressemblent. Nous sommes ici fort
dÃĐtestÃĐs et encore plus craints. Rien n'est plus drÃīle que la peur
que l'on a de nous et qu'on ne prend pas la peine de dissimuler. Les
volontaires sont encore plus bÊtes que la garde nationale ne l'ÃĐtait
chez nous en 1830, parce qu'on apporte à tout dans ce pays-ci un air
sÃĐrieux qu'on n'a pas ailleurs. Je connais un fort galant homme de
soixante-seize ans, qui fait l'exercice tous les jours en culotte
de zouave. Le ministÃĻre est trÃĻs-faible et ne sait ce qu'il veut,
l'opposition ne le sait pas davantage. Mais grands et petits sont
d'accord pour croire que nous avons envie de tout annexer. En mÊme
temps, il n'y a personne qui ne sente qu'une guerre serait impossible
tant qu'il ne sera pas question d'annexer les trois royaumes. Je n'ai
pas ÃĐtÃĐ trÃĻs-content de la lettre de l'empereur à M. de Persigny. Il
me semble que mieux aurait valu ne rien dire du tout, ou leur dire
seulement ce que je leur rÃĐpÃĻte tous les soirs, c'est qu'ils sont
bien bÊtes. Je vous conseille de me rÃĐpondre au plus vite, car je
suis fort mÃĐlancolique et j'ai besoin de consolations. Je retourne
à Londres lundi prochain. Ãcrivez-moi: 18, _Arlington street_, chez
M. Ellice. Je n'y resterai pas longtemps et j'irai tout de suite je
crois à Glenquoich, avec lui.--Cette ville-ci est trÃĻs-jolie. Il n'y a
pas trop de fumÃĐe et on voit partout des collines couvertes d'herbes
et d'arbres. Il n'y fait pas trop froid. J'y suis chez des amis gens
d'esprit, et il y a des bains qui me font du bien. Adieu. . . . . .
. . . . . . . . . . . .
CCXXVI
8 aoÃŧt 1860. Londres, 18, _Arlington street._
Je reçois votre lettre au moment de partir pour Glenquoich. Je n'ai pas
besoin de vous dire qu'elle ne me fait nul plaisir. Mais je ne vous
ferai cependant pas de reproches. Pour le moment, je ne suis prÃĐoccupÃĐ
que d'une chose, c'est de chercher comment je pourrai vous dire adieu.
De votre cÃītÃĐ, tÃĒchez de faire aussi quelque chose afin de gagner
un peu de temps. Je ne dÃĐsespÃĻre pas qu'en nous y mettant tous les
deux nous ne parvenions à nous retrouver et à passer quelques heures
ensemble. Plus je rÃĐflÃĐchis à votre expÃĐdition d'AlgÃĐrie, plus elle me
paraÃŪt folle. Il est ÃĐvident que les affaires d'Orient, compliquÃĐes
comme elles le sont, et devant se compliquer encore davantage Ã
tout instant, pourront obliger votre frÃĻre à partir sur un signe du
tÃĐlÃĐgraphe, et vous demeurerez fort empÊchÃĐe de votre personne au
milieu de vos Arabes. Il me paraÃŪt probable que le dÃĐbarquement des
Français en Syrie serait suivi d'une explosion gÃĐnÃĐrale de pillages et
de massacres dans tout l'Orient; trÃĻs-vraisemblablement encore, les
provinces turques de la GrÃĻce, c'est-Ã -dire la Thessalie, la MacÃĐdoine
et l'Albanie chrÃĐtienne feront quelque mouvement en reprÃĐsailles. Tout
sera en feu cet hiver en Orient. Aller à Alger dans un pareil moment,
cela, je vous le rÃĐpÃĻte, me semble aussi fou que possible. Encore
si vous trouviez à ce voyage quelque attrait particulier! mais vous
paraissez maintenant le regretter. . . . . .
. . . . . . . . . . . .
Il fait un temps atroce. Hier, le soleil s'est montrÃĐ pour la
premiÃĻre fois depuis mon arrivÃĐe en Angleterre; mais, ce matin, en me
rÃĐveillant, j'entendais la pluie fouetter sur ma fenÊtre. Le baromÃĻtre
est à grande pluie, et je ne vois pas à cent pas. Je ne comprends pas
trop ce que deviendra le blÃĐ avec le vent et la pluie et le froid.
Le _Times_ me dit qu'il est tombÃĐ quatre pieds de neige à Inverness,
oÃđ je coucherai lundi prochain. Y aura-t-il assez de charbon de
terre et assez de plaids en Ãcosse pour remÃĐdier à tant de maux?
MalgrÃĐ le temps froid et couvert que j'ai eu à Bath et aux environs,
le pays m'a beaucoup plu. J'ai vu des collines trÃĻs-dÃĐcoupÃĐes, des
arbres magnifiques, et une richesse de verdure dont on n'a pas d'idÃĐe
ailleurs, si ce n'est peut-Être dans les hautes vallÃĐes de la Suisse.
Mais tout cela ne vaut pas Saint-Cloud ou Versailles par un beau temps.
Adieu, chÃĻre amie; je suis bien triste et je voudrais Être en colÃĻre.
Je n'en ai pas la force, car je ne vous accuse pas. . . . . .
. . . . . . . . . . . .
Voici mon adresse à Glenquoich, mais je n'y serai que dans quelques
jours: _Care of Rt. Hon. E. Ellice, Glenquoich, fort Augustus._
CCXXVII
Glenquoich, 22 aoÃŧt 1860.
Je suis sans nouvelles de vous. . . . . .
. . . . . . . . . . . .
Ce n'est pas chose facile de partir d'ici. Outre les gens qui vous
retiennent, il y a les difficultÃĐs matÃĐrielles, les jours de bateaux
à vapeur pour aller gagner par les lacs les extrÃĐmitÃĐs des chemins
de fer. Nous avons ici un temps presque toujours dÃĐtestable, mais
qui n'empÊche pas les gens de sortir. On est si habituÃĐ Ã la pluie,
que, lorsqu'il ne tombe pas des hallebardes, on croit qu'on peut se
promener. Les sentiers sont quelquefois des torrents, on ne voit pas
les montagnes à cent pas de soi, mais on rentre en disant: _Beautiful
walk._ Ce qu'il y a de pire en ce pays-ci, c'est un moucheron appelÃĐ
_midge_; et des plus vÃĐnimeux. Ils sont trÃĻs-friands de mon sang
et j'ai la figure et les mains dÃĐvorÃĐes. Je suis ici avec deux
demoiselles, l'une blonde et l'autre rousse, toutes les deux avec
une peau de satin, et les horribles midges prÃĐfÃĻrent s'attaquer Ã
moi. Notre principal amusement est la pÊche. Elle a l'avantage que
les midges craignent l'eau et ne se hasardent jamais sur le lac.
Nous sommes ici quatorze personnes. Dans la journÃĐe, chacun s'en va
de son cÃītÃĐ. Le soir, aprÃĻs le dÃŪner, chacun prend un livre ou ÃĐcrit
des lettres. Causer et chercher à s'amuser les uns par les autres est
chose inconnue aux Anglais. Je voudrais bien savoir quelque chose de
vos projets. Ãcrivez-moi à Londres dÃĻs que vous recevrez cette lettre.
Dites-moi quand vous partez et si je pourrai vous dire adieu. Je tiens
pour certain que vous ferez vos efforts pour que nous puissions passer
quelques heures ensemble avant votre grand voyage. L'air des Highlands
me fait du bien. Il me semble que je respire mieux que je ne faisais
avant de venir ici. Je ne puis me rÃĐsigner à manger, et c'est le grand
plaisir dans ce temps de pluie et de brouillards. Nos chasseurs nous
tuent des cerfs sur les montagnes, souvent des grouses, et nous avons
tous les jours des oiseaux trÃĻs-bons. Je soupire pour une soupe maigre
ou pour dÃŪner seul chez moi ou à Saint-ChÃĐron avec vous; ce dernier
souhait ne se rÃĐalisera pas, j'en ai bien peur. Je ne sais si je vous
ai dit que j'avais pour vous un voile bleu. J'ai eu le courage de ne
pas m'en servir pour vous le rapporter frais. Si vous saviez quelles
montagnes les _midges_ vous dessinent sur la figure, vous apprÃĐcieriez
la force d'ÃĒme dont j'ai fait preuve. Adieu.
CCXXVIII
Paris, 14 septembre 1860.
J'ai reçu votre lettre, chÃĻre amie. Je vous avoue que je trouve que
vous auriez pu rester un jour de moins à Lestaque et le passer à Paris.
. . .
Je suis ici avec Panizzi depuis une dizaine de jours. Je fais le mÃĐtier
de cicÃĐrone et lui montre depuis le cÃĻdre jusqu'Ã l'hysope. Il n'y a
plus un chat à Paris d'ailleurs, ce qui me plaÃŪt assez. Cependant, les
soirÃĐes commencent à devenir longues.
Je voudrais vous donner des nouvelles du grand brouillamini qui vient
de commencer. Mais je ne sais rien et ne comprends rien. Mon hÃīte croit
que le pape et les Autrichiens seront chassÃĐs. Pour le premier, les
apparences sont fort mauvaises; quant aux autres, je crois que, si
Garibaldi s'y frotte, il s'en mordra les doigts. On m'ÃĐcrit de Naples
un mot trÃĻs-philosophique du roi avant de s'embarquer: il recevait
toutes les cinq minutes la dÃĐmission d'un gÃĐnÃĐral ou d'un amiral;
ÂŦMaintenant, ils sont trop Italiens pour se battre contre Garibaldi;
dans un mois, ils seront trop royalistes pour se battre contre les
Autrichiens.Âŧ Il est impossible de s'imaginer la fureur des carlistes
et des orlÃĐanistes. Un Italien assez sensÃĐ me dit que M. de Cavour a
fait entrer l'armÃĐe sarde dans les Ãtats de l'Ãglise, parce que Mazzini
allait y faire une rÃĐvolution. Je trouve à cela quelque vraisemblance.
Vous aurez vu probablement les fÊtes de Marseille. On m'ÃĐcrit que
c'ÃĐtait fort beau et que l'enthousiasme a ÃĐtÃĐ Ã la fois rÃĐflÃĐchi et
bruyant; qu'il y a eu beaucoup d'ordre malgrÃĐ une multitude immense,
exaltÃĐe et mÃĐridionale. Manger paraÃŪt avoir ÃĐtÃĐ la chose la plus
difficile, et coucher quelque part à peu prÃĻs autant. Le spectacle
des Marseillais dans leur ÃĐtat ordinaire m'amuse toujours; leur ÃĐtat
d'excitation devait Être encore plus drÃīle; et, pour cela, et pour
autre chose encore que vous devinerez, je regrette de n'avoir pas ÃĐtÃĐ
à Marseille ou aux environs. Panizzi, qui a un grand goÃŧt pour la
locomotion, pense à aller faire un voyage de huit jours à Turin et me
presse de l'accompagner. J'en aurais grande envie, mais je n'ose. Il me
paraÃŪt un peu dÃĐlicat d'aller voir M. de Cavour et peut-Être Garibaldi,
et, dans le doute, je prendrai sagement le parti de l'abstention.
J'aurai beaucoup de commissions à vous donner pour Alger lorsque vous y
serez installÃĐe. Vous savez les choses qui me conviennent, et, lorsque
vous en trouverez, ne perdez pas les bonnes occasions. Je me recommande
surtout à vous pour me trouver une robe de chambre pleine de caractÃĻre.
Je voudrais aussi que vous fissiez connaissance avec les femmes du pays
et que vous me racontassiez franchement ce que vous aurez vu et entendu.
Ma chouette est toujours trÃĻs-aimable, mais trÃĻs-peu propre, ce qui
fait mon malheur. Elle est dÃĐsespÃĐrÃĐe quand on la met en cage, et
elle abuse de sa libertÃĐ; je ne sais qu'en faire. Elle ne veut pas
s'envoler. Je vais demain avec Panizzi chez DisdÃĐri pour me faire
photographier. Je vous enverrai un exemplaire de mon portrait. On a
essayÃĐ Ã Glenquoich; mais il y a si peu de jour dans ce pays-là , qu'il
n'est venu qu'une espÃĻce d'ombre surmontÃĐe d'une casquette parfaitement
modelÃĐe. Je ne suis pas trÃĻs-content de votre photographie.
Adieu, chÃĻre amie; nous avons depuis huit jours un assez beau temps, un
peu froid; mais, de midi à quatre heures, on voit le soleil, et c'est
un spectacle si rare cette annÃĐe, qu'on se tient pour heureux. Adieu;
portez-vous bien, ayez soin de vous et pensez un peu à moi.
CCXXIX
17 septembre 1860.
Je ne perds pas un moment pour vous dire que je viens de recevoir
votre lettre du 13 de ce mois. Je vois que vous vous plaignez de
n'avoir pas reçu de lettres et je n'y comprends rien. Il y a dans
tout cela un mystÃĻre que je ne m'explique pas. Je vous fÃĐlicite de
votre heureuse traversÃĐe. La mienne n'a pas ÃĐtÃĐ aussi bonne pour avoir
ÃĐtÃĐ moins longue, je suppose, mais cela ne s'applique qu'aux lettres
de Marseille; je suppose que tout le monde a perdu la tÊte lors du
passage de l'empereur, et que tous les services ont ÃĐtÃĐ suspendus. Un
nÃĐgociant de Marseille, Ã qui j'avais ÃĐcrit pour un envoi trÃĻs-pressÃĐ,
m'a rÃĐpondu hier qu'il n'avait pas eu le temps, à cause des fÊtes. Il
paraÃŪt que personne n'ÃĐtait plus à son affaire. Nous avons, depuis
quelques jours, un trÃĻs-beau temps. Probablement j'en aurais profitÃĐ
pour aller dire adieu à la campagne, mais j'ai eu chez moi mon ami
Panizzi. Je l'ai emballÃĐ hier pour Turin, oÃđ il ne restera que quelques
jours. Il doit revenir à la fin de la semaine. Je suis mieux portant
depuis mon voyage en Ãcosse. Seulement, je dors fort mal. Je vous envie
le spectacle que vous allez avoir: la partie arabe, qui doit avoir
un certain caractÃĻre d'ÃĐtrangetÃĐ; vous m'en ferez une description
dÃĐtaillÃĐe, j'espÃĻre. Adieu, chÃĻre amie. Veuillez m'ÃĐcrire aussitÃīt que
vous aurez reçu ma lettre. Dites-moi ce que vous pensez de ces lettres
perdues ou retardÃĐes, et donnez-moi vos ordres pour le petit paquet que
j'ai à vous envoyer. Je me suis abstenu de chercher moi-mÊme un moyen,
persuadÃĐ que vous en trouverez un. Adieu; prenez bien soin de vous. . .
. . . .
CCXXX
Paris, 7 octobre 1860.
ChÃĻre amie, vos lettres m'arrivent enfin et me rassurent sur le sort
des miennes. Vous avez raison d'accuser les Marseillais d'avoir perdu
la tÊte à l'occasion du passage de l'empereur. Ils avaient mÊme
perdu deux petits barils de vin d'Espagne qu'on m'envoyait et qui
sont restÃĐs à l'entrepÃīt, je ne sais combien de temps. Le nÃĐgociant
marseillais qui devait les recevoir m'ÃĐcrit trÃĻs-naÃŊvement qu'il
ÃĐtait trop occupÃĐ des fÊtes pour penser à mon vin, et qu'il n'a pu
le rÃĐclamer qu'aprÃĻs s'Être un peu reposÃĐ.--Je comprends fort bien
l'ÃĐblouissement et l'intÃĐrÊt que doit avoir pour vous la premiÃĻre vue
de la vie orientale. Vous dites trÃĻs-bien que vous trouvez à chaque pas
des choses bouffonnes et d'autres admirables. Il y a en effet toujours
quelque chose de bouffon dans les Orientaux, comme dans certaines bÊtes
ÃĐtranges et pompeuses que nous voyions autrefois au Jardin des Plantes.
Decamps a fort bien saisi cette apparence bouffonne, mais il n'a pas
rendu le cÃītÃĐ trÃĻs-grand et trÃĻs-beau. Je vous remercie beaucoup de
vos descriptions; seulement, je les trouve un peu incomplÃĻtes. Vous
avez eu le rare privilÃĻge de voir des femmes musulmanes et vous ne me
dites pas ce que je voudrais savoir. Font-elles en AlgÃĐrie, comme en
Turquie, une grande exhibition de leurs appas? Je me souviens avoir vu
la gorge de la mÃĻre du sultan actuel, comme je vous ai vu le visage.
Je voudrais encore savoir quel ÃĐtait le caractÃĻre des danses que
vous avez vu danser, et s'il ÃĐtait modeste, et, s'il ne l'ÃĐtait pas,
dites-moi pourquoi. Si vous m'indiquez une occasion pour le paquet
que je vous destine, je vous l'expÃĐdierai tout de suite; si vous n'en
avez pas, en passant à Marseille, je le remettrai au premier paquebot
en partance. Je voudrais bien que vous me trouvassiez quelque objet Ã
ma convenance. Vous savez ce qui ferait mon affaire, je m'en rapporte
à votre divination. Je suis allÃĐ passer quelques jours en Saintonge
et ne suis revenu qu'hier. Le temps a ÃĐtÃĐ constamment dÃĐtestable, et
j'ai rapportÃĐ une extinction de voix et un rhume affreux. J'ai trouvÃĐ
là des gens profondÃĐment dÃĐconfits, pleurant toutes les larmes de
leurs yeux sur les malheurs du saint-pÃĻre et du gÃĐnÃĐral LamoriciÃĻre.
Le gÃĐnÃĐral Changarnier fait, Ã ce qu'on dit, un rÃĐcit de la campagne
de son collÃĻgue, oÃđ, aprÃĻs lui avoir donnÃĐ les plus grands ÃĐloges, il
montre qu'il n'a fait que des bÊtises ÃĐnormes. à mon avis, le seul des
hÃĐros martyrs dont on ne peut rire, c'est Pimodan, qui est mort comme
un brave soldat. Ceux qui crient aux martyrs parce qu'ils ont ÃĐtÃĐ
pris sont des farceurs sur lesquels je ne m'apitoie guÃĻre. Le temps
prÃĐsent est, d'ailleurs, parfaitement comique, et il fait bon lire
son journal pour apprendre chaque matin quelque catastrophe, lire les
notes de Cavour ou les encycliques. J'ai vu qu'on avait fusillÃĐ Walker
en AmÃĐrique, ce qui m'a surpris, car son cas est celui de Garibaldi,
que nous admirons tous. Avez-vous trouvÃĐ mon portrait ressemblant? En
voici un meilleur ou du moins d'une expression un peu moins sinistre.
Je voudrais vous donner des nouvelles de Paris, mais il n'y a encore
personne. Je vous envie d'Être au soleil! Si vous avez quelque
commission à me donner, je suis encore à Paris pour un mois et plus.
Vous ne me dites rien de la cuisine du pays. Y a-t-il quelque chose de
bon? Si oui, emportez la recette. Adieu, chÃĻre amie.
CCXXXI
Paris, 16 octobre 1860.
ChÃĻre amie, j'ai reçu votre n° 5, pas par un convoi de grande vitesse.
Je suppose qu'il a eu un de ces coups de vent dont le journal nous
parle tous les matins. Il paraÃŪt que la MÃĐditerranÃĐe fait des siennes
cette annÃĐe. Je vous envie le soleil et la chaleur dont vous jouissez.
Ici, c'est toujours pluie ou brouillard, quelquefois humiditÃĐ chaude,
plus souvent humiditÃĐ froide, toujours aussi dÃĐsagrÃĐable que possible.
Paris est toujours complÃĻtement vide. Je passe mes soirÃĐes à lire et
quelquefois à dormir. Avant-hier, j'ai voulu entendre de la musique
et je suis allÃĐ aux Italiens. On jouait le Barbier. Cette musique,
qui est la plus gaie qu'on ait jamais ÃĐcrite, ÃĐtait exÃĐcutÃĐe par des
gens qui avaient tous l'air de revenir d'un enterrement. Mademoiselle
Alboni, qui jouait Rosine, chantait admirablement, avec l'expression
d'une serinette. Gardoni chantait comme un homme comme il faut, qui
craint d'avoir l'air d'un acteur. Il me semble que, si j'avais ÃĐtÃĐ
Rossini, je les aurais tous battus. Il n'y avait que le Basile, dont je
ne me rappelle plus le nom, qui ait chantÃĐ comme s'il comprenait les
paroles.--Vous m'avez promis une description exacte et circonstanciÃĐe
de quantitÃĐs de choses intÃĐressantes que je ne puis voir. GrÃĒce aux
privilÃĻges de votre sexe, vous pouvez entrer dans les harems et causer
avec les femmes. Je voudrais savoir comment elles sont habillÃĐes, ce
qu'elles font, ce qu'elles disent, ce qu'elles pensent de vous. Vous
m'avez aussi parlÃĐ de danses. Je suppose que c'est plus intÃĐressant que
ce qu'on voit aux bals de Paris; mais il me faudrait une description
un peu dÃĐtaillÃĐe. Avez-vous compris le sens de ce que vous voyez? Vous
savez que tout ce qui se rapporte à l'histoire de l'humanitÃĐ est plein
d'intÃĐrÊt pour moi. Pourquoi n'ÃĐcririez-vous pas sur un papier ce que
vous voyez et ce que vous entendez?
Je ne sais s'il y aura du CompiÃĻgne cette annÃĐe. On me dit que
l'impÃĐratrice, que je n'ai pas vue, est toujours horriblement dÃĐsolÃĐe.
Elle m'a envoyÃĐ une belle photographie de la duchesse d'Albe, faite
plus de vingt-quatre heures aprÃĻs sa mort. Elle a l'air de dormir
tranquillement. Sa mort a ÃĐtÃĐ trÃĻs-douce. Elle a ri du patois valencien
de sa femme de chambre cinq minutes avant d'expirer. Je n'ai pas de
nouvelles directes de madame de Montijo depuis son dÃĐpart. Je crains
bien que la pauvre femme ne rÃĐsiste pas à ce coup-là .--Je suis dans
de grandes intrigues acadÃĐmiques. Il ne s'agit pas de l'AcadÃĐmie
française, mais de celle des beaux-arts. J'ai un ami qui est candidat
prÃĐfÃĐrÃĐ, mais Sa MajestÃĐ lui a fait dire de se retirer devant M.
Haussmann, le prÃĐfet. C'est une place d'acadÃĐmicien libre. L'AcadÃĐmie
se fÃĒche et veut nommer mon ami malgrÃĐ lui. Je l'y encourage de toutes
mes forces, et je voudrais pouvoir dire à l'empereur le tort qu'il
se fait en se mÊlant de ce qui ne le regarde pas. J'espÃĻre que j'en
viendrai à bout et que le grand colosse sera black-boulÃĐ de la bonne
façon.--Les affaires d'Italie sont bien amusantes, et ce qu'on en dit
parmi le peu d'honnÊtes gens qui sont ici est encore plus drÃīle. On
commence à voir arriver quelques-uns des _martyrs_ de Castelfidardo. En
gÃĐnÃĐral, ils ne parlent pas trop bien de LamoriciÃĻre, qui n'aurait pas
ÃĐtÃĐ aussi hÃĐroÃŊque qu'ils l'avaient annoncÃĐ. J'ai vu ces jours passÃĐs
la tante d'un jeune martyr de dix-huit ans qui s'ÃĐtait laissÃĐ prendre.
Elle m'a dit que les PiÃĐmontais avaient ÃĐtÃĐ abominables pour son neveu.
Je m'attendais à quelque chose de terrible. ÂŦFigurez-vous, monsieur,
que, cinq minutes aprÃĻs avoir ÃĐtÃĐ fait prisonnier, le pauvre garçon
n'avait dÃĐjà plus sa montre. Une montre de chasse en or, que je lui
avais donnÃĐe!Âŧ
Adieu, chÃĻre amie; ÃĐcrivez-moi souvent. Dites-moi ce que vous faites.
Beaucoup de dÃĐtails.
CCXXXII
Paris, 24 octobre 1860.
ChÃĻre amie, j'ai reçu votre lettre dur 15. J'ai tardÃĐ Ã vous rÃĐpondre
parce que j'ai fait une excursion à la campagne, chez mon cousin, oÃđ
je me promenais le jour et jouais au trictrac le soir. Enfin, j'ai
ÃĐtÃĐ trÃĻs-paresseux. Je vous remercie des descriptions que vous me
donnez, qui auraient cependant besoin d'un commentaire perpÃĐtuel et
d'illustrations, particuliÃĻrement en ce qui concerne les danses des
natives; d'aprÃĻs ce que vous me dites, cela doit ressembler un peu aux
danses des gitanas de Grenade. Il est probable que les intentions sont
les mÊmes et que les Moresques reprÃĐsentent les mÊmes choses. Je ne
doute pas qu'un Arabe du Sahara qui verrait valser à Paris ne conclÃŧt,
et avec beaucoup de vraisemblance, que les Françaises jouent aussi la
pantomime. Quand on va au fond des choses, on arrive toujours aux mÊmes
idÃĐes premiÃĻres. Vous l'avez vu lorsque vous ÃĐtudiiez la mythologie
avec moi. Je n'admets pas du tout la timiditÃĐ de vos explications.
Vous avez assez d'euphÃĐmismes à votre disposition pour me tout dire,
et ce que vous en faites n'est que pour qu'on vous prie.--Allons,
exÃĐcutez-vous dans votre prochaine lettre. Je vous dirai que je deviens
tous les jours plus souffrant. Je commence à en prendre mon parti, mais
c'est ennuyeux de se sentir vieillir et mourir petit à petit.--Vous
me demandez des explications sur le brouillamini actuel. Vous n'Êtes
pas dÃĐgoÃŧtÃĐe! Malheureusement, personne n'y comprend rien. Lisez _le
Constitutionnel_ d'aujourd'hui. Il y a un article intÃĐressant et
_inspirÃĐ_ de la GuÃĐronniÃĻre. Il dit en substance: ÂŦJe ne puis pas
approuver qu'on attaque les gens qui ne vous font rien; mais, d'un
autre cÃītÃĐ, je ne m'intÃĐresse nullement à ceux qu'on dÃĐpouille, et je
ne veux pas qu'on les aide autrement que par des conseils.Âŧ Hier, je
suis allÃĐ Ã Saint-Cloud, oÃđ j'ai dÃĐjeunÃĐ en tÊte-à -tÊte presque avec
l'empereur, l'impÃĐratrice, et ÂŦMonsieur filsÂŧ, comme on dit à Lyon;
tous en trÃĻs-bonne santÃĐ et bonne humeur. J'ai longtemps causÃĐ avec
l'empereur, surtout d'histoire ancienne et de CÃĐsar. Il m'ÃĐtonne par
la facilitÃĐ avec laquelle il comprend les choses d'ÃĐrudition, dont
il n'a pris le goÃŧt qu'assez rÃĐcemment. L'impÃĐratrice m'a racontÃĐ
des anecdotes assez curieuses de son voyage en Corse; l'ÃĐvÊque lui a
parlÃĐ d'un bandit nommÃĐ Bosio, dont l'histoire a l'air d'avoir ÃĐtÃĐ
copiÃĐe sur _Colomba._ C'est un fort honnÊte garçon, que les conseils
d'une femme ont poussÃĐ Ã commettre deux ou trois petits meurtres. On
court aprÃĻs lui depuis quelques mois, mais inutilement; on a mis en
prison des femmes et des enfants soupçonnÃĐs de lui porter à manger,
mais impossible de mettre la main dessus. Personne ne sait oÃđ il est.
Sa MajestÃĐ, qui a lu le roman que vous savez, s'est intÃĐressÃĐe à cet
homme et a dit qu'elle serait bien aise qu'on lui donnÃĒt les moyens
de sortir de l'ÃŪle et d'aller en Afrique oÃđ ailleurs, oÃđ il pourrait
devenir un bon soldat et un honnÊte homme. ÂŦAh! madame, dit l'ÃĐvÊque,
me permettez-vous de lui faire dire cela?--Comment, monseigneur, vous
savez donc oÃđ il est?Âŧ RÃĻgle gÃĐnÃĐrale: le plus mauvais garnement,
en Corse, est toujours apparentÃĐ au plus honnÊte homme. Ce qui les
a beaucoup surpris, c'est qu'on leur a demandÃĐ un nombre prodigieux
de grÃĒces, mais pas un sou; aussi l'impÃĐratrice est revenue fort
enthousiasmÃĐe.
L'entrevue de Varsovie est un fiasco; l'empereur d'Autriche _s'y est
invitÃĐ_; et il a trouvÃĐ la politesse qu'on a à l'ÃĐgard des indiscrets.
Rien de sÃĐrieux ne s'y est fait. La prÃĐtention de l'empereur d'Autriche
ÃĐtait d'ÃĐtablir que, si l'Autriche avait le danger de la Hongrie, la
Russie avait la Pologne; Ã quoi Gorstchakoff rÃĐpond: ÂŦVous avez onze
millions de Hongrois, et vous Êtes trois millions d'Allemands. Nous
sommes quarante millions de Russes, et nous n'avons besoin de personne
pour mettre à la raison six millions de Polonais. Par consÃĐquent, point
d'assurance mutuelle.Âŧ Il me semble que, du cÃītÃĐ de l'Angleterre, il y
a apaisement, et il serait possible, probable mÊme, qu'elle nous fÃŪt
quelques avances pour suivre une mÊme politique à l'ÃĐgard de l'Italie.
Si cela arrivait, je pense qu'une guerre serait impassible, Ã moins
toutefois que Garibaldi ne s'en prÃŪt à la VÃĐnÃĐtie; mais les Italiens
sont plus prudents qu'on ne croit. On m'ÃĐcrit de Naples que le gÃĒchis
y est à son comble, et que l'on y attend les PiÃĐmontais avec la mÊme
impatience que nous avions, en 1848, de voir arriver à Paris les
troupes de ligne. C'est aprÃĻs l'ordre qu'on soupire et on ne le voit
qu'avec Victor-Emmanuel. Garibaldi et Alexandre Dumas ont, d'ailleurs,
fort bien prÃĐparÃĐ les esprits, de mÊme qu'une pluie glacÃĐe prÃĐpare Ã
un dÃŪner chaud. Adieu, chÃĻre amie; je pense me mettre bientÃīt en route
pour Cannes. Ã Marseille, oÃđ je serai vers le milieu de novembre, je
confie votre paquet au bureau des bateaux à vapeur. Donnez-moi des
dÃĐtails de mÅurs et n'ayez pas peur de me scandaliser. Ayez bien soin
de vous et ne m'oubliez pas.
CCXXXIII
1er novembre au soir, 1860.
J'ai reçu votre n° 7, chÃĻre amie. Il paraÃŪt que le pays et le temps
vous plaisent toujours. Je crains pour vous le moment oÃđ la vue d'un
homme en bournous vous semblera chose si ordinaire, que vous n'y ferez
plus attention; c'est le cas, je pense, pour la colonie française dont
vous me parlez et qui doit Être aussi amusante que celle de la premiÃĻre
sous-prÃĐfecture venue de France. Porte-t-on beaucoup de crinoline
au palais du gouvernement ? s'y ennuie-t-on de la mÊme maniÃĻre qu'Ã
Paris? Il me semble que je prÃĐvois votre rÃĐponse. Vous ne m'avez donnÃĐ
que des croquis des mÅurs algÃĐriennes, je voudrais des dÃĐtails, et
trÃĻs-prÃĐcis. Je ne conçois pas pourquoi vous n'entreriez pas dans
toutes les explications que je vous demande. Il n'y a rien que vous ne
puissiez me dire, et, d'ailleurs, vous Êtes justement renommÃĐe pour
l'euphÃĐmisme. Vous savez dire les choses acadÃĐmiquement. Je comprendrai
à demi-mot; seulement, je voudrais des dÃĐtails; autrement, je ne
saurai que ce que tout le monde sait. Je voudrais savoir tout ce que
vous avez appris, et je suis sÃŧr que cela vaut la peine d'Être dit. Je
vous fÃĐlicite de votre courage si vous apprenez rÃĐellement l'arabe;
il en faut beaucoup. J'ai mis une fois le nez dans la grammaire de
M. de Sacy, et j'ai reculÃĐ ÃĐpouvantÃĐ. Je me rappelle qu'il y a des
lettres lunaires et solaires, et des verbes à je ne sais combien de
conjugaisons. En outre, c'est une langue sourde qu'on peut parler
avec un bÃĒillon. Mon cousin, qui ÃĐtait un des plus savants arabisants
et qui avait passÃĐ vingt-cinq ans en Ãgypte, ou à Djeddah, me disait
qu'il n'ouvrait jamais un livre sans apprendre quelque mot nouveau, et
qu'il y en avait cinq cents pour dire _lion_, par exemple.--Je vous
ai ÃĐcrit une grande tartine politique il y a huit jours. Il me semble
que tout en est encore au mÊme point. Jusqu'à prÃĐsent, ce qui paraÃŪt
concluant, c'est: 1° que l'entrevue de Varsovie a ÃĐtÃĐ un _fiasco_
complet; 2° que l'Autriche se sent hors d'ÃĐtat d'attaquer, bien que son
ennemi lui fasse assurÃĐment assez beau jeu. Tout se complique encore
par la situation de l'Orient. Elle est telle, que notre ambassadeur
à Constantinople croit que la vieille machine peut craquer de fond
en comble au premier jour. Le sultan vend ses cachemires. Il ne sait
s'il pourra s'acheter à dÃŪner le mois prochain. Savez-vous quel a ÃĐtÃĐ
le premier mot de l'empereur François-Joseph à l'empereur Alexandre:
ÂŦJe vous apporte ma tÊte coupable!Âŧ C'est la formule que dit un serf
lorsqu'il s'approche de son maÃŪtre et qu'il craint d'Être battu. Il a
dit cela en bon russe, car il sait toutes les langues. Sa bassesse ne
lui a pas trop rÃĐussi: Alexandre a ÃĐtÃĐ d'une froideur dÃĐsespÃĐrante, et,
à son exemple, le prince rÃĐgent de Prusse a pris des airs. AprÃĻs le
dÃĐpart de l'empereur Alexandre, l'empereur d'Autriche est restÃĐ quatre
heures seul à Varsovie, sans qu'aucun grand seigneur russe ou polonais
soit venu lui faire la cour. Les vieux Russes triomphent de tout cela,
car ils dÃĐtestent les Autrichiens encore plus que les Anglais ou nous.
Vous apprendrez notre grande victoire sur ces pauvres Chinois. Quelle
drÃīle de chose que d'aller tuer si loin des gens qui ne nous ont rien
fait! Il est vrai que, les Chinois ÃĐtant une variÃĐtÃĐ de l'orang-outang,
il n'y a que la loi Grammont qui puisse Être invoquÃĐe en leur faveur.
Je me prÃĐpare à nos conquÊtes en Chine, en lisant un nouveau roman que
vient de traduire Stanislas Julien, le Chinois patentÃĐ du gouvernement.
C'est l'histoire de deux demoiselles, mademoiselle _CÃĒn_ et
mademoiselle _Ling_, qui ont beaucoup d'esprit, car elles font des vers
et des bouts-rimÃĐs à tout propos. Elles trouvent deux ÃĐtudiants qui,
de leur cÃītÃĐ, ÃĐcrivent avec la mÊme facilitÃĐ, et c'est un combat de
quatrains à n'en plus finir. Dans tous ces quatrains, il n'est question
que d'hirondelles blanches et de lotus bleus. Il est impossible de
trouver quelque chose de plus baroque et de plus dÃĐpourvu de passion.
Ãvidemment, les gens qui s'amusent à ce genre de littÃĐrature sont
d'abominables pÃĐdants, qui mÃĐritent bien d'Être conquis et battus
par nous autres qui procÃĐdons de la belle littÃĐrature grecque. Nous
avons eu quelques jours d'ÃĐtÃĐ, et je crois ce qu'on appelle l'ÃĐtÃĐ de
la Saint-Martin, puis voilà le froid venu. Je commence à songer Ã
la Provence, oÃđ l'on me promet un hiver des plus beaux, au dire des
astrologues du pays. Je vous avertirai bientÃīt de mon changement de
rÃĐsidence. Depuis trois jours, je ne respire plus.--Vous ne m'avez
pas parlÃĐ de la cuisine du pays. Que faut-il penser du couscoussou?
Y a-t-il encore dans les bazars des curiositÃĐs bien baroques et
sont-elles à des prix honnÊtes ? J'ai dÃŪnÃĐ aujourd'hui chez le prince
NapolÃĐon. La princesse Clotilde a admirÃĐ mes boutons de poignet et m'a
demandÃĐ l'adresse du joaillier. Je lui ai dit: ÂŦRue d'Alger, n° 10.Âŧ
Est-ce bien cela?
Adieu, chÃĻre amie.
CCXXXIV
Marseille, 17 novembre 1860.
ChÃĻre amie, j'arrive à Marseille et je vois que dans une heure il part
un vaisseau pour Alger. Je vais lui confier le paquet que je vous
destine. Je n'ai que le temps de vous dire bonjour. Je suis enrhumÃĐ
d'une maniÃĻre horrible. Dans quelques jours, je serai à Cannes. Je vais
faire une visite aux environs. Ãcrivez-moi à Cannes si vous avez reçu
le petit paquet. Je suis trop pressÃĐ pour vous dire des nouvelles.
Le voyage de l'impÃĐratrice[1] fait beaucoup jaser, et personne n'y
comprend rien. On est plutÃīt à la paix. Elle est trÃĻs-probable, jusqu'Ã
ce qu'on sache quel est le plus fort de Garibaldi ou de Cavour.
Adieu.
[1]En Ãcosse.
Marseille, 18 novembre 1860.
Malheureusement, il ÃĐtait trop tard! On met sur raffiche que les
bateaux partent à quatre heures, et c'est à midi. Mardi prochain,
mon petit paquet partira sans faute. Je pense que ma lettre partira
par le mÊme paquebot. Et maintenant que cette grande affaire est
terminÃĐe, je reprends mes questions: Ãtes-vous allÃĐe voir les bains
maures? Quelles femmes avez-vous vues à ces bains? Je suis portÃĐ Ã
croire que l'habitude de vivre les jambes croisÃĐes doit leur faire des
genoux horribles. Si vous n'approuvez pas leurs façons de toilette,
je suppose que vous adopterez le kohl pour les yeux. Outre que cela
est trÃĻs-joli, on dit encore que l'usage en est excellent pour se
prÃĐserver des ophthalmies, trÃĻs-ordinaires et trÃĻs-dangereuses pour
nos yeux europÃĐens dans les climats chauds. Je vous accorde donc mon
autorisation sur cet article.
Je suis fÃĒchÃĐ de la mort de la pauvre lady M***, qui ÃĐtait une bonne
femme, malgrÃĐ ses opinions sur les hommes et sur les choses. Est-il
vrai qu'elle ait ÃĐcrit un livre, un voyage ou un roman? je ne sais
plus lequel, mais on m'en a dit du bien en Angleterre. Mon ami de
Glenquoich, M. Ellice, va Être mon voisin cet hiver. Il vient d'acheter
en Ãcosse, pour cent vingt mille livres sterling, une terre à cÃītÃĐ de
la sienne, ou plutÃīt des lacs, des rochers et des bruyÃĻres de plusieurs
lieues en long et en large. Je ne me reprÃĐsente guÃĻre ce que cela peut
rapporter, sinon des grouses et des cerfs dans la saison. Il me semble
que, si j'avais trois millions à mettre en terre, je prÃĐfÃĐrerais les
employer au Midi qu'au Nord. J'emporte avec moi une nouvelle ÃĐdition
des Åuvres de Pouschkine, et j'ai promis de faire un article sur lui.
Je me suis mis à lire ses poÃĐsies lyriques et j'y trouve des choses
magnifiques, tout à fait selon mon cÅur, c'est-à -dire grecques par la
vÃĐritÃĐ et la simplicitÃĐ. Il y en a quelques-unes trÃĻs-vives que je
voudrais traduire pourtant, parce qu'en ce genre, de mÊme qu'en bien
d'autres, il me paraÃŪt trÃĻs-supÃĐrieur pour la prÃĐcision et la nettetÃĐ.
Quelque chose dans le genre de l'ode de Sappho, ÎážÎīá―īÏÎĩ ΞážÏ
áūķ ÏÎĩÎŧážÎ―ÎŋÎđ,
me rappelle que je vous ÃĐcris la nuit dans une chambre d'auberge, et
je pense à toute sorte d'histoires du bon temps, etc. De toutes les
petites misÃĻres de ce temps-ci, la pire pour moi, c'est l'insomnie.
Toutes les idÃĐes sont noires et on se prend en grippe soi-mÊme.
Adieu, chÃĻre amie; tÃĒchez de vous bien porter et de dormir. Vous avez
encore plus beau temps que nous et plus joyeuse compagnie. Mangez-vous
des bananes à Alger? C'est le meilleur fruit du monde, à mon avis, mais
je voudrais en manger avec vous. Sur cette idÃĐe-là , chÃĻre amie, je vous
souhaite le bonsoir. Je serai à Cannes vers le 25 de ce mois.
CCXXXV
Cannes, 13 dÃĐcembre 1860.
Vous ÃĐcrivez avec une concision toute lacÃĐdÃĐmonienne, et, de plus,
vous avez un papier qui sans doute ne se fabrique qu'exprÃĻs pour vous.
Pourtant, vous avez beaucoup de choses intÃĐressantes à me conter. Vous
vivez parmi les barbares, oÃđ il y a toujours à observer, et vous pouvez
voir mieux que personne, Ã cause de la crinoline que vous portez, et
qui est un passe-port trÃĻs-utile. MalgrÃĐ cela, vous ne m'avez appris
qu'une particularitÃĐ, que je soupçonnais dÃĐjà , et encore, vous ne
m'avez pas dit ce que vous en pensiez, et si vous trouviez que cela
fÃŧt digne d'Être imitÃĐ. Vous avez dÃŧ voir dans les bazars une grande
quantitÃĐ de brimborions, et vous auriez pu les examiner et me rendre
compte de ce qui aurait dÃŧ me convenir. Enfin, vous ne vous acquittez
pas du tout de votre rÃīle de voyageuse. Pour moi, je vis dans mon
trou et je n'ai rien à vous mander, si ce n'est que nous avons eu un
temps de chien au commencement de ce mois. La Siagne, qui est un petit
ruisseau entre la montagne de l'EstÃĐrel et Cannes, a dÃĐbordÃĐ et couvert
la plaine, ce qui lui donne un aspect des plus curieux et des plus
pittoresques. La mer, de son cÃītÃĐ, poussÃĐe par un vent du sud, venait
battre en bas de mon balcon, et ma maison a ÃĐtÃĐ changÃĐe en ÃŪle pendant
une nuit. Tous ces dÃĐsastres ont ÃĐtÃĐ effacÃĐs par un jour de soleil.
J'ai chaud et je me porte assez bien, mais je dors mal et j'ai tout Ã
fait perdu l'habitude de manger; pourtant, je fais plus d'exercice qu'Ã
Paris.
Le remue-mÃĐnage politique du commencement de ce mois m'a un peu
agitÃĐ, quelque dÃĐsintÃĐressÃĐ que je sois dans la question. Vous savez
combien j'ÃĐtais liÃĐ avec la principale victime[1]. Je ne sais rien
encore de positif au sujet des motifs de sa disgrÃĒce. Il est ÃĐvident
seulement qu'il y a une belle dame dans l'affaire, laquelle tenait
beaucoup, je crois, Ã occuper son appartement, et qui y travaillait
depuis longtemps dÃĐjà . Il a pris la chose moins philosophiquement que
je ne croyais, et que je n'aurais fait à sa place. Mais il y a eu
des procÃĐdÃĐs qui l'ont blessÃĐ, Ã ce que je crois. Quant aux mesures
libÃĐrales, je ne sais trop qu'en penser; il faut voir à l'Åuvre. Je
ne pense pas qu'elles fussent nÃĐcessaires; mais, en principe, il vaut
mieux donner que d'accorder ce qu'on demande aprÃĻs avoir laissÃĐ le
temps de demander et d'Être impatient. D'un autre cÃītÃĐ, il se peut que
l'empereur cherche dans les Chambres un appui pour sortir de la fausse
position oÃđ nous sommes en Italie, gardant un pape qui nous excommunie
_in petto_, et prÃĻs de nous brouiller avec nos amis pour mÃĐnager la
vanitÃĐ d'un bambin[2] qui ne nous a jamais voulu de bien. Il est clair
que, si les Chambres, dans leur adresse, recommandent la doctrine de
non-intervention, ce sera un motif pour retirer de Rome le gÃĐnÃĐral de
Goyon, et laisser les PiÃĐmontais se dÃĐbrouiller comme ils l'entendront
et comme ils le pourront. Ici, je dis dans toute la France, les gens
qui mettent des habits noirs et qui se prÃĐtendent puissants sont
pour le pape et le roi de Naples, comme s'ils n'avaient pas fait de
rÃĐvolution en France. Mais leur amour de la papautÃĐ et de la lÃĐgitimitÃĐ
ne va pas jusqu'Ã dÃĐpenser un ÃĐcu pour elles. Lorsqu'on sera obligÃĐ
de s'expliquer catÃĐgoriquement, je ne doute pas que la doctrine de
l'intervention ne soit prÃīnÃĐe trÃĻs-vivement. Maintenant, quel sera
l'effet de la recrudescence d'ÃĐloquence que les nouvelles concessions
vont nous attirer? Je ne le devine pas; mais les anciens parlementaires
commencent à dresser les oreilles. M. Thiers va, m'ÃĐcrit-on, se mettre
sur les rangs pour la dÃĐputation à Valenciennes, et je pense que cet
exemple sera imitÃĐ par bien d'autres. Je ne me reprÃĐsente pas trop ce
que deviendront les ministres sans porte-feuille chargÃĐs de la partie
de l'ÃĐloquence dans le Corps lÃĐgislatif et au SÃĐnat, mais il sera drÃīle
de voir des orateurs comme MM. Magne et Billault avec les Jules Favre
et _tutti quanti._
Adieu, chÃĻre amie; donnez-moi souvent de vos nouvelles un peu plus
longuement. N'oubliez pas les dÃĐtails de mÅurs algÃĐriennes, dont je
suis trÃĻs-curieux. Dites-moi quel temps vous avez et comment vous vous
en trouvez.
[1] M. Fould.
[2] L'empereur d'Autriche.
CCXXXVI
Cannes, 28 dÃĐcembre 1860.
ChÃĻre amie, je vous souhaite une bonne fin d'annÃĐe et un meilleur
commencement pour l'autre. Je vous remercie beaucoup pour la jolie
bourse que vous m'avez envoyÃĐe. Bourse ai-je dit? je ne sais pas trop
ce que c'est, ni ce qu'on peut mettre dedans; mais cela est trÃĻs-joli,
et la broderie en or, de couleurs diffÃĐrentes, est d'un goÃŧt exquis. Il
n'y a que les barbares pour faire ces choses-là . Nos ouvriers ont trop
d'art acquis et pas assez de sentiment pour faire rien de semblable.
Je vous remercie des dattes et des bananes; si j'ÃĐtais à Paris, je
ne dis pas, mais ici vous ne vous figurez pas avec quelle nÃĐgligence
les transports se font. J'ai attendu huit jours un pantalon, sauf le
respect que je vous dois, qui de Marseille est allÃĐ a Nice, et Dieu
sait oÃđ, avant de me parvenir. Des objets à manger seraient encore plus
exposÃĐs. Lorsque vous reviendrez, vous m'apporterez cela et nous le
mangerons ensemble, et cela sera bien meilleur. Vous ne m'avez pas dit
si vous aviez vu à Alger M. Feydeau. Je l'ai rencontrÃĐ dans le chemin
de fer venant d'Afrique, oÃđ il m'a dit qu'il ÃĐtait allÃĐ faire un roman.
Vous m'aviez promis, bien que je n'en fasse plus, de recueillir pour
moi des histoires et de vous informer de beaucoup de choses.
Vous vous Êtes bornÃĐe à me donner des renseignements superficiels,
sans mÊme me dire ce que vous en pensiez. Y a-t-il à Alger des espÃĻces
de sacoches (elles viennent de Constantine, je crois) qui ressemblent
à nos sabretaches et qui sont merveilleusement brodÃĐes? Combien cela
coÃŧte-t-il, Ã peu prÃĻs? Je dis tout ce qu'il y a de plus beau. Nous
sommes pleins d'Anglais et de Russes ici, les uns et les autres dans
les qualitÃĐs infÃĐrieures. Mon ami M. Ellice est à Nice, d'oÃđ il me
fait des visites de temps en temps. Il se plaint de n'avoir pas de
gens intellectuels avec qui causer. Vous avez eu, Ã ce que je vois,
la visite de M. Cobden; c'est un homme d'esprit trÃĻs-intÃĐressant, le
contraire d'un Anglais, en ce sens qu'on ne lui entend jamais dire de
lieux communs et qu'il n'a pas beaucoup de prÃĐjugÃĐs. Il paraÃŪt qu'Ã
Paris on ne s'occupe guÃĻre que de M. Poinsot. On dit qu'il s'est attirÃĐ
son sort. Je voudrais vous donner des nouvelles politiques, mais mes
correspondants ne me disent rien, sinon qu'on ne fait rien. C'est le
propre de notre temps de commencer avec fracas et de s'amuser en route.
Adieu; portez-vous bien, jouissez de votre soleil. . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
CCXXXVII
Nice, 20 janvier 1861.
Je suis ici en visite chez mon ami M. Ellice, qui est cruellement
traitÃĐ par la goutte, et je suis venu lui tenir compagnie. J'ai ÃĐprouvÃĐ
un sentiment de satisfaction involontaire en passant le pont du Var
sans douaniers, gendarmes ni exhibition de passe-ports. C'est une
trÃĻs-belle annexion, et l'on se sent grandi de quelques millimÃĻtres.
Vous me rendez fort perplexe avec les belles choses que vous me
dÃĐcrivez. Il est ÃĐvident qu'il faut que je m'en rapporte à vous et Ã
votre discrÃĐtion pour les acquisitions à faire; mais je vous prierai de
considÃĐrer que, comme il s'agit de choses à mon usage personnel et non
de cadeaux à faire par votre entremise, je serai encore plus difficile
qu'à mon ordinaire. Aussi je vous engage à procÃĐder avec beaucoup de
circonspection. Primo, je vous autorise à acheter une _gebira_ au prix
que vous voudrez, pourvu qu'il y ait de l'or non pas à l'extÃĐrieur,
mais à l'intÃĐrieur, comme je l'ai vu dans quelques-unes.--Si vous
trouvez quelque jolie ÃĐtoffe de soie qui se lave et qui n'ait pas
l'air d'une robe de femme, faites-m'en faire une robe de chambre, la
plus longue qu'il soit possible, boutonnant sur le cÃītÃĐ gauche, et Ã
la mode orientale. Tout cela, apportez-le-moi quand vous reviendrez.
Je n'ai pas envie de mettre des robes de soie quand il y a deux pieds
de glace dans la Seine. Ce qu'on m'ÃĐcrit de Paris fait dresser les
cheveux sur la tÊte: 10 degrÃĐs de froid le jour, et 12 ou 14 la nuit.
Cependant, mon prÃĐsident me convoque pour aprÃĻs-demain. Vous ne vous
effrayerez pas si vous lisez dans les journaux que je suis malade. Je
n'ai dit, au reste, que la vÃĐritÃĐ, car j'ai ÃĐtÃĐ bien mal les jours
passÃĐs.--Je suis sÃŧr que, si je retournais à Paris en cette saison,
je serais fricassÃĐ en quelques jours. Je pense cependant à y revenir
pour le milieu de fÃĐvrier. Outre l'alacritÃĐ ordinaire que j'ai pour les
exercices du Luxembourg, j'ai un _speech_ Ã faire. Une pÃĐtition est
prÃĐsentÃĐe pour la rÃĐvision du procÃĻs de M. Libri, et vous sentez que
je ne puis me dispenser de dire un peu ma _rÃĒtelÃĐe_ sur ce sujet qui
m'est tout personnel. J'ai eu à Cannes, et je peux dire j'ai encore,
la visite de M. Fould, car je vais le retrouver aprÃĻs-demain. Il m'a
contÃĐ beaucoup de choses curieuses des hommes et des femmes qui se sont
mÊlÃĐs de son affaire. Je l'ai trouvÃĐ beaucoup plus philosophe que je
ne m'y attendais. Cependant, je doute qu'il ait le courage de bouder
longtemps contre son goÃŧt. Il paraÃŪt que, lorsqu'on a eu quelque temps
un portefeuille rouge sous le bras, on se trouve tout chose quand on
l'a perdu, comme un Anglais sans parapluie. Adieu; je quitterai Cannes
probablement le 8 fÃĐvrier. Donnez-moi de vos nouvelles et parlez-moi un
peu de vos projets de retour, si vous en formez. Nous avons trÃĻs-beau
temps, mais pas trop chaud. Il paraÃŪt que vous avez le beau et le
chaud, dont je vous fÃĐlicite. Adieu, chÃĻre amie. . . . . .
CCXXXVIII
Cannes, 16 fÃĐvrier 1861.
ChÃĻre amie, je vous ÃĐcris fort triste, au milieu de tous les apprÊts
de dÃĐpart. Je me mets en route demain matin et je pense Être à Paris
aprÃĻs-demain soir, si je puis gagner Toulon à temps pour le chemin
de fer. J'avais espÃĐrÃĐ prolonger mon sÃĐjour ici jusqu'Ã la fin de
l'adresse; mais, d'une part, on m'a confÃĐrÃĐ une dignitÃĐ dont je me
serais bien passÃĐ et qui m'oblige à avoir de l'exactitude. D'un autre
cÃītÃĐ, on m'ÃĐcrit que notre sÃĐnat est papiste et lÃĐgitimiste et que ma
voix ne sera pas de trop pour le scrutin. J'ai horreur de tout cela et
il faut s'y opposer tant qu'on peut, si toutefois la chose est possible.
J'ai eu beaucoup de visites ces jours derniers, et c'est ce qui m'a
empÊchÃĐ de vous ÃĐcrire. J'ai eu des amis de Paris et M. Ellice, qui
est venu passer quelques jours avec moi. Il a fallu faire le cicÃĐrone,
montrer tous les environs et tenir cour plÃĐniÃĻre. Aussi ne rapportÃĐ-je
presque pas de dessins, contre mon habitude. Votre absence de Paris
a ÃĐtÃĐ cause de deux malheurs. Le premier, que j'ai oubliÃĐ net pour
les ÃĐtrennes les livres des filles de madame de LagrenÃĐ. Le second,
que j'ai oubliÃĐ pareillement la Sainte-Eulalie. Il n'y a rien dans ce
pays qui puisse Être envoyÃĐ Ã Paris, sinon des fleurs, et Dieu sait
dans quel ÃĐtat elles seraient arrivÃĐes. Donnez-moi quelque conseil
là -dessus, je suis aussi embarrassÃĐ qu'à l'ordinaire, et, cette fois,
je n'ai pas la ressource de vous transmettre mon embarras.
Je vous remercie de toute la peine que vous prenez pour la _gebira._
Je la voudrais un peu grande, parce que je compte la porter dans mes
voyages comme sac de nuit.
La pauvre duchesse de Malakof est une excellente personne, pas bien
forte, surtout en français. Elle me paraÃŪt entiÃĻrement dominÃĐe par son
affreux monstre de mari, qui est grossier d'habitude et peut-Être de
calcul. On dit, au reste, qu'elle s'en accommode trÃĻs-bien. Si vous
la voyez, parlez-lui de moi et de nos reprÃĐsentations thÃĐÃĒtrales en
Espagne. On me disait que son frÃĻre, qui est un trÃĻs-aimable garçon,
trÃĻs-joli et poÃĻte par-dessus le marchÃĐ, devait aller passer quelque
temps avec elle à Alger. Adieu, chÃĻre amie; portez-vous bien et ayez
soin de vous!
CCXXXIX
Paris, 21 mars.
ChÃĻre amie, je vous remercie de votre lettre. Je suis, depuis mon
retour à Paris, dans un abrutissement complet. D'abord, notre
reprÃĐsentation au SÃĐnat, oÃđ, comme M. Jourdain, je puis dire que
jamais je n'ai ÃĐtÃĐ si saoul de sottises. Tout le monde avait un
discours rentrÃĐ qu'il fallait faire sortir. La contagion de l'exemple
est si forte, que j'ai dÃĐlivrÃĐ mon _speech_, comme une personne
naturelle, sans aucune prÃĐparation, comme M. Robert Houdin. J'avais
une peur atroce; mais je l'ai trÃĻs-bien surmontÃĐe, en me disant que
j'ÃĐtais en prÃĐsence de deux cents imbÃĐciles et qu'il n'y avait pas
de quoi s'ÃĐmouvoir. Le bon a ÃĐtÃĐ que M. Walewski, Ã qui je voulais
faire donner un beau budget, s'est offensÃĐ du bien que je disais
de son prÃĐdÃĐcesseur, et a bravement dÃĐclarÃĐ qu'il votait contre ma
proposition. M. Troplong, prÃĻs duquel je suis placÃĐ, en ma qualitÃĐ de
secrÃĐtaire, m'a fait tout bas son compliment de condolÃĐance: Ã quoi
j'ai rÃĐpondu qu'on ne pouvait pas faire boire un ministre qui n'avait
pas soif. On a rapportÃĐ cela tout chaud à M. Walewski, qui l'a pris
pour une ÃĐpigramme, et, depuis lors, me fait grise mine; mais cela ne
m'empÊche pas de mener mon fiacre.
Le second ennui de ce temps-ci, c'est le dÃŪner en ville, officiel ou
autre, composÃĐ du mÊme turbot, du mÊme filet, du mÊme homard, etc., et
des mÊmes personnes aussi ennuyeuses que la derniÃĻre fois.
Mais le plus ennuyeux de tout, c'est le catholicisme. Vous ne vous
figurez pas le point d'exaspÃĐration oÃđ les catholiques en sont venus.
Pour un rien, on vous saute aux yeux, par exemple si l'on ne montre
pas tout le blanc de ses yeux en entendant parler du saint martyr, et
si l'on demande surtout trÃĻs-innocemment, comme j'ai fait, qui a ÃĐtÃĐ
martyrisÃĐ.
Je me suis fait encore une mauvaise affaire en m'ÃĐtonnant que la reine
de Naples ait fait faire sa photographie avec des bottes. C'est une
exagÃĐration de mots et une bÊtise qui passent tout ce que vous pouvez
imaginer.
L'autre soir, une dame me demande si j'avais vu l'impÃĐratrice
d'Autriche. Je dis que je la trouvais trÃĻs-jolie. ÂŦAh! elle est
idÃĐale!--Non, c'est une figure chiffonnÃĐe, plus agrÃĐable que si elle
ÃĐtait rÃĐguliÃĻre, peut-Être.--Ah! monsieur, c'est la beautÃĐ mÊme!
Les larmes vous viennent aux yeux d'admiration!Âŧ Voilà la sociÃĐtÃĐ
d'aujourd'hui. Aussi je la fuis comme la peste. Qu'est devenue la
sociÃĐtÃĐ française d'autrefois!
Un dernier ennui, mais colossal, a ÃĐtÃĐ _TannhÃĪuser._ Les uns disent que
la reprÃĐsentation à Paris a ÃĐtÃĐ une des conventions secrÃĻtes du traitÃĐ
de Villafranca; d'autres, qu'on nous a envoyÃĐ Wagner pour nous forcer
d'admirer Berlioz. Le fait est que c'est prodigieux. Il me semble que
je pourrais ÃĐcrire demain quelque chose de semblable, en m'inspirant de
mon chat marchant sur le clavier d'un piano. La reprÃĐsentation ÃĐtait
trÃĻs-curieuse. La princesse de Metternich se donnait un mouvement
terrible pour faire semblant de comprendre, et pour faire commencer
des applaudissements qui n'arrivaient pas. Tout le monde bÃĒillait;
mais, d'abord, tout le monde voulait avoir l'air de comprendre cette
ÃĐnigme sans mot. On disait, sous la loge de madame de Metternich, que
les Autrichiens prenaient la revanche de SolfÃĐrino. On a dit encore
qu'on s'ennuie aux rÃĐcitatifs, et qu'on se _tanne aux airs._ TÃĒchez
de comprendre. Je m'imagine que votre musique arabe est une bonne
prÃĐparation pour cet infernal vacarme. Le fiasco est ÃĐnorme! Auber dit
que c'est du Berlioz sans mÃĐlodie.
Nous avons ici un temps affreux: vent, pluie, neige et grÊle, variÃĐ par
des coups de soleil qui ne durent pas dix minutes. Il paraÃŪt que la mer
est toujours en furie, et je suis content que vous ne reveniez pas tout
de suite.
Vous ai-je dit que j'avais fait connaissance de M. Blanchard, qui
va s'ÃĐtablir rue de Grenelle? Il m'a montrÃĐ de jolies aquarelles,
des scÃĻnes de Russie et d'Asie, qui me paraissent avoir beaucoup de
caractÃĻre et qui sont faites avec talent et verve.
Je voudrais vous donner des nouvelles; mais je ne vois rien qui mÃĐrite
d'aller outre-mer. Je suis persuadÃĐ que le pape s'en ira avant deux
mois, ou que nous le planterons là , ou qu'il s'arrangera avec les
PiÃĐmontais; mais les choses ne peuvent durer en l'ÃĐtat. Les dÃĐvots
crient horriblement; mais le peuple et les bourgeois gaulois sont
anti-papistes. J'espÃĻre et je crois que Isidore partage ces derniers
sentiments.
Je vais probablement faire une course de quelques jours dans le Midi,
avec mon ex-ministre, pour passer cet ennuyeux temps de PÃĒques. Vous ne
me dites rien de votre santÃĐ, de votre teint. Votre santÃĐ paraÃŪt bonne;
je crains que, pour le reste, il n'y ait de la brunissure.
Adieu, chÃĻre amie. Je vous remercie bien de la _gebira._ Revenez bien
portante; grasse ou maigre, je vous promets de vous reconnaÃŪtre.
Je vous embrasse bien tendrement.
CCXL
Paris, 2 avril 1861.
ChÃĻre amie, j'arrive de mon excursion de la semaine sainte, bien
fatiguÃĐ, aprÃĻs une nuit trÃĻs-blanche et horriblement froide. Je trouve
votre lettre, et je suis bien content d'apprendre que vous Êtes de ce
cÃītÃĐ de la mer. . . . . .
. . . . . . . . . . . .
Je suis assez bien depuis une quinzaine de jours. On m'a indiquÃĐ un
remÃĻde trÃĻs-agrÃĐable contre mes douleurs d'estomac. Cela s'appelle
des perles d'ÃĐther. Ce sont de petites pilules de je ne sais quoi,
transparentes, et qui renferment de l'ÃĐther liquide. On les avale, et,
une seconde aprÃĻs qu'elles sont dans l'estomac, elles se brisent et
laissent ÃĐchapper l'ÃĐther. Il en rÃĐsulte une sensation trÃĻs-drÃīle et
trÃĻs-agrÃĐable. Je vous les recommande comme calmant, si jamais vous en
avez besoin.
Vous avez dÃŧ Être tristement frappÃĐe de l'aspect d'hiver de la France
centrale, venant d'Afrique comme vous faites. Lorsque je reviens de
Cannes, je suis toujours horrifiÃĐ Ã l'aspect des arbres sans feuilles
et de la terre humide et morte. J'attends votre _gebira_ avec grande
dÃĐvotion. Si les broderies sont aussi merveilleuses que la bourse Ã
tabac que vous m'avez envoyÃĐe, ce doit Être quelque chose d'admirable.
J'espÃĻre que vous avez rapportÃĐ pour vous des costumes et quantitÃĐ de
jolies choses que vous me montrerez.
Je ne sais si vous avez à *** d'aussi bon catholiques que nous en
avons à Paris. Le fait est que les salons ne sont plus tenables.
Non-seulement les anciens dÃĐvots sont devenus aigres comme verjus,
mais tous les ex-voltairiens de l'opposition politique se sont
faits papistes. Ce qui me console, c'est que quelques-uns d'entre
eux se croient obligÃĐs d'aller à la messe, ce qui doit les ennuyer
passablement. Mon ancien professeur M. Cousin, qui n'appelait jamais
autrefois le pape que l'ÃĐvÊque de Rome, est converti à prÃĐsent et ne
manque pas une messe. On dit mÊme que M. Thiers se fait dÃĐvot, mais
j'ai peine à le croire, parce que j'ai toujours eu du faible pour lui.
Je conçois que vous ne puissiez pas à prÃĐsent me dire, mÊme à peu prÃĻs,
quand vous reviendrez à Paris, mais prÃĐvenez-moi dÃĻs que vous en saurez
quelque chose. Je suis ici pour tout le temps de la session à poste
fixe. . . .
Dites-moi, chÃĻre amie, comment vous vous trouvez de toutes vos fatigues
et de vos tribulations par terre et par mer. Adieu; portez-vous bien,
et donnez-moi promptement et souvent de vos nouvelles. . . . . .
CCXLI
Paris, mercredi 24 avril 1861.
Je fais l'histoire d'un Cosaque bandit rÃĐvolutionnaire du XVIIe siÃĻcle,
nommÃĐ Stenka Razin, qu'on a fait mourir, Ã Moscou, dans des tourments
horribles aprÃĻs qu'il eut pendu et noyÃĐ un nombre trÃĻs-considÃĐrable
de boyards et traitÃĐ leurs femmes à la cosaque. Je vous enverrai cela
quand ce sera fait, si jamais j'en viens à bout. Adieu, chÃĻre amie;
donnez-moi de vos nouvelles. . .
. . . . . . . . . . . .
Je mÃĻne la vie la plus agitÃĐe et la plus maussade, grÃĒce aux affaires
de l'Institut et à la pÃĐtition de madame Libri. . . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
CCXLII
Paris, 15 mai 1861. SÃĐnat.
ChÃĻre amie, je suis si occupÃĐ depuis quelques jours, que j'ai toujours
remis à vous ÃĐcrire. Je voudrais vous demander de me rendre ma visite.
Je suis en proie, en ce moment mÊme, aux harengs que les veaux
marins de Boulogne ont suscitÃĐs pour nous tourmenter, et j'attends
les Maronites pour achever. Cela veut dire que nous nous disputons
et trÃĻs-aigrement à propos de harengs dans cet ÃĐtablissement[1] et
que nous sommes menacÃĐs de sÃĐances tous les jours. Au reste, cela ne
durera pas longtemps, j'espÃĻre. Je travaille toutes les nuits et j'ai
le bonheur d'en Être aux supplices qu'on fait subir à mon hÃĐros. Vous
voyez que je suis prÃĻs de la fin. Cela est long, pas trÃĻs-amusant et
trÃĻs-horrible. Je vous ferai lire cela quand ce sera imprimÃĐ. Que
pensez-vous de _Macaulay?_ Est-ce aussi bien que le commencement?
Est-il vrai que tous les pÃĐcheurs de harengs de Boulogne soient des
voleurs qui vont acheter des harengs pris par les Anglais et qui
prÃĐtendent les avoir pris eux-mÊmes? Est-il vrai aussi que les harengs
ont ÃĐtÃĐ sÃĐduits par les Anglais et qu'ils ne passent plus le long de
nos cÃītes?
[1]Le SÃĐnat.
CCXLIII
ChÃĒteau de Fontainebleau, jeudi 13 juin 1861.
ChÃĻre amie, je suis ici depuis deux jours, me reposant, avec grand
bonheur, parmi les arbres, de mes tribulations de la semaine passÃĐe[1].
Je suppose que vous aurez lu la chose dans _le Moniteur._ Je n'ai
jamais vu gens si enragÃĐs ni si hors de sens que tous les magistrats.
Pour ma consolation, je me dis que, si, dans vingt ans d'ici, quelque
antiquaire fourre son nez dans _le Moniteur_ de cette semaine, il
dira qu'il s'est trouvÃĐ, en 1861, un philosophe plein de modÃĐration
et de calme dans une assemblÃĐe de _jeunes_ fous. Ce philosophe,
c'est moi-mÊme, sans nulle vanitÃĐ. Dans ce pays-ci, oÃđ l'on prend
les magistrats parmi les gens trop bÊtes pour gagner leur vie à Être
avocat, on les paye fort mal, et, pour en trouver, on leur permet
d'Être insolents et hargneux. Enfin, heureusement, tout est fini.
J'ai fait tout ce que je devais faire, et je recommencerais la sÃĐance
à propos de la pÃĐtition de madame Libri, si la chose ÃĐtait possible.
Ici, on m'a reçu fort bien sans me railler de ma dÃĐfaite. J'ai dit
trÃĻs-nettement ce que je pensais de l'affaire, et il ne m'a pas paru
que l'on trouvÃĒt que j'avais tort. AprÃĻs toute l'excitation de ces
jours passÃĐs, je me sens comme dÃĐbarrassÃĐ d'un poids ÃĐnorme. Il fait
un temps magnifique et l'air des bois est dÃĐlicieux. Il y a peu de
monde. Les maÃŪtres de la maison sont, comme à l'ordinaire, extrÊmement
bons et aimables. Nous avons la princesse de Metternich, qui est
fort vive, Ã la maniÃĻre allemande, c'est-Ã -dire qui se fait un petit
genre d'originalitÃĐ composÃĐ de deux parties de lorette et d'une de
grande dame. Je soupçonne qu'il n'y a pas trop d'esprit au fond pour
soutenir le rÃīle qu'elle a adoptÃĐ. J'ai, de plus, Ã travailler pour le
bourgeois, qui me plaÃŪt chaque jour davantage. Aujourd'hui, nous irons
courir un cerf. Les soirÃĐes sont un peu difficiles à passer, mais elles
ne durent pas trop longtemps. Je pense que je resterai ici une huitaine
de jours encore; cependant, je n'y suis officiellement que jusqu'Ã
dimanche. Si je reste plus longtemps, je vous prÃĐviendrai.
Adieu, chÃĻre amie; on vient me chercher.
[1] L'affaire Libri et la sÃĐance du SÃĐnat.
CCXLIV
ChÃĒteau de Fontainebleau, lundi 24 juin 1861.
ChÃĻre amie, je n'ai pas bougÃĐ d'ici et j'y suis jusqu'Ã la fin du mois,
grÃĒce à CÃĐsar, sans doute. Je vous ai dit que j'avais attrapÃĐ un coup
de soleil et que j'avais ÃĐtÃĐ vingt-quatre heures en trÃĻs-mauvais ÃĐtat.
Je suis tout à fait remis à prÃĐsent; mais je souffre d'un lumbago que
j'ai gagnÃĐ Ã ramer sur le lac. . . . . . . . . . . . . . . . .
J'attends de vos nouvelles impatiemment; mais je crains que ce ne
soit un peu de ma faute. Je vous avais promis que je vous ÃĐcrirais
si je quittais Fontainebleau. Que voulez-vous! on ne fait rien ici,
et cependant on n'est jamais libre. TantÃīt on m'appelle pour courir
les bois, tantÃīt pour faire une version. Le temps se passe surtout Ã
attendre; c'est la grande philosophie du pays que de savoir attendre,
et j'ai de la peine à faire mon ÃĐducation sous ce rapport. Notre grande
attente en ce moment est celle des ambassadeurs siamois, qui viennent
jeudi. On dit qu'ils se prÃĐsenteront à quatre pattes, selon l'usage de
leur pays, rampant sur les genoux et les coudes. Quelques-uns ajoutent
qu'ils lÃĻchent le parquet, saupoudrÃĐ de sucre candi à cet effet. Nos
dames s'imaginent qu'ils leur portent des choses merveilleuses. Je
crois qu'ils n'apportent rien du tout et qu'ils espÃĻrent emporter
beaucoup de belles choses.
Je suis allÃĐ Ã Alise mercredi dernier avec l'empereur, qui est devenu
un archÃĐologue accompli. Il a passÃĐ trois heures et demie sur la
montagne, par le plus terrible soleil du monde, Ã examiner les vestiges
du siÃĻge de CÃĐsar et à lire les _Commentaires._ Nous y avons tous perdu
la peau de nos oreilles, et nous sommes revenus couleur de ramoneurs.
Nous passons nos soirÃĐes sur le lac ou sous les arbres à regarder la
lune et à espÃĐrer de la pluie. Je suppose que vous avez à N... un temps
pareil. Adieu, chÃĻre amie; portez-vous bien; ne vous exposez pas au
soleil, et donnez-moi de vos nouvelles. . . .
. . . . . . . . . . . .
CCXLV
ChÃĒteau de Fontainebleau, 29 juin 1861.
ChÃĻre amie, j'ai reçu le porte-cigares, qui est charmant, mÊme pour
moi, qui viens de voir les prÃĐsents des ambassadeurs siamois. Nos
lettres se sont croisÃĐes. Je mÃĻne ici une vie si occupÃĐe de rien,
que je n'ai pas le temps d'ÃĐcrire. Enfin, nous partons tous ce soir,
et je serai à Paris quand vous recevrez cette lettre. Nous avons eu
mardi une assez bonne cÃĐrÃĐmonie, trÃĻs-semblable à celle du _Bourgeois
gentilhomme._ C'ÃĐtait le plus drÃīle de spectacle du monde que cette
vingtaine d'hommes noirs trÃĻs-semblables à des singes, habillÃĐs de
brocart d'or et ayant des bas blancs et des souliers vernis, le sabre
au cÃītÃĐ, tous à plat ventre et rampant sur les genoux et les coudes
le long de la galerie de Henri II, ayant tous le nez à la hauteur du
... dos de celui qui le prÃĐcÃĐdait. Si vous avez vu sur le pont Neuf
l'enseigne: _Au bonjour des chiens_, vous vous ferez une idÃĐe de la
scÃĻne. Le premier ambassadeur avait la plus forte besogne. Il avait
un chapeau de feutre brodÃĐ d'or qui dansait sur sa tÊte à chaque
mouvement, et, de plus, il tenait entre ses mains un bol d'or en
filigrane, contenant deux boÃŪtes, qui contenaient chacune une lettre
de Leurs MajestÃĐs Siamoises. Les lettres ÃĐtaient dans des bourses
de soie mÊlÃĐe d'or, et tout cela trÃĻs-coquet. AprÃĻs avoir remis les
lettres, lorsqu'il a fallu revenir en arriÃĻre, la confusion s'est
mise dans l'ambassade. C'ÃĐtaient des coups de derriÃĻre contre des
figures, des bouts de sabre qui entraient dans les yeux du second
rang, qui ÃĐborgnait le troisiÃĻme. L'aspect ÃĐtait celui d'une troupe
de hannetons sur un tapis. Le ministre des affaires ÃĐtrangÃĻres avait
imaginÃĐ cette belle cÃĐrÃĐmonie, et avait exigÃĐ que les ambassadeurs
rampassent. On croit les Asiatiques plus naÃŊfs qu'ils ne sont, et je
suis sÃŧr que ceux-ci n'auraient pas trouvÃĐ Ã redire si on leur avait
permis de marcher. Tout l'effet du rampement a ÃĐtÃĐ perdu d'ailleurs,
parce qu'Ã la fin l'empereur a perdu patience, s'est levÃĐ, a fait lever
les hannetons et a parlÃĐ anglais avec l'un d'eux. L'impÃĐratrice a
embrassÃĐ un petit singe qu'ils avaient amenÃĐ et qu'on dit fils d'un des
ambassadeurs; il courait à quatre pattes comme un petit rat et avait
l'air trÃĻs-intelligent. Le roi temporel de Siam a envoyÃĐ son portrait
à l'empereur et celui de sa femme, qui est horriblement laide. Mais
ce qui vous aurait charmÃĐe, c'est la variÃĐtÃĐ et la beautÃĐ des ÃĐtoffes
qu'ils apportaient. C'est de l'or et de l'argent tissÃĐs si lÃĐgÃĻrement
que tout est transparent et ressemblant aux nuages lÃĐgers d'un beau
coucher de soleil. Ils ont donnÃĐ Ã l'empereur un pantalon dont le bas
est brodÃĐ avec de petits ornements en ÃĐmail, or, rouge et vert, et une
veste de brocart d'or souple comme du foulard, dont les dessins, or sur
or, sont merveilleux. Les boutons sont en filigrane d'or avec de petits
diamants et des ÃĐmeraudes. Ils ont un or rouge et un or blanc qui,
mariÃĐs ensemble, sont d'un effet admirable. Bref, je n'ai rien vu de
plus coquet ni de plus splendide à la fois. Ce qu'il y a de singulier
dans le goÃŧt de ces sauvages-là , c'est qu'il n'y a rien de criard dans
leurs ÃĐtoffes, bien qu'ils n'emploient que des soies ÃĐclatantes, de
l'or et de l'argent. Tout cela se combine merveilleusement et produit,
en somme, un effet tranquille des plus harmonieux.
Adieu, chÃĻre amie; je pense à faire un tour à Londres, oÃđ j'ai affaire,
pour l'Exposition universelle. Ce sera vers le 8 ou 10 juillet.
. . . . . . . . . . . .
CCXLVI
16 juillet 1861. Londres, _British Museum._
Je vois par votre derniÃĻre lettre, chÃĻre amie, que vous Êtes aussi
occupÃĐe qu'un gÃĐnÃĐral en chef la veille d'une bataille. J'ai lu dans
_Tristram Shandy_ que, dans une maison oÃđ il y a une femme en mal
d'enfant, toutes les femmes se croient le droit de brutaliser les
hommes; voilà pourquoi je ne vous ai pas ÃĐcrit plus tÃīt. J'ai eu
peur que vous ne me traitassiez du haut de votre grandeur. Enfin,
j'espÃĻre que votre sÅur s'est bien acquittÃĐe et que vous n'avez plus
d'inquiÃĐtudes. Cependant, je serai bien aise que vous m'en donniez avis
officiellement; cela ne veut pas dire que vous m'envoyiez une lettre de
faire part imprimÃĐe.
On ne parle ici que de l'affaire de M. Vidil. Je l'ai un peu connu Ã
Londres et en France, et je le trouvais fort ennuyeux. Ici, oÃđ l'on
n'est pas moins gobe-mouche qu'à Paris, ç'a ÃĐtÃĐ un dÃĐchaÃŪnement furieux
contre lui. On a dÃĐcouvert qu'il avait tuÃĐ sa femme et probablement
bien d'autres personnes. Maintenant qu'il s'est livrÃĐ, les choses ont
changÃĐ complÃĻtement, et, s'il a un bon avocat, il se tirera d'affaire,
et nous lui tresserons des couronnes.
Vous savez ou vous ne savez pas qu'il y a un nouveau chancelier, lord
B***, qui est vieux, mais a des mÅurs qui ne le sont pas. Un avocat
nommÃĐ Stevens envoie son clerk porter une carte au chancelier; le clerk
s'informe; on lui dit que milord n'a pas de maison à Londres, mais
qu'il vient souvent de la campagne dans une maison d'Oxford-Terrace,
oÃđ il a un pied-Ã -terre. Le clerk y va et demande milord. ÂŦIl n'y est
pas.--Croyez-vous qu'il revienne pour dÃŪner?--Non, mais pour coucher,
certainement; il couche ici tous les lundis.Âŧ Le clerk laisse la
lettre, et M. Stevens s'ÃĐtonne beaucoup que le chancelier lui fasse une
mine affreuse. Le fond de la question, c'est que milord a là un mÃĐnage
clandestin.
Je suis à Londres depuis jeudi, et je n'ai pas encore eu un moment de
repos; je cours depuis le matin jusqu'au soir. On m'invite à dÃŪner tous
les jours, et, le soir, il y a des concerts et des bals. Hier, je suis
allÃĐ Ã un concert chez le marquis de Lansdown. Il n'y avait pas une
femme jolie, chose remarquable ici; mais, en revanche, elles ÃĐtaient
toutes habillÃĐes comme si la premiÃĻre marchande de modes de Brioude
avait fait leurs robes. Je n'ai jamais vu de coiffures semblables: une
vieille, qui avait une couronne de diamants composÃĐe d'ÃĐtoiles fort
petites avec un gros soleil par devant, absolument comme en ont les
figures de cire à la foire! Je pense rester ici jusqu'au commencement
d'aoÃŧt. Adieu, chÃĻre amie. . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
CCXLVII
25 juillet 1861. Londres, _British Museum._
. . . . . . . . . . . . .
Je passe mon temps ici d'une façon assez monotone, bien que je dÃŪne
tous les jours dans une maison nouvelle et que je voie des gens et
des choses que je n'avais pas encore vues. Hier, j'ai fait un dÃŪner Ã
Greenwich, avec de grand personnages qui cherchaient à se faire vifs,
non point comme les Allemands en se jetant par la fenÊtre, mais en
faisant beaucoup de bruit. Le dÃŪner ÃĐtait abominablement long, mais
le _white bait_ excellent. Nous avons dÃĐballÃĐ ici vingt-deux caisses
d'antiquitÃĐs arrivant de CyrÃĻne. Il y a deux statues et plusieurs
bustes trÃĻs-remarquables, d'un bon temps et bien grec; un Bacchus
surtout ravissant, quoiqu'un peu mignard; la tÊte est dans un ÃĐtat
de conservation extraordinaire.--M. de Vidil est bien et dÃŧment
_committed_ et sera jugÃĐ aux assises prochaines. On ne veut pas
l'admettre à donner caution. Il paraÃŪt, d'ailleurs, que le pis qui
puisse lui arriver, c'est d'Être condamnÃĐ Ã deux ans de prison; car la
loi anglaise ne reconnaÃŪt pas de meurtre là oÃđ il n'y a pas eu mort
d'homme, et, comme me disait lord Lyndhurst, il faut Être extrÊmement
maladroit en Angleterre pour Être pendu. Je suis allÃĐ l'autre soir à la
Chambre des communes et j'ai entendu le dÃĐbat sur la Sardaigne. Il est
impossible d'Être plus verbeux, plus gobe-mouche et plus blagueur que
la plupart des orateurs, et notamment lord John Russell, aujourd'hui
lord Russell tout court. M. Gladstone m'a plu. Je pense Être de retour
à Paris vers le 8 ou 10 aoÃŧt. J'espÃĻre vous retrouver tranquillement
dans quelque solitude. Je crois que je me porte mieux ici qu'Ã Paris;
cependant, il fait un temps abominable.--J'ai interrompu ma lettre pour
aller voir la Banque. On m'a mis dans la main quatre petits paquets qui
faisaient quatre millions de livres sterling, mais on ne m'a pas permis
de les emporter; cela aurait fait deux volumes reliÃĐs. On m'a montrÃĐ
une machine trÃĻs-jolie, qui compte et pÃĻse trois mille souverains
par jour. La machine hÃĐsite un instant, et, aprÃĻs une trÃĻs-courte
dÃĐlibÃĐration, jette à droite le bon souverain et le mauvais à gauche.
Il y en a une autre qui semble un petit magot. On lui prÃĐsente un
billet de banque, il se baisse et lui donne comme deux petits baisers,
qui lui laissent des marques que les faussaires n'ont pu imiter encore.
Enfin, on m'a menÃĐ dans les caves, oÃđ j'ai cru Être dans une de ces
grottes des _Mille et une Nuits._ Tout ÃĐtait plein de sacs d'or et de
lingots ÃĐtincelants à la lueur du gaz. Adieu, chÃĻre amie. . . . . .
CCXLVIII
Paris, 21 aoÃŧt 1861.
ChÃĻre amie, je suis arrivÃĐ enfin, pas en trop bon ÃĐtat de conservation.
Je ne sais si c'est pour avoir trop mangÃĐ de soupe à la tortue ou
pour avoir trop couru au soleil, mais je suis repris de ces douleurs
d'estomac qui m'avaient pendant assez longtemps laissÃĐ tranquille. Cela
me prend le matin vers cinq heures et me dure une heure et demie. Je
pense que, lorsqu'on est pendu, on souffre quelque chose de semblable.
Cela ne me donne pas trop de goÃŧt pour la suspension! J'ai trouvÃĐ ici
plus de besogne que je n'en voudrais. Notre commission impÃĐriale de
l'Exposition universelle est en travail d'enfantement; nous faisons
tous de la prose pour persuader aux gens qui ont des tableaux de nous
les prÊter pour les envoyer à Londres. Outre que la proposition est
passablement indiscrÃĻte, il se trouve que la plupart des amateurs qui
ont des collections sont des carlistes ou des orlÃĐanistes, qui croient
faire Åuvre pie en nous refusant. Je crains que nous ne fassions pas
trop belle figure à Londres l'annÃĐe prochaine, d'autant plus que
nous n'exposons que les ouvrages exÃĐcutÃĐs depuis dix ans, tandis que
les Anglais exposent les produits de leur ÃĐcole depuis 1762. Comment
avez-vous trouvÃĐ les chaleurs tropicales? Je m'en console en voyant,
par des lettres que je reçois, qu'à Madrid on a eu 44 degrÃĐs, la
tempÃĐrature de la saison chaude au SÃĐnÃĐgal. Il n'y a plus personne
à Paris, ce dont je me trouve assez bien. J'ai passÃĐ six semaines Ã
dÃŪner en ville, et je trouve assez doux maintenant de ne pas Être
obligÃĐ de mettre une cravate blanche pour dÃŪner. Je suis cependant allÃĐ
passer huit jours dans le comtÃĐ de Suffolk, dans un trÃĻs-beau chÃĒteau
et dans une assez grande solitude. C'est un pays plat, mais couvert
d'arbres ÃĐnormes, avec beaucoup d'eau; la navigation y est admirable.
Cela se trouve tout prÃĻs des _fens_, d'oÃđ est sorti Cromwell. Il y a
ÃĐnormÃĐment de gibier, et il est impossible de faire un pas sans risquer
d'ÃĐcraser des faisans ou des perdrix. Je n'ai pas de projets pour cet
automne, sinon que, si madame de Montijo va à Biarritz, j'irai l'y
voir et passer quelques jours avec elle. Elle ne se console pas et je
la trouve plus triste que l'annÃĐe passÃĐe, lorsque sa fille est morte.
Il me semble que vous prenez grand goÃŧt à cette ribambelle d'enfants.
Je ne comprends pas trop cela. Je suppose que vous vous laissez mettre
tout cela sur le dos, par suite de l'habitude que vous avez de vous
soumettre à l'oppression, du moment que ce n'est pas de mon cÃītÃĐ
qu'elle vient. Adieu, chÃĻre amie. . . .
CCXLIX
Paris, 31 aoÃŧt 1861.
ChÃĻre amie, j'ai reçu votre lettre, qui me paraÃŪt annoncer que vous
Êtes plus heureuse que vous n'avez ÃĐtÃĐ de longtemps; je m'en rÃĐjouis.
Il y a chez moi peu de disposition à aimer les enfants; cependant, je
croirais qu'on s'attache à une petite fille comme à un jeune chat,
animal avec lequel vos pareilles ont beaucoup de ressemblance. Je
suis toujours assez souffreteux, rÃĐveillÃĐ tous les matins par des
ÃĐtouffements, mais cela passe assez vite. Il y a ici solitude complÃĻte.
Hier, je suis entrÃĐ au Cercle impÃĐrial par hasard, et je n'y ai trouvÃĐ
que trois personnes qui dormaient. Il fait un temps chaud et lourd
insupportable; par contre, on m'ÃĐcrit d'Ãcosse qu'il pleut à verse
depuis quarante jours, que les pommes de terre sont mortes et l'avoine
fricassÃĐe. Je profite de ma solitude pour travailler à quelque chose
que j'ai promis à mon maÃŪtre, et que je voudrais lui porter à Biarritz,
mais je n'avance guÃĻre. J'ai toutes les peines du monde à faire quelque
chose à prÃĐsent, et la moindre excitation me coÃŧte horriblement.
J'espÃĻre pourtant avoir fini avant la fin de la semaine prochaine. . .
. . .
. . . . . . . . . . . .
J'ai à votre intention un exemplaire de _Stenka Razin._ Faites-moi
penser à vous le donner quand je vous verrai, comme aussi à vous
montrer le portrait d'un gorille que j'ai dessinÃĐ Ã Londres, et
avec lequel j'ai vÃĐcu en grande intimitÃĐ; il est vrai qu'il ÃĐtait
empaillÃĐ. Je ne lis guÃĻre que de l'histoire romaine; cependant, j'ai
lu avec grand plaisir le dix-neuviÃĻme volume de M. Thiers. Il m'a
semblÃĐ plus nÃĐgligemment ÃĐcrit que les prÃĐcÃĐdents, mais plein de
choses curieuses. MalgrÃĐ tout son dÃĐsir de dire du mal de son hÃĐros,
il est continuellement emportÃĐ par son amour involontaire. Il me dit
quii donnera le vingtiÃĻme volume au mois de dÃĐcembre, et qu'alors il
fera quelque grand voyage autour du monde, ou en Italie. Il y a des
histoires de Montrond qui m'ont fort amusÃĐ; seulement, j'ai regrettÃĐ
de ne pas les lui avoir fait raconter quand il ÃĐtait de ce monde.
Il me semble que M. Thiers le peint assez bien, comme un aventurier
amoureux de son mÃĐtier, et honnÊte envers ses commettants pendant tout
le temps qu'il est employÃĐ, Ã peu prÃĻs comme le Dalgetty de la lÃĐgende
de Montrose. Nos artistes, Ã ce que je vois, prennent assez bien le
petit rÃĻglement que nous avons ÃĐbauchÃĐ pour l'Exposition de Londres;
mais, quand ils verront la place qu'on leur donne, je ne sais s'ils ne
nous jetteront pas des pommes cuites. Je suis parvenu à soutirer de M.
DuchÃĒtel la promesse de nous prÊter _la Source_ de M. Ingres. . . . . .
. . . . . .
Adieu, chÃĻre amie.
CCL
Biarritz, 20 septembre 1861.
ChÃĻre amie, je suis toujours ici comme l'oiseau sur la branche. L'usage
n'est pas de faire des projets longtemps d'avance, et, au contraire, on
ne prend jamais de rÃĐsolution qu'au dernier moment. On ne nous a encore
rien dit du quand on partira. Cependant, les jours raccourcissent
beaucoup. Les soirÃĐes ne sont pas des plus faciles à passer; il fait
froid aprÃĻs dÃŪner, et je crois impossible d'avoir chaud avec le systÃĻme
de portes et de fenÊtres qu'on a imaginÃĐ ici. Tout cela me fait croire
que nous ne resterons pas bien longtemps encore. Je pense aller faire
une visite à M. Fould à Tarbes, pour profiter des derniers beaux jours;
puis je reviendrai à Paris, oÃđ j'espÃĻre vous retrouver installÃĐe. L'air
de la mer me fait du bien. Je respire plus facilement, mais je dors
mal. Il est vrai que je suis tout à fait au bord de la mer, et, pour
peu qu'il fasse du vent, c'est un vacarme horrible. Le temps se passe
ici, comme dans toutes les rÃĐsidences impÃĐriales, Ã ne rien faire en
attendant qu'on fasse quelque chose. Je travaille un peu; je dessine
de ma fenÊtre et je me promÃĻne beaucoup. Il y a trÃĻs-peu de monde à la
villa EugÃĐnie, et des gens de connaissance avec lesquels je me plais
assez. Je trouve que le temps passe sans trop de peine, bien que les
journÃĐes aient ici vingt-quatre heures comme à Paris.
. . . . . . . . . . . .
Nous avons fait hier une promenade charmante le long des PyrÃĐnÃĐes,
assez prÃĻs des montagnes pour les bien voir dans toute leur beautÃĐ, et
pas assez prÃĻs pour en avoir les inconvÃĐnients, de monter et descendre
sans cesse. Nous nous sommes perdus et nous n'avons trouvÃĐ que des gens
ignorant notre belle langue française. C'est ce qui arrive ici dÃĻs
qu'on sort de la banlieue de Bayonne.
Le prince impÃĐrial donnait hier à dÃŪner à toute une bande d'enfants.
L'empereur leur a composÃĐ lui-mÊme du vin de Champagne avec de l'eau
de Seltz: mais l'effet a ÃĐtÃĐ le mÊme que s'ils eussent bu du vin
vÃĐritable. Ils ÃĐtaient tous gris un quart d'heure aprÃĻs, et j'ai encore
les oreilles malades du bruit qu'ils ont fait. Adieu, chÃĻre amie; je me
suis engagÃĐ tÃĐmÃĐrairement à traduire à Sa MajestÃĐ un mÃĐmoire espagnol
sur l'emplacement de Munda, et je viens de m'apercevoir que c'est d'une
lecture terriblement difficile.
Vous pouvez m'ÃĐcrire ici jusqu'au 23 ou 24; aprÃĻs cela, ce sera chez M.
Fould, Ã Tarbes.
Adieu.
CCLI
Paris, 2 novembre 1861.
J'ai de si mauvais yeux, que je ne vous ai pas reconnue tout de suite
l'autre jour. Pourquoi venez-vous dans mon quartier sans m'en prÃĐvenir?
La personne qui ÃĐtait avec moi m'a demandÃĐ qui ÃĐtait cette dame qui
avait de si beaux yeux.--J'ai passÃĐ tout mon temps à travailler
comme un nÃĻgre pour mon maÃŪtre, que j'irai voir dans huit jours.
La perspective de huit jours de culottes courtes m'effraye un peu.
J'aimerais mieux les passer au soleil. Je commence à y penser. D'autre
part, la session dont on nous menace me fait enrager. Je ne comprends
pas pourquoi on ne fait pas en ÃĐtÃĐ les affaires publiques.
. . . . . . . . . . . .
J'ai un livre pour vous qui n'est pas trop bÊte. Ma mÃĐmoire s'en va, et
j'ai fait relier un volume dont j'avais dÃĐjà un exemplaire. Vous voyez
ce que vous y gagnerez.
Mon torticolis est à peu prÃĻs passÃĐ; mais j'ai veillÃĐ si tard, ces
jours passÃĐs, que je suis tout nerveux et ÃĐreintÃĐ. Quand nous nous
verrons, nous causerons mÃĐtaphysique. C'est un sujet que j'aime
beaucoup, parce qu'il ne peut pas s'ÃĐpuiser.
Adieu, chÃĻre amie.
CCLII
CompiÃĻgne, 17 novembre 1861.
ChÃĻre amie, nous sommes ici jusqu'au 24. C'est Sa MajestÃĐ le roi
de Portugal qui nous a empÊchÃĐs de nous livrer aux fÊtes que nous
prÃĐparions. On les a remises et on nous a retenus en consÃĐquence. Nous
sommes ici assez bien, c'est-Ã -dire nous connaissant, et aussi libres
les uns avec les autres qu'on peut l'Être en ces lieux.
Nous avons, en lions, quatre Highlanders en _kilt_: le duc d'Athol,
lord James Murray, et le fils et le neveu du duc. C'est assez amusant
de voir ces huit genoux nus dans un salon oÃđ tous les hommes ont des
culottes ou des pantalons collants. Hier, on a fait entrer le _piper_
de Sa GrÃĒce, et ils ont dansÃĐ tous les quatre de maniÃĻre à alarmer tout
le monde lorsqu'ils tournaient. Mais il y a des dames dont la crinoline
est encore bien plus alarmante quand elles montent en voiture. Comme
on a permis aux dames invitÃĐes de ne pas porter le deuil, on voit
des jambes de toutes les couleurs. Je trouve que les bas rouges ont
trÃĻs-bon air. Au milieu des promenades dans les bois humides et glacÃĐs
et des salons chauffÃĐs au rouge, je me suis tenu jusqu'Ã prÃĐsent sans
rhume; mais je suis oppressÃĐ et je ne dors pas. J'ai assistÃĐ Ã la
grande comÃĐdie ministÃĐrielle oÃđ l'on s'attendait à voir une ou deux
victimes de plus. Les figures ÃĐtaient bonnes à observer, les discours
encore plus; d'autant que M. Walewski, l'Excellence menacÃĐe, portait
ses dolÃĐances sans discernement à amis et ennemis. Il n'y a rien de
tel qu'une forte prÃĐoccupation pour faire dire des bÊtises, surtout
lorsqu'on en a l'habitude. 0 platitude humaine! La femme, au contraire,
a ÃĐtÃĐ trÃĻs-belle de calme et de sang-froid, sans parler des bons
conseils et des dÃĐmarches. Il me semble que l'on a seulement ajournÃĐ la
bataille et quelle est inÃĐvitable sous peu. Que dit-on de la lettre de
l'empereur? Je la trouve trÃĻs-bien. Il a un tour à lui pour dire les
choses, et, quand il parle en souverain, il a l'art de montrer qu'il
n'est pas de la mÊme triviale pÃĒte que les autres. Je crois que c'est
exactement ce qu'il faut à cette magnanime nation, qui n'aime pas le
commun.
Hier, la princesse de ***, qui prenait du thÃĐ, a demandÃĐ Ã un valet de
pied de lui _aborder ti sel bour le bain._ Le valet de pied est rentrÃĐ,
au bout d'une demi-heure, avec douze kilogrammes de sel gris, croyant
qu'elle voulait prendre un bain au sel.--On a apportÃĐ Ã l'impÃĐratrice
un tableau de MÞller qui reprÃĐsente la reine Marie-Antoinette dans une
prison. Le prince impÃĐrial a demandÃĐ qui ÃĐtait cette dame et pourquoi
elle n'ÃĐtait pas dans un palais. On lui a expliquÃĐ que c'ÃĐtait une
reine de France et ce que c'ÃĐtait qu'une prison. Alors, il est allÃĐ
tout courant demander à l'empereur de vouloir bien faire grÃĒce Ã
la reine qu'il tenait en prison.--C'est un drÃīle d'enfant, qui est
quelquefois terrible. Il dit qu'il salue toujours le peuple parce qu'il
a chassÃĐ Louis-Philippe, qui n'ÃĐtait pas bien avec lui. C'est un enfant
charmant.
Adieu, chÃĻre amie.
CCLIII
Cannes, 6 janvier 1862. (Je ne sais plus les dates.)
ChÃĻre amie, je ne vous parlerai pas du soleil de Cannes, de peur de
vous faire trop de peine au milieu des neiges oÃđ vous devez Être en ce
moment. Ce qu'on m'ÃĐcrit de Paris me fait froid, rien qu'Ã le lire.
Je pense que vous devez Être encore à R..., ou plutÃīt en route pour
revenir, et, à tout hasard, je vous ÃĐcris à votre domicile politique,
comme au lieu le plus sÃŧr pour vous trouver. J'ai ici la compagnie et
le voisinage de M. Cousin, qui est venu s'y guÃĐrir d'une laryngite,
et qui parle comme une pie borgne, mange comme un ogre et s'ÃĐtonne
de ne pas guÃĐrir sous ce beau ciel qu'il voit pour la premiÃĻre fois.
Il est, d'ailleurs, fort amusant, car il a cette qualitÃĐ de faire de
l'esprit pour tout le monde. Je crois que, lorsqu'il est seul avec son
domestique, il cause avec lui comme avec la plus coquette duchesse
orlÃĐaniste ou lÃĐgitimiste. Les Cannais pur sang n'en reviennent pas,
et vous jugez quels yeux ils font lorsqu'on leur dit que cet homme,
qui parle de tout et bien de tout, a traduit Platon et est l'amant de
madame de Longueville. Le seul inconvÃĐnient qu'il a, c'est de ne pas
savoir parler sans s'arrÊter. Pour un philosophe ÃĐclectique, c'est mal
de ne pas avoir pris le bon cÃītÃĐ de la secte des pÃĐripatÃĐticiens.
Je ne fais pas grand'chose ici. J'ÃĐtudie la botanique dans un livre
et avec les herbes qui me tombent sous la main; mais à chaque instant
je maudis ma mauvaise vue. C'est une ÃĐtude que j'aurais dÃŧ commencer
il y a vingt ans, quand j avais des yeux; c'est, d'ailleurs, assez
amusant, quoique souverainement immoral, attendu que, pour une
dame, il y a toujours six ou huit messieurs pour le moins, tous
trÃĻs-empressÃĐs à lui offrir ce qu'elle prend à droite et à gauche avec
beaucoup d'indiffÃĐrence. Je regrette beaucoup de n'avoir pas apportÃĐ
de microscope; cependant, avec mes lunettes, j'ai vu des ÃĐtamines
faire l'amour à un pistil sans Être arrÊtÃĐes par ma prÃĐsence. Je fais
aussi des dessins, et je lis dans un livre russe l'histoire d'un
autre Cosaque beaucoup plus ÃĐduquÃĐ que Stenka Bazin, qui s'appelle
malheureusement Bogdan Chmelniski. Avec un nom si difficile Ã
prononcer, il n'est pas ÃĐtonnant qu'il soit restÃĐ inconnu à nous autres
Occidentaux, qui ne retenons que les noms tirÃĐs du grec ou du latin.
Comment vous a traitÃĐe l'hiver ? et comment gouvernez-vous les petits
enfants qui vous absorbent tant? Il paraÃŪt que cela est trÃĻs-amusant Ã
ÃĐlever. Je n'ai jamais ÃĐlevÃĐ que des chats, qui ne m'ont guÃĻre donnÃĐ
de satisfaction, Ã l'exception du dernier qui a eu l'honneur de vous
connaÃŪtre. Ce qui me semble insupportable chez les enfants, c'est qu'il
faille attendre si longtemps pour savoir ce qu'ils ont dans la tÊte et
pour les entendre raisonner. Il est bien fÃĒcheux que le travail qui se
fait dans l'intelligence des moutards ne s'explique pas par eux-mÊmes
et que les idÃĐes leur viennent sans qu'ils s'en rendent compte. La
grande question est de savoir s'il faut leur dire des bÊtises, comme
on nous en a dit, ou bien s'il faut leur parler raisonnablement des
choses. Il y a du pour et du contre à l'un et à l'autre systÃĻme. Un
jour que vous passerez devant Stassin, soyez assez bonne pour regarder
dans son catalogue un livre de Max MÞller, professeur à Oxford, sur la
linguistique. Seulement, je ne sais pas le titre du livre, et vous me
direz si cela coÃŧte bien cher et si je puis m'en passer la fantaisie.
On m'a dit que c'ÃĐtait un travail admirable d'analyse des langues.
J'ai fait la connaissance d'un pauvre chat qui vit dans une cabane au
fond des bois; je lui porte du pain et de la viande, et, dÃĻs qu'il
me voit, il accourt d'un quart de lieue. Je regrette de ne pouvoir
l'emporter, car il a des instincts merveilleux.
Adieu, chÃĻre amie; j'espÃĻre que cette lettre vous trouvera en bonne
santÃĐ et aussi florissante que l'annÃĐe passÃĐe. Je vous la souhaite
bonne et heureuse. . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
CCLIV
Cannes, 1er mars 1862.
. . . . . . . . . . . .
Vous Êtes bien bonne de penser à mon livre au milieu de tous vos
ennuis; si vous pouvez me l'avoir pour mon retour, cela me fera grand
plaisir, mais ne vous donnez pas trop de peine pour cela.
La fÊte de ma cousine m'est absolument sortie de la tÊte. Je ne m'en
suis souvenu l'autre jour que lorsqu'il n'ÃĐtait plus temps. Nous en
causerons ensemble à mon retour, s'il vous plaÃŪt: cela devient tous
les ans plus difficile, et j'ai ÃĐpuisÃĐ les bagues, les ÃĐpingles, les
mouchoirs et les boutons. C'est le diable d'inventer quelque chose de
nouveau!
Cela n'est pas moins difficile pour les romans. Je viens de lire en
ce genre de telles rapsodies que cela mÃĐrite vraiment des chÃĒtiments
corporels. Je vais passer trois jours à Saint-CÃĐsaire, dans les
montagnes, au-dessus de Cannes, chez mon docteur, qui est un
trÃĻs-aimable homme; à mon retour, je penserai sÃĐrieusement à me mettre
en route pour Paris. Je ne regrette pas de ne point avoir assistÃĐ
à tout le tapage qui s'est fait au Luxembourg, et qui ÃĐtait digne
d'ÃĐcoliers de quatriÃĻme. Je regrette encore moins de n'avoir pas pris
part aux ÃĐlections, ou tentatives d'ÃĐlections acadÃĐmiques, qui ont eu
lieu l'autre jour. Nous voilà en proie aux clÃĐricaux, et bientÃīt, pour
Être admis comme candidat, il faudra produire un billet de confession.
M. de Montalembert en a donnÃĐ un de catholicisme à un de mes amis, qui
n'est que Marseillais, mais qui a le bon sens de se laisser faire.
Jusqu'Ã prÃĐsent, ces messieurs ne sont pas trÃĻs-difficiles; mais il est
à craindre qu'ils ne le deviennent avec le temps et le succÃĻs.
Vous ne pouvez vous rien imaginer de plus joli que notre pays par
le beau temps. Ce n'est pas celui d'aujourd'hui, car, par grand
extraordinaire, il pleut depuis ce matin; tous les champs sont couverts
de violettes et d'anÃĐmones, et d'une quantitÃĐ d'autres fleurs dont je
ne sais pas le nom.
Adieu, chÃĻre amie. Ã bientÃīt, j'espÃĻre. Je dÃĐsire vous retrouver en
aussi bonne condition que je vous ai laissÃĐe il y a plus de deux mois.
Ne maigrissez ni ne grossissez, ne vous dÃĐsolez pas trop et pensez un
peu à moi. Adieu.
CCLV
Londres, _British Museum_, 12 mai 1862.
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Pour ce qui est de l'Exposition, franchement, cela ne vaut pas la
premiÃĻre; jusqu'à prÃĐsent, cela ressemble à un fiasco. Il est vrai
que tout n'est pas encore dÃĐballÃĐ, mais le bÃĒtiment est horrible.
Quoique fort grand, il n'en a pas l'air. Il faut s'y promener et s'y
perdre pour s'assurer de son ÃĐtendue. Tout le monde dit qu'il y a
de trÃĻs-belles choses. Je n'ai encore examinÃĐ que la classe 30, Ã
laquelle j'appartiens et dont je suis le _reporter._ Je trouve que
les Anglais ont fait de grands progrÃĻs sous le rapport du goÃŧt et de
l'art de l'arrangement; nous faisons les meubles et les papiers peints
assurÃĐment mieux qu'eux, mais nous sommes dans une voie dÃĐplorable,
et, si cela continue, nous serons sous peu distancÃĐs. Notre jury est
prÃĐsidÃĐ par un Allemand qui croit parler anglais et qui est à peu
prÃĻs incomprÃĐhensible à tout le monde. Rien de plus absurde que nos
confÃĐrences; personne n'entend de quoi il est question. Cependant,
on vote. Ce qu'il y a de plus mauvais, c'est que nous avons dans
notre classe des industriels anglais et qu'il faudra nÃĐcessairement
donner des mÃĐdailles à ces messieurs, qui n'en mÃĐritent guÃĻre. Je suis
bombardÃĐ par les discours et les routs. Avant-hier, j'ai dÃŪnÃĐ chez lord
Granville. Il y avait trois petites tables dans une longue galerie;
cela ÃĐtait censÃĐ devoir rendre la conversation gÃĐnÃĐrale; mais, comme
on se connaissait trÃĻs-peu, on ne se parlait guÃĻre. Le soir, je suis
allÃĐ chez lord Palmerston, oÃđ il y avait l'ambassade japonaise, qui
accrochait toutes les femmes avec les grands sabres quelle porte à la
ceinture. J'ai vu de trÃĻs-belles femmes et de trÃĻs-abominables; les
unes et les autres faisaient exhibition complÃĻte d'ÃĐpaules et d'appas,
les unes admirables, les autres trÃĻs-odieux, mais les uns et les autres
avec la mÊme impudence. Je crois que les Anglais ne jugent pas ces
choses-là .
Adieu, chÃĻre amie. . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
CCLVI
Londres, _British Museum_, 6 juin 1862.
ChÃĻre amie, je commence à entrevoir le terme de mes peines. Mon
rapport au jury international dans le plus pur anglais-saxon, sans un
seul mot tirÃĐ du français, a ÃĐtÃĐ lu hier par moi, et l'affaire est
bÃĒclÃĐe de ce cÃītÃĐ. Il m'en reste un autre (rapport) à faire à mon
gouvernement. Je crois que, d'ici à quelques jours, je serai libre, et,
trÃĻs-probablement, je pourrai partir pour Paris du 15 au 20 de ce mois.
Vous feriez bien de m'ÃĐcrire avant le 15 oÃđ vous serez à cette ÃĐpoque,
et quels sont vos projets.
DÃĐcidÃĐment, je crois que l'exhibition fait fiasco. Les commissaires
ont beau faire des rÃĐclames et battre le tambour, ils ne peuvent y
attirer la foule. Pour ne pas trop perdre, il leur faut cinquante
mille visiteurs par jour, et ils sont bien loin de leur compte. Le
beau monde n'y va plus depuis qu'on ne paye plus qu'un schelling, et
le vilain monde n'a pas trop l'air d'y prendre goÃŧt. Le restaurant y
est dÃĐtestable. Il n'y a que le restaurant amÃĐricain qui soit amusant.
Il y a des breuvages plus ou moins diaboliques qu'on boit avec des
pailles: _mint julep_ ou _raise the dead._ Toutes ces boissons sont du
gin plus ou moins dÃĐguisÃĐ. Je dÃŪne en ville tous les jours jusqu'au
14. AprÃĻs quoi, j'irai faire une visite à Oxford, pour voir M. Max
MÞller et quelques bouquins de la bibliothÃĻque bodlÃĐienne, puis je
partirai. Je suis excÃĐdÃĐ de l'hospitalitÃĐ britannique et de ses dÃŪners,
qui ont l'air d'Être tous faits par le mÊme cuisinier inexpÃĐrimentÃĐ.
Vous ne vous figurez pas quel dÃĐsir j'ai de prendre un bouillon de
mon pot-au-feu. Ã propos, je ne sais si je vous ai dit que ma vieille
cuisiniÃĻre me quitte, pour se retirer dans ses terres. Elle ÃĐtait chez
moi depuis trente-cinq ans. Cela me contrarie au dernier point, car il
n'y a rien de si dÃĐsagrÃĐable que les nouveaux visages.
Je ne sais quel a ÃĐtÃĐ le plus grand effet produit ces jours derniers
par deux ÃĐvÃĐnements considÃĐrables: l'un, la dÃĐfaite des deux favoris
au Derby, par un cheval inconnu; l'autre, la dÃĐfaite des torys à la
Chambre des communes. Cela a semÃĐ Londres de figures lamentables,
toutes trÃĻs-plaisantes à voir. Une jeune dame qui se trouvait dans une
tribune s'est ÃĐvanouie en apprenant que _Marquis_ ÃĐtait battu d'une
longueur de tÊte par un rustre sans gÃĐnÃĐalogie, _pedigree._ M. Disraeli
fait meilleure contenance, car il se montre à tous les bals.
Adieu, chÃĻre amie.
CCLVII
Paris, 17 juillet 1862.
Je ne vous dirai pas tous les regrets que j'ai eus. Je voudrais que
vous les eussiez partagÃĐs, et, si vous en aviez eu la moitiÃĐ, vous
auriez bien trouvÃĐ moyen de faire attendre les autres pour moi. J'ai eu
de trÃĻs-ennuyeux jours depuis votre dÃĐpart. Ma pauvre vieille Caroline
est morte chez moi, aprÃĻs avoir beaucoup souffert; me voilà sans
cuisiniÃĻre et ne sachant pas trop comment je ferai. AprÃĻs sa mort, ses
niÃĻces sont venues se disputer sa succession. Il y en a une cependant
qui a pris son chat, que je me proposais de garder. Elle a laissÃĐ, Ã ce
qu'il paraÃŪt, douze ou quinze cents francs de rente. On m'a dÃĐmontrÃĐ
qu'elle n'a pu amasser tout cela avec les gages qu'elle avait chez moi,
et cependant je ne crois pas qu'elle m'ait jamais volÃĐ, je m'abonnerais
bien à l'Être toujours de mÊme. Je pense beaucoup à avoir un chat
semblable à feu Matifas, qui vous trouvait si à son grÃĐ; mais je vais
partir pour les PyrÃĐnÃĐes et je n'aurai pas le temps de l'ÃĐduquer. On me
dit que les eaux de BagnÃĻres-de-Bigorre me feront le plus grand bien.
Je les crois parfaitement sans pouvoir; mais il y a de belles montagnes
dans le voisinage et j'ai des amis dans les environs. M. Panizzi doit
venir me prendre le 5 aoÃŧt; nous reviendrons ensuite en faisant un
grand tour par NÃŪmes, Avignon et Lyon.--J'espÃĻre arriver à Paris en
mÊme temps que vous.
Madame de Montijo est arrivÃĐe la semaine passÃĐe; elle est bien changÃĐe
et fait peine à voir. Rien ne la console de la mort de sa fille, et je
la trouve moins rÃĐsignÃĐe qu'au premier jour. J'ai dÃŪnÃĐ Ã Saint-Cloud,
jeudi passÃĐ, en trÃĻs-petit comitÃĐ et je m'y suis assez amusÃĐ. Il m'a
semblÃĐ qu'on y ÃĐtait moins papalin qu'on ne le dit gÃĐnÃĐralement. On m'a
laissÃĐ mÃĐdire des choses tout à mon aise, sans me rappeler à l'ordre.
Le petit prince est charmant. Il a grandi de deux pouces, et c'est le
plus joli enfant que j'aie vu. Nous finissons demain notre travail sur
le musÃĐe Campana. Les adhÃĐrents des acheteurs sont furieux et nous
bombardent dans les journaux. Nous en aurions long à dire, si nous
voulions mettre en lumiÃĻre toutes les bÊtises qu'ils ont faites et les
drogues qu'on leur a donnÃĐes pour des antiques. Il fait ici une chaleur
horrible et je ne m'en trouve pas mal. On dit que c'est bon pour les
blÃĐs. Adieu, chÃĻre amie. . . .
. . . . . . . . . . . .
CCLVIII
BagnÃĻres-de-Bigorre, petite maison Laquens, Hautes-PyrÃĐnÃĐes. Samedi, 16
aoÃŧt 1862.
ChÃĻre amie, je suis ici depuis trois jours avec M. Panizzi, aprÃĻs
un voyage des plus fatigants, par un soleil ÃĐpouvantable. Il nous a
quittÃĐs (c'est le soleil que je dis) avant-hier, et nous avons un temps
digne de Londres, du brouillard et une petite pluie imperceptible, mais
qui vous mouille jusqu'aux os. J'ai rencontrÃĐ ici un de mes camarades,
qui est le mÃĐdecin des eaux; il m'a auscultÃĐ, donnÃĐ des coups de poing
dans le dos et dans la poitrine, et m'a trouvÃĐ deux maladies mortelles
dont il a entrepris de me guÃĐrir, moyennant que je boirais tous les
jours deux verres d'eau chaude qui n'a pas trÃĻs-mauvais goÃŧt, et qui
ne fait pas mal au cÅur comme ferait de l'eau ordinaire. En outre,
je me baigne à une certaine source dans de l'eau assez chaude, mais
trÃĻs-agrÃĐable à la peau. Il me semble que cela me fait beaucoup de
bien. J'ai des palpitations assez dÃĐsagrÃĐables le matin, je ne dors
pas bien, mais j'ai de l'appÃĐtit. Selon votre maniÃĻre de sentir, vous
conclurez que je vais me porter à merveille.--Il n'y a pas ici beaucoup
de monde, et presque personne de connaissance, ce qui m'arrange
trÃĻs-fort. Les Anglais et les prunes ont manquÃĐ tout à fait cette
annÃĐe. En fait de beautÃĐs, nous avons ici mademoiselle A. D..., qui
faisait autrefois un grand effet sur le prince *** et sur les cocodÃĻs.
Je ne sais quelle maladie elle a. Elle ne m'est apparue que de dos,
et a la crinoline la plus vaste de tout le pays. On donne des bals
deux fois par semaine, oÃđ je compte bien ne pas aller, et des concerts
d'amateurs dont je n'ai entendu et n'entendrai qu'un seul. Hier, on m'a
fait subir une messe en musique, oÃđ je me suis rendu accompagnÃĐ par la
gendarmerie; mais j'ai dÃĐclinÃĐ l'invitation à la soirÃĐe du sous-prÃĐfet,
pour ne pas accumuler trop de catastrophes dans un seul jour. Le
pays a l'air trÃĻs-beau, mais je n'ai encore fait que l'entrevoir; je
dessinerai dÃĻs qu'il y aura un rayon de soleil. Que devenez-vous?
Ãcrivez-moi. J'aimerais bien à vous montrer la verdure incomparable de
ce pays, et surtout la beautÃĐ des eaux, pour lesquelles le cristal ne
serait pas une bonne comparaison. Il serait agrÃĐable de causer ayec
vous à l'ombre des grands hÊtres. Ãtes-vous toujours au pouvoir de la
mer et des veaux marins?
Adieu, chÃĻre amie.
CCLIX
BagnÃĻres-de-Bigorre, 1er septembre 1862.
ChÃĻre amie, merci de votre lettre. Je vous rÃĐponds à N..., puisque vous
ne devez pas vous arrÊter à Paris, et je suppose que vous Êtes dÃĐjÃ
arrivÃĐe. Vous avez ÃĐprouvÃĐ Ã ***, Ã propos des querelles des veaux
marins, ce qui arrive toujours lorsqu'on habite Paris. Les petites
querelles et les petites affaires de la province semblent si misÃĐrables
et si dignes de pitiÃĐ, qu'on dÃĐplore la condition des gens qui vivent
là -dedans. Il est certain pourtant qu'au bout de quelques mois on fait
comme les natifs, on s'intÃĐresse à tout cela et on devient complÃĻtement
provincial. Cela est triste pour l'intelligence humaine, mais elle
prend les aliments qu'on lui sert et s'en contente. Je suis allÃĐ, la
semaine passÃĐe, faire une course dans la montagne, voir une ferme à M.
Fould. Elle est au bord d'un petit lac, en face du plus beau panorama
du monde, entourÃĐe de trÃĻs-grands arbres, chose si rare en France, et
on y dÃĐjeune admirablement. Il y a beaucoup de trÃĻs-beaux chevaux et de
trÃĻs-beaux bÅufs, tout cela tenu dans le systÃĻme anglais. On m'a montrÃĐ
de plus un ÃĒne chargÃĐ de faire des mulets. C'est une bÊte ÃĐnorme,
grande comme un trÃĻs-grand cheval, noire et mÃĐchante, comme s'il ÃĐtait
rouge. Il paraÃŪt qu'il faut la croix et la banniÃĻre pour qu'il consente
à accorder ses faveurs aux juments. On lui montre une ÃĒnesse, et,
lorsqu'il s'est montÃĐ l'imagination, il n'y regarde plus de si prÃĻs.
Que pensez-vous de l'industrie humaine, qui a eu toutes ces belles
inventions? Vous serez furieuse de mes histoires et je vois votre mine
d'ici. Le monde devient tous les jours plus bÊte. à propos de cela,
avez-vous lu _les MisÃĐrables_ et entendu ce qu'on en dit? C'est encore
un des sujets sur lesquels je trouve l'espÃĻce humaine au-dessous de
l'espÃĻce gorille.--Les eaux me font du bien. Je dors mieux et j'ai
de l'appÃĐtit, bien que je ne fasse pas trop d'exercice, parce que
mon compagnon n'est pas trop ingambe. Je pense rester ici encore une
semaine à peu prÃĻs; ensuite, il se peut que j'aille à Biarritz ou
en Provence. L'idÃĐe d'aller faire une promenade au lac Majeur est
abandonnÃĐe, la maison oÃđ nous devions aller ne pouvant nous recevoir
pour le moment. Je serai à Paris au plus tard le 1er octobre.
Adieu, chÃĻre amie; adieu, et ÃĐcrivez-moi.
CCLX
Biarritz, villa EugÃĐnie, 27 septembre 1862.
ChÃĻre amie, je vous ÃĐcris toujours à ***, bien que je ne sache rien
de vos mouvements; mais il me semble que vous ne devez pas encore
retourner à Paris. Si, comme je l'espÃĻre, vous avez un temps pareil
au nÃītre, vous devez en profiter et n'Être pas trop pressÃĐe d'aller
trouver à Paris les odeurs de l'asphalte. Je suis ici au bord de la mer
et respirant mieux qu'il ne m'est arrivÃĐ depuis longtemps. Les eaux de
BagnÃĻres ont commencÃĐ par me faire grand mal. On me disait que c'ÃĐtait
tant mieux, et que cela prouvait leur action. Le fait est qu'aussitÃīt
que j'ai quittÃĐ BagnÃĻres, je me suis senti renaÃŪtre; l'air de la mer,
et aussi peut-Être la cuisine auguste que je mange ici, ont achevÃĐ de
me guÃĐrir. Il faut vous dire qu'il n'y a rien de plus abominable que
la cuisine de l'hÃītel de *** Ã BagnÃĻres, et je crois en vÃĐritÃĐ qu'on y
a pratiquÃĐ contre Panizzi et moi un empoisonnement lent. Il y a peu de
monde à la villa, et seulement des gens aimables que je connais depuis
longtemps. Dans la ville, il n'y a pas grand monde, peu de Français
surtout; les Espagnols dominent, et les AmÃĐricains. Les jeudis, on
reçoit, et il faut mettre les AmÃĐricains du Nord d'un cÃītÃĐ et les
AmÃĐricains du Sud de l'autre, de peur qu'ils ne s'entre-mangent. Ce
jour-là , on s'habille. Le reste du temps, on ne fait pas la moindre
toilette; les dames dÃŪnent en robe montante, et nous du vilain sexe
en redingote. Il n'y a pas de chÃĒteau en France ni en Angleterre oÃđ
l'on soit si libre et si sans ÃĐtiquette, ni de chÃĒtelaine si gracieuse
et si bonne pour ses hÃītes. Nous faisons de trÃĻs-belles promenades
dans les vallÃĐes qui longent les PyrÃĐnÃĐes et nous en revenons avec
des appÃĐtits prodigieux. La mer, qui est ordinairement trÃĻs-mauvaise
ici, est depuis une semaine d'un calme surprenant; mais ce n'est rien
pourtant en comparaison de la MÃĐditerranÃĐe et surtout de cette mer
de Cannes. Les baigneuses sont toujours aussi ÃĐtranges en matiÃĻre de
costume. Il y a une madame *** qui est de la couleur d'un navet, qui
s'habille en bleu et se poudre les cheveux. On prÃĐtend que c'est de la
cendre qu'elle se met sur la tÊte, à cause des malheurs de sa patrie.
MalgrÃĐ les promenades et la cuisine, je travaille un peu. J'ai ÃĐcrit,
tant à Biarritz que dans les PyrÃĐnÃĐes, plus de la moitiÃĐ d'un volume.
C'est encore l'histoire d'un hÃĐros cosaque que je destine au _Journal
des Savants._ Ã propos de littÃĐrature, avez-vous lu le speech de Victor
Hugo à un dÃŪner de libraires belges et autres escrocs à Bruxelles? Quel
dommage que ce garçon, qui a de si belles images à sa disposition,
n'ait pas l'ombre de bon sens, ni la pudeur de se retenir de dire des
platitudes indignes d'un honnÊte homme! Il y a dans sa comparaison du
tunnel et du chemin de fer plus de poÃĐsie que je n'en ai trouvÃĐ dans
aucun livre que j'aie lu depuis cinq ou six ans; mais, au fond, ce ne
sont que des images. Il n'y a ni fond, ni soliditÃĐ, ni sens commun;
c'est un homme qui se grise de ses paroles et qui ne prend plus la
peine de penser. Le vingtiÃĻme volume de Thiers me plaÃŪt comme à vous.
Il y avait une immense difficultÃĐ, Ã mon avis, Ã extraire quelque chose
de l'immense fatras des conversations de Sainte-HÃĐlÃĻne rapportÃĐes par
Las Cases, et Thiers s'en est tirÃĐ Ã merveille. J'aime aussi beaucoup
ses jugements et ses comparaisons entre NapolÃĐon et autres grands
hommes. Il est un peu sÃĐvÃĻre pour Alexandre et pour CÃĐsar; cependant,
il y a beaucoup de vrai dans ce qu'il dit sur l'absence de vertu de
la part de CÃĐsar. Ici, on s'en occupe beaucoup, et je crains qu'on
n'ait trop d'amour pour le hÃĐros; par exemple, on ne veut pas admettre
l'anecdote de NicomÃĻde, ni vous non plus, je crois.
Adieu, chÃĻre amie; portez-vous bien et ne vous sacrifiez pas trop pour
les autres, parce qu'ils en prendront trop bien l'habitude, et que ce
que vous faites à prÃĐsent avec plaisir, un jour peut-Être vous serez
obligÃĐe de le faire avec peine. Adieu encore.
CCLXI
Paris, 23 octobre 1862.
ChÃĻre amie, j'ai menÃĐ une vie trÃĻs-agitÃĐe depuis le commencement du
mois; voilà pourquoi je suis en retard à vous rÃĐpondre. Je suis revenu
de Biarritz avec mes souverains. Nous ÃĐtions tous assez dolents, pour
avoir ÃĐtÃĐ empoisonnÃĐs, je crois, avec du vert-de-gris. Les cuisiniers
jurent qu'ils ont rÃĐcurÃĐ leurs casseroles, mais je ne crois pas Ã
leurs serments. Le fait est que quatorze personnes à la villa ont eu
des vomissements et des crampes. Pour avoir ÃĐtÃĐ empoisonnÃĐ autrefois
avec du vert-de-gris, j'en connais les symptÃīmes et je persiste dans
mon opinion. Je suis restÃĐ Ã Paris quelques jours en courses et en
tracas, puis je suis allÃĐ Ã Marseille installer des paquebots pour
la Chine. Vous comprenez bien que cette cÃĐrÃĐmonie ne pouvait pas se
passer de ma prÃĐsence. Ces paquebots sont si beaux et ont des petites
chambres si bien arrangÃĐes, que cela donne envie d'aller en Chine. J'y
ai rÃĐsistÃĐ pourtant, et me suis contentÃĐ de prendre un bain de soleil Ã
Marseille. Vous devinez peut-Être les tracas dont je vous parlais tout
à l'heure au retour de Biarritz. Tracas politiques, s'il vous plaÃŪt;
j'ÃĐtais partagÃĐ entre le dÃĐsir que j'avais de voir rester M. Fould au
ministÃĻre, dans l'intÃĐrÊt du maÃŪtre, et le dÃĐsir de le voir donner sa
dÃĐmission, dans l'intÃĐrÊt de sa dignitÃĐ et dans son intÃĐrÊt personnel.
Cela a fini par des concessions qui n'ont fait de bien à personne
et qui me semblent avoir amoindri tout le monde. Le plus bouffon de
l'affaire a ÃĐtÃĐ que Persigny, que tous les ministres non papalins ne
peuvent souffrir, est devenu leur porte-drapeau, et qu'ils ont fait de
sa conservation une condition pour garder leur portefeuille. Ainsi, on
a destituÃĐ Thouvenel, qui ÃĐtait un trÃĻs-bon garçon et intelligent, et
on a gardÃĐ Persigny, qui est fou et qui n'entend rien aux affaires.
Nous voici donc entre les pattes des clÃĐricaux pour quelque temps, et
vous savez oÃđ ils mÃĻnent leurs amis.
Vous me paraissez trop ÃĐmue du discours de Victor Hugo. Ce sont des
mots sans idÃĐes; quelque chose comme _les Orientales_ en prose. Je
vous engage à lire une lettre de madame de SÃĐvignÃĐ pour vous remettre
au bon diapason de la prose, et, si vous aimez encore le sens commun
et les idÃĐes, lisez le vingtiÃĻme volume de Thiers, qui est le meilleur
de tous. Je l'ai lu deux fois, la seconde avec plus de plaisir que
la premiÃĻre, et je ne dis pas que je ne le relirai pas encore.--Je
voudrais bien connaÃŪtre un peu vos projets. Je vais vous dire les
miens. Je compte aller à CompiÃĻgne vers le 8 du mois prochain, et j'y
resterai jusqu'aprÃĻs la fÊte de l'impÃĐratrice, c'est-à -dire jusqu'au
18 ou 20. Avant ou aprÃĻs cette ÃĐpoque, ne pourrais-je vous voir? Il me
semble que la campagne doit Être bien froide et bien humide à prÃĐsent,
et que vous devez penser au retour. . . .
Adieu, chÃĻre amie; j'espÃĻre que vous Êtes toujours en appÃĐtit et santÃĐ.
. . . . . . . . . . . .
CCLXII
Paris, 5 novembre 1862.
ChÃĻre amie, je suis invitÃĐ Ã CompiÃĻgne jusqu'au 18. Le 10, je serai
à Paris jusqu'à trois heures, et j'espÃĻre vous voir. Ãcrivez-moi et
donnez-moi longuement de vos nouvelles. Je dÃĐsapprouve fort votre
nouveau goÃŧt littÃĐraire. Je lis actuellement un livre qui cependant
vous amusera peut-Être; c'est l'histoire de la rÃĐvolte des Pays-Bas,
par Motley. Je le mettrai à vos ordres, si vous voulez. Il n'y a pas
moins de cinq gros volumes; mais, quoique pas trop bien ÃĐcrit, cela
se lit couramment et cela m'intÃĐresse beaucoup. Il a beaucoup de
partialitÃĐ anticatholique et antimonarchique; mais il a fait d'immenses
recherches et c'est un homme de talent, quoique AmÃĐricain.
Je suis enrhumÃĐ et assez mal de mes poumons. Vous apprendrez un jour
que j'ai cessÃĐ de respirer, faute de ce viscÃĻre. Cela devrait vous
engager à Être trÃĻs-aimable pour moi avant que ce malheur m'arrive.
Adieu, chÃĻre amie. . . . . . .
CCLXIII
Cannes, 5 dÃĐcembre 1862.
ChÃĻre amie, je suis arrivÃĐ ici entre deux inondations, et, pendant
quatre jours, j'ai cru qu'il n'y avait plus de soleil, mÊme à Cannes.
Lorsqu'il se met à pleuvoir dans ce pays-ci, ce n'est pas une
plaisanterie. La plaine entre Cannes et l'EstÃĐrel ÃĐtait changÃĐe en lac,
et il ÃĐtait impossible de mettre le nez dehors. Pourtant, au milieu
de ce dÃĐluge, l'air ÃĐtait doux et agrÃĐable à respirer. Depuis que je
suis poussif, je suis devenu aussi dÃĐlicat en matiÃĻre d'air que les
Romains le sont pour l'eau. Mais cela n'a pas durÃĐ, heureusement. Le
soleil a reparu radieux il y a trois jours, et, depuis lors, je vis les
fenÊtres ouvertes et j'ai presque trop chaud. Il n'y a que les mouches
qui me rappellent les rigueurs de la vie. Avant de quitter Paris, j'ai
consultÃĐ un grand docteur, car je me croyais en trÃĻs-mauvais ÃĐtat
depuis mon retour de CompiÃĻgne et je voulais savoir dans combien de
temps il fallait pourvoir à ma pompe funÃĻbre. J'ai ÃĐtÃĐ assez content de
sa consultation: premiÃĻrement, parce qu'il m'a dit que cette cÃĐrÃĐmonie
n'aurait pas lieu aussitÃīt que je l'apprÃĐhendais; en second lieu, parce
qu'il m'a expliquÃĐ anatomiquement et trÃĻs-clairement la cause de mes
maux. Je croyais avoir, le cÅur malade; pas du tout, c'est le poumon.
Il est vrai que je n'en guÃĐrirai jamais; mais il y a moyen de n'en pas
souffrir, et c'est beaucoup, si ce n'est le principal.
Vous ne pouvez vous faire une idÃĐe de la beautÃĐ de la campagne aprÃĻs
toutes ces pluies. Il y a partout des roses de mai. Les jasmins
commencent à fleurir, ainsi que quantitÃĐ de fleurs sauvages, toutes
plus jolies les unes que les autres. J'aimerais bien à faire un cours
de botanique avec vous dans les bois des environs, vous verriez qu'ils
valent ceux de Bellevue. J'ai reçu ici, je ne sais comment, le dernier
livre de M. Gustave Flaubert, qui a fait _Madame Bovary_, que vous avez
lu, je crois, bien que vous ne vouliez pas l'avouer. Je trouvais qu'il
avait du talent qu'il gaspillait sous prÃĐtexte de rÃĐalisme. Il vient de
commettre un nouveau roman qui s'appelle _SalammbÃī._ En tout autre lieu
que Cannes, partout oÃđ il y aurait seulement _la CuisiniÃĻre bourgeoise_
à lire, je n'aurais pas ouvert ce volume. C'est une histoire
carthaginoise quelques annÃĐes avant la seconde guerre punique. L'auteur
s'est fait une sorte d'ÃĐrudition fausse en lisant Bouillet et quelque
autre compilation de ce genre, et il accompagne cela d'un lyrisme copiÃĐ
du plus mauvais de Victor Hugo. Il y a des pages qui vous plairont sans
doute, Ã vous qui, Ã l'exemple de toutes les personnes de votre sexe,
aimez l'emphase. Pour moi qui la hais, cela m'a rendu furieux. Depuis
que je suis ici, et particuliÃĻrement depuis la pluie, j'ai poursuivi ma
tartine cosaque. Cela sera, je le crains, bien long. Je vais envoyer
ces jours-ci un second article à Paris, et ce ne sera pas le dernier.
Je m'aperçois que j'ai oubliÃĐ d'emporter avec moi une carte de Pologne,
et je suis embarrassÃĐ pour ÃĐcrire les noms polonais dont je n'ai que
la transcription en russe. Si vous aviez à votre portÃĐe quelque moyen
d'information, tÃĒchez de savoir si une ville qui en russe s'appelle
Lwow, ne serait pas par hasard la mÊme que Lemberg en Gallicie. Vous me
rendrez un grand service.--Adieu, chÃĻre amie, j'espÃĻre que l'hiver ne
vous traite pas trop rigoureusement et que vous prenez soin d'ÃĐchapper
aux rhumes. Votre petite niÃĻce est-elle toujours aimable? Ne la gÃĒtez
pas trop, pour qu'elle ne soit pas trop malheureuse plus tard. Je
voudrais bien encore que vous allassiez voir la piÃĻce de mon ami Augier
et que vous me dissiez candidement ce que vous en pensez. Adieu encore.
CCLXIV
Cannes, 3 janvier 1863.
ChÃĻre amie, j'ai commencÃĐ l'annÃĐe assez mal, dans mon lit, avec un
lumbago trÃĻs-douloureux qui ne me laissait pas mÊme la facultÃĐ de
me retourner. Voilà ce qu'on gagne dans ces beaux climats, oÃđ, tant
que le soleil est sur l'horizon, on peut se croire en ÃĐtÃĐ, et oÃđ,
aussitÃīt aprÃĻs son coucher, vient un quart d'heure de froid humide
qui vous pÃĐnÃĻtre jusqu'Ã la moelle des os. C'est absolument comme Ã
Rome, à l'exception qu'ici ce sont les rhumatismes, et là -bas c'est
la fiÃĻvre contre laquelle il faut se faire assurer. Aujourd'hui,
mon dos a repris une partie de son ÃĐlasticitÃĐ, et je commence à me
promener. J'ai eu la visite de mon vieil ami, M. Ellice, qui a passÃĐ
vingt-quatre heures avec moi, et a renouvelÃĐ ma provision de nouvelles
et mes idÃĐes singuliÃĻrement racornies par un sÃĐjour en Provence: c'est,
tout bien considÃĐrÃĐ, le seul inconvÃĐnient de vivre hors de Paris. On
arrive rapidement à Être souche, et, quand on n'a pas les goÃŧts de mon
confrÃĻre M. de Laprade, qui voudrait Être chÊne, cette transformation
n'a rien de bien agrÃĐable.
Si je continue à bien aller, je crois que je me rendrai à Paris vers
le 18 ou le 20, pour la discussion de l'adresse, qui, me dit-on, sera
chaude et intÃĐressante; quand j'aurai fait mon devoir, je retournerai
au soleil, car je crÃĻverais infailliblement à passer à Paris les
glaces, les vents et les boues de fÃĐvrier. . . . . . .
Vous avez tort de ne pas lire _SalammbÃī._ Il est vrai que cela
est parfaitement fou, et qu'il y a encore plus de supplices et
d'abominations que dans la _Vie de Chmielniçki_; mais, aprÃĻs tout,
il y a du talent, et on se fait une idÃĐe amusante de l'auteur et une
encore plus plaisante de ses admirateurs, les bourgeois, qui veulent
parler des choses avec les honnÊtes gens. Ce sont ces bourgeois que
mon ami Augier a fort bien drapÃĐs; aussi m'assure-t-on que personne
qui se respecte n'avoue qu'il a ÃĐtÃĐ voir _le Fils de Giboyer._ Avec
tout cela, la caisse du thÃĐÃĒtre se remplit et la bourse de l'auteur.
Je vous recommande, dans la _Revue des Deux Mondes_ du 15, un roman de
M. de Tourguenief, dont j'attends ici les ÃĐpreuves, et que j'ai lu en
russe. Cela s'appelle _les PÃĻres et les Enfants._ C'est le contraste
de la gÃĐnÃĐration qui s'en va et de celle qui arrive. Il y a un hÃĐros,
le reprÃĐsentant de la nouvelle gÃĐnÃĐration, lequel est socialiste,
matÃĐrialiste et rÃĐaliste, mais cependant homme d'esprit et intÃĐressant.
C'est un caractÃĻre trÃĻs-original qui vous plaira, j'espÃĻre. Ce roman
a produit une grande sensation en Russie et on a beaucoup criÃĐ contre
l'auteur, qu'on accuse d'impiÃĐtÃĐ et d'immoralitÃĐ. C'est, Ã mon
avis, un assez bon signe de succÃĻs lorsqu'un ouvrage excite ainsi
le dÃĐchaÃŪnement du public. Je crois que je vous ferai lire encore
la seconde partie de _Chmielniçki_, dont j'ai corrigÃĐ les ÃĐpreuves
pendant que j'ÃĐtais sur le dos. Vous y verrez une grande quantitÃĐ de
Cosaques empalÃĐs et de juifs ÃĐcorchÃĐs tout vifs. Je serai à Paris, non
pas pour le discours de la couronne, mais seulement pour la discussion
de l'adresse, c'est-Ã -dire, comme je le suppose, vers le 20 ou le 21;
mais, si cela convenait à vos arrangements particuliers, je pourrais
avancer mon arrivÃĐe. Adieu, chÃĻre amie; je vous souhaite bonne santÃĐ et
bonheur, point de lumbago. Adieu, ne m'oubliez pas.
CCLXV
Cannes, 28 janvier 1863.
ChÃĻre amie, je me disposas à partir pour Paris, et je croyais y Être le
20, lorsque j'ai ÃĐtÃĐ repris d'un nouvel accÃĻs de mes spasmes d'estomac.
J'ai eu un gros rhume avec des ÃĐtouffements trÃĻs-douloureux et j'ai
gardÃĐ le lit pendant huit jours. Le mÃĐdecin me dit que, si je retourne
à Paris avant d'Être tout à fait remis, je suis sÃŧr de retomber plus
bas que je n'ÃĐtais, et je resterai encore ici pendant une quinzaine de
jours. On m'ÃĐcrit, d'ailleurs, que la discussion de l'adresse n'aura
aucun intÃĐrÊt, et que tout se passera en douceur et rapidement. Je suis
à prÃĐsent assez bien, un peu dolent toujours, mais je recommence Ã
sortir et à mener mon train de vie ordinaire. Le temps est admirable;
pourtant, ce climat-ci est un peu traÃŪtre. Je devrais moins que
personne m'y laisser prendre. Tant que le soleil est sur l'horizon, on
se croirait en juin. Cinq minutes aprÃĻs vient une humiditÃĐ pÃĐnÃĐtrante.
C'est pour avoir admirÃĐ trop longtemps les beaux couchers de soleil
que j'ai ÃĐtÃĐ malade. On me dit que vous n'avez pas eu de froids vifs,
mais des brouillards et de la pluie. Autour de nous, il est tombÃĐ une
quantitÃĐ de neige incroyable, et rien n'est plus beau en ce moment que
la vue de nos montagnes toutes blanches entourant notre petite oasis
verdoyante. Comment avez-vous passÃĐ votre temps? Avez-vous ÃĐchappÃĐ aux
rhumes, et quelle vie menez-vous? Je passe mes soirÃĐes à faire de la
prose pour le _Journal des Savants._ Cet animal de Chmielniçki n'en
finit pas et je crains qu'il ne me coÃŧte encore deux articles avant
que je puisse faire son oraison funÃĻbre; j'en ai dÃĐjà fait trois aussi
longs que celui que vous avez lu, et aussi abondants en empalements,
ÃĐcorchements d'hommes et autres facÃĐties. Je crains que cela ne
ressemble trop à _SalammbÃī._ Vous m'en direz votre avis candidement,
si vous trouvez ce rare _Journal des Savants_ que les ignorants
s'obstinent à ne pas lire, malgrÃĐ tout son mÃĐrite.
Nous avons eu dans notre voisinage une tragÃĐdie. Une jolie demoiselle
anglaise s'est brÃŧlÃĐe au bal. Sa mÃĻre, en voulant la sauver, s'est
brÃŧlÃĐe aussi. Toutes les deux sont mortes au bout de trois à quatre
jours. Le mari, qui a ÃĐtÃĐ brÃŧlÃĐ aussi, est encore malade. Voilà la
dix-huitiÃĻme femme de ma connaissance à qui cela arrive. Pourquoi
portez-vous de la crinoline? Vous devriez donner l'exemple. Il suffit
de tourner devant la cheminÃĐe ou de se regarder dans une glace (il y
en a toujours au-dessus de la cheminÃĐe) pour Être rÃītie toute vive.
Il est vrai qu'on ne meurt qu'une fois, et qu'on est toujours bien
aise de montrer une croupe monstrueuse, comme si on trompait quelqu'un
avec un ballon plein d'air! Pourquoi n'avez-vous pas une toile
mÃĐtallique devant votre cheminÃĐe? Il paraÃŪt qu'on devient de plus en
plus religieux à Paris. Je reçois des sermons de gens dont j'aurais
attendu tout autre chose. On me dit que M. de Persigny s'est montrÃĐ
ultra-papalin à la commission de l'adresse du SÃĐnat. à la bonne heure.
Je ne crois pas qu'il y ait eu un temps oÃđ le monde ait ÃĐtÃĐ plus bÊte
qu'Ã prÃĐsent. Tout cela durera ce que cela pourra, mais la fin est un
peu effrayante.
Adieu, chÃĻre amie. . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
CCLXVI
Paris, 26 avril 1863.
ChÃĻre amie, comme je ne comptais pas sur votre maniÃĻre de voyager
en tortue, je ne vous ai pas ÃĐcrit à GÊnes. J'adresse ma lettre Ã
Florence, oÃđ j'espÃĻre que vous vous arrÊterez quelque temps. C'est,
de toutes les villes d'Italie que je connais, celle qui a conservÃĐ le
mieux son caractÃĻre du moyen ÃĒge. Ayez soin seulement de ne pas vous
enrhumer si vous demeurez au _Lung'Arno_, comme font les honnÊtes
gens. Quant à Rome, je suis trÃĻs hors d'ÃĐtat de vous donner des
conseils, car il y a trÃĻs-longtemps que je n'y suis allÃĐ. Je vous ferai
seulement les deux recommandations suivantes: d'abord de ne pas Être
à l'air au moment de la chute du jour, parce que vous pourriez fort
bien attraper la fiÃĻvre. Il faut se faire conduire un quart d'heure
avant l'_Angelus_ Ã Saint-Pierre, et attendre que l'ÃĐtrange prÃĐcipitÃĐ
humide qui se fait dans l'atmosphÃĻre à cette heure-là soit passÃĐ. Il
n'y a rien, d'ailleurs, de plus beau pour la rÊverie que cette grande
ÃĐglise à la chute du jour. Elle est sublime en vÃĐritÃĐ, lorsqu'on n'y
voit rien distinctement. Pensez-y à moi. Ma seconde recommandation,
c'est, s'il fait un jour de pluie, de l'employer à voir les Catacombes.
Quand vous y serez, allez-vous-en dans un de ces petits corridors
donnant dans les rues souterraines; ÃĐteignez votre bougie et restez
seule trois ou quatre minutes. Vous me direz les sensations que vous
aurez ÃĐprouvÃĐes. J'aurais du plaisir à faire l'expÃĐrience avec vous;
mais alors vous ne sentiriez peut-Être pas la mÊme chose. Il ne m'est
jamais arrivÃĐ Ã Rome de voir ce que je m'ÃĐtais proposÃĐ de voir, parce
que, Ã chaque coin de rue, on est attirÃĐ par quelque chose d'imprÃĐvu,
et c'est le grand bonheur de se laisser aller à cette sensation. Je
vous engage encore à ne pas trop vous livrer à la visite des palais,
qui sont pour la plupart un peu surfaits. Occupez-vous surtout des
fresques en fait d'objets d'art, et des vues en fait de nature mÊlÃĐe
d'art. Je vous recommande la vue de Rome et de ses environs prise de
Saint-Pierre in Montorio. Il y a là aussi une trÃĻs-belle fresque du
Vatican. Faites-vous montrer au Capitole la louve de la RÃĐpublique,
qui porte la trace de la foudre qui l'a frappÃĐe du temps de CicÃĐron.
Ce n'est pas d'hier. Croyez que vous ne pourrez pas voir la centiÃĻme
partie de ce que vous devriez voir dans le peu de temps que vous pouvez
consacrer à votre voyage, mais qu'il ne faut pas trop le regretter. Il
vous restera un grand souvenir d'ensemble qui vaut mieux qu'une foule
de petits souvenirs de dÃĐtail.--Je me sens infiniment mieux portant et
je regrette bien votre dÃĐpart. Je vous dirai, d'ailleurs, comme votre
sÅur, que vous avez bien fait de profiter de l'occasion pour voir Rome.
Reste la question des dÃĐdommagements que je vous prie de ne pas perdre
de vue. J'espÃĻre que vous y pensez quelquefois. Il n'y a guÃĻre de beau
lieu que j'aie vu oÃđ je n'aie regrettÃĐ de ne pouvoir l'associer Ã
vous dans mes souvenirs. Adieu, chÃĻre amie; donnez-moi souvent de vos
nouvelles, quelques lignes seulement; amusez-vous bien et revenez-nous
en bon ÃĐtat. Lorsque je vous saurai à Rome, je vous donnerai mes
commissions. Adieu encore.
CCLXVII
Paris, 20 mai 1863.
ChÃĻre amie, je vous ÃĐcris avec une grippe abominable. Depuis quinze
jours, je tousse au lieu de dormir, et je suis pris de crises
d'ÃĐtouffement. Le seul remÃĻde est de prendre du laudanum, et cela me
donne des maux de tÊte et d'estomac presque aussi pÃĐnibles que la
toux et l'ÃĐtouffement. Bref, je me sens faible et _avvilito_, m'en
allant à tous les diables, ma santÃĐ et moi. Je dÃĐsire qu'il n'en soit
pas de mÊme pour vous. Je crois vous avoir dit qu'il fallait prendre
bien garde à l'humiditÃĐ, qui, dans le pays oÃđ vous Êtes, accompagne
le coucher du soleil. Ayez soin de n'avoir jamais froid, dussiez-vous
avoir trop chaud. Je vous envie d'Être dans ce beau pays, oÃđ l'on a
de douces et agrÃĐables mÃĐlancolies qu'on se rappelle ensuite avec
plaisir; mais je voudrais que, pour faire mieux la comparaison, vous
allassiez passer une semaine à Naples. De toutes les transitions, c'est
la plus brusque et la plus amusante que je connaisse. En outre, elle
a l'avantage de la comÃĐdie aprÃĻs la tragÃĐdie; on va se coucher avec
des idÃĐes bouffonnes. Je ne sais si la cuisine a fait des progrÃĻs dans
les Ãtats du saint-pÃĻre. C'ÃĐtait, de mon temps, l'abomination de la
dÃĐsolation, tandis qu'à Naples on trouvait à vivre. Il est possible
que les rÃĐvolutions politiques aient passÃĐ le niveau sur les deux
cuisines, et que, friande comme vous Êtes, vous les trouviez mauvaises
l'une et l'autre. Nous vivons ici sur les histoires arrivÃĐes ou prÊtÃĐes
à madame de ***. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle est folle Ã
lier. Elle bat ses gens, elle donne des soufflets et des coups de
poing et fait l'amour avec plusieurs cocodÃĻs à la fois. Elle pousse
l'anglomanie jusqu'Ã boire du _brandy_ et du _water_, c'est-Ã -dire
beaucoup plus du premier que du second. L'autre soir, elle prÃĐsente au
prÃĐsident Troplong son cocodÃĻs par quartier en lui disant: ÂŦMonsieur le
prÃĐsident, je vous amÃĻne mon _darling._Âŧ M. Troplong rÃĐpond qu'il ÃĐtait
heureux de faire la connaissance de M. Darling. Au reste, si tout ce
qu'on me dit des mÅurs des lionnes de cette annÃĐe est vrai, il est Ã
craindre que la fin du monde ne soit proche. Je n'ose vous dire tout ce
qui se fait à Paris parmi les jeunes reprÃĐsentants et reprÃĐsentantes de
la gÃĐnÃĐration qui nous enterrera!
J'espÃĐrais que vous me conteriez quelques histoires ou que, du moins,
vous me feriez part de vos impressions. J'ai toujours du plaisir Ã
savoir comment telle chose vous a paru. N'oubliez pas de vous faire
montrer la statue de PompÃĐe, qui est trÃĻs-probablement celle aux pieds
de laquelle CÃĐsar fut assassinÃĐ; et, si vous dÃĐcouvrez la boutique d'un
nommÃĐ Cades, qui vend de faux antiques et des poteries, achetez-moi une
intaille de quelque belle pierre. Si vous passez par Civita-Vecchia,
allez chez un marchand de curiositÃĐs nommÃĐ Bucci, et faites-lui mes
compliments et remercÃŪments pour le plÃĒtre de Bayle qu'il m'a envoyÃĐ.
Vous lui achÃĻterez pour rien des vases noirs ÃĐtrusques, des pierres
gravÃĐes, etc. Vous pouvez vous faire une garniture de cheminÃĐe
charmante avec ces vases noirs. Adieu, chÃĻre amie; portez-vous bien,
pensez quelquefois à moi.
CCLXVIII
Paris, vendredi 12 juin 1863.
ChÃĻre amie, j'apprends avec grand plaisir votre retour en France, et
avec encore plus de plaisir votre intention de revenir bientÃīt à Paris.
Il me semble que vous vous Êtes mise en frais de coquetterie vraiment
extraordinaire pour avoir ainsi exploitÃĐ cet infortunÃĐ Bucci. Si je
vous avais donnÃĐ une lettre pour lui selon mon intention, vous auriez
emportÃĐ toute sa boutique, sans avoir recours aux procÃĐdÃĐs d'enjÃīlement
qui vous sont familiers. Au fond, c'est un fort brave homme qui a
conservÃĐ un culte pour Bayle, dont il ÃĐtait la seule ressource pendant
son exil à Civita-Vecchia. Il eÃŧt ÃĐtÃĐ mieux de le faire parler du
gouvernement pontifical. S'il avait ÃĐtÃĐ aussi sincÃĻre qu'il s'est
montrÃĐ galant, il vous en aurait plus appris à ce sujet que tous les
ambassadeurs qui sont à Rome. Le fort et le fin de ces renseignements
consiste, au reste, Ã vous apprendre ce que vous n'ignorez pas,
j'espÃĻre. . . . . . .
Je pars le 21 pour Fontainebleau, ce qui m'empÊchera peut-Être d'aller
en Angleterre, comme je me l'ÃĐtais proposÃĐ, Ã la fin de ce mois. J'y
reste jusqu'au 5 juillet, c'est-Ã -dire jusqu'Ã la fin du sÃĐjour. Je
pense que vous serez revenue la semaine prochaine, et que je vous
verrai avant mon dÃĐpart. J'espÃĻre que cela vous dÃĐterminera à vous
hÃĒter un peu, si besoin est. Vous ne me parlez pas de votre santÃĐ.
Je suppose que, malgrÃĐ la mauvaise cuisine papale, vous revenez en
bon point. J'ai ÃĐtÃĐ presque toujours grippÃĐ plus ou moins, poussif
par-dessus le marchÃĐ, comme à mon ordinaire. Le sÃĐjour de Fontainebleau
va m'achever, selon toute apparence. Je vous dirai pourquoi je n'ai pas
cherchÃĐ Ã esquiver cet honneur.
Je pense à faire un petit voyage en Allemagne cet ÃĐtÃĐ pour aller voir
les propylÃĐes de Munich, de mon ami M. Klenze, et aussi pour prendre
des eaux qu'on me conseille, bien que cela ne m'inspire pas grande
confiance. Comme je ne m'habitue pas à Être malade, je tiens beaucoup Ã
guÃĐrir et je ne veux pas qu'il y ait de ma faute si je n'y parviens pas.
Vous n'avez pas osÃĐ lire probablement _Mademoiselle de la Quintinie_
pendant que vous ÃĐtiez en terre sainte. Cela est mÃĐdiocre. Il n'y a
qu'une scÃĻne assez jolie. Je ne sache rien de nouveau qui soit digne
de votre colÃĻre en fait de romans. Chmielniçki en est à son cinquiÃĻme
article, que je corrige, et ce ne sera pas le dernier. Je vous donnerai
les ÃĐpreuves, si vous voulez et si vous pouvez les lii*e non corrigÃĐes.
Adieu, chÃĻre amie; je voudrais bien vous dÃĐcider à faire diligence.
CCLXIX
ChÃĒteau de Fontainebleau, jeudi 2 juillet 1863.
ChÃĻre amie, j'aurais voulu rÃĐpondre plus tÃīt à votre lettre, qui m'a
fait grand plaisir; mais, ici, on n'a le temps de rien faire et les
jours passent avec une rapiditÃĐ prodigieuse sans qu'on sache comment.
La grande et principale occupation, c'est de boire, manger et dormir.
Je rÃĐussis aux deux premiÃĻres, mais trÃĻs-mal à la derniÃĻre. C'est une
trÃĻs-mauvaise prÃĐparation au sommeil que de passer trois ou quatre
heures, en pantalon collant, à ramer sur le lac et à gagner des toux
terribles. Nous avons ici quantitÃĐ de monde assez bien assorti, ce me
semble, beaucoup moins officiel que d'ordinaire; ce qui ne nuit pas Ã
l'entente cordiale entre les invitÃĐs. On fait de temps en temps des
promenades à pied dans le bois, aprÃĻs avoir dÃŪnÃĐ sur l'herbe comme les
bonnetiers de la rue Saint-Denis.
Avant-hier, on a apportÃĐ ici quelques trÃĻs-grandes caisses de la part
de Sa MajestÃĐ Tu-Duc, empereur de Cochinchine. On les a ouvertes
dans une des cours. Dans les grandes caisses, il y en avait de plus
petites peintes en rouge et or et couvertes de cancrelats. On a ouvert
la premiÃĻre, qui contenait deux dents d'ÃĐlÃĐphant fort jaunes et deux
cornes de rhinocÃĐros, plus un paquet de cannelle moisie. Il sortait de
tout cela des odeurs inconcevables, tenant le milieu entre le beurre
fort et le poisson gÃĒtÃĐ. Dans l'autre caisse, il y avait une grande
quantitÃĐ de piÃĻces d'ÃĐtoffes trÃĻs-ÃĐtroites ressemblant à de la gaze,
de toute sorte de vilaines couleurs, toutes plus ou moins sales et, de
plus, moisies. On avait annoncÃĐ des mÃĐdailles d'or, mais elles ÃĐtaient
absentes, et probablement elles sont restÃĐes en Cochinchine. Il rÃĐsulte
que ce grand empereur Tu-Duc est un escroc.
Hier, nous avons ÃĐtÃĐ faire manÅuvrer deux rÃĐgiments de cavalerie et
nous avons ÃĐtÃĐ horriblement cuits. Toutes les dames ont des coups
de soleil. Aujourd'hui, nous allons faire un dÃŪner espagnol dans la
forÊt, et je suis chargÃĐ du _gaspacho_, c'est-à -dire de faire manger de
l'oignon cru à des dames qui s'ÃĐvanouiraient au seul nom de ce lÃĐgume.
J'ai dÃĐfendu qu'on les avertÃŪt, et, quand elles en auront mangÃĐ, je me
rÃĐserve de leur faire un aveu dans le genre de celui d'AtrÃĐe.
Je suis charmÃĐ que mon _Cosaque_[1] ne vous ait pas trop ennuyÃĐe. Je
commence à en Être bien las pour ma part. Il faut que je l'enterre le
1er du mois prochain, et je ne sais comment j'en pourrai venir à bout.
Je ne puis parvenir à travailler ici bien que j'aie apportÃĐ toutes mes
notes et mes, bouquins. Adieu, chÃĻre amie; je pense Être ici jusqu'Ã
lundi ou mardi au plus tard. Cependant on prÃĐtend que, vu notre grande
amabilitÃĐ, on veut nous retenir quelques jours encore. J'espÃĻre bien
vous retrouver à Paris. Encore adieu.
[1] _Bogdan Chmielniçki_, publiÃĐ dans le volume intitulÃĐ _les Cosaques
d'autrefois._
CCLXX
Londres, 12 aoÃŧt 1863.
ChÃĻre amie, je vous remercie de votre lettre, que j'attendais
impatiemment. Je croyais trouver Londres vide, et, en effet, c'est la
premiÃĻre impression que j'ai ÃĐprouvÃĐe. Mais, au bout de deux jours,
je me suis aperçu que la grande fourmiliÃĻre ÃĐtait encore habitÃĐe et
surtout, hÃĐlas! qu'on y mangeait tout autant et tout aussi longuement
que l'annÃĐe passÃĐe. N'est-ce pas inhumain que cette lenteur avec
laquelle on dÃŪne dans ce pays-ci! Cela m'Ãīte jusqu'Ã l'appÃĐtit. On
n'est jamais moins de deux heures et demie à table, et, si on ajoute la
demi-heure que les hommes laissent aux femmes pour dire du mal d'eux,
il est toujours onze heures quand on retourne au salon. Ce ne serait
que demi-mal si on mangeait tout le temps; mais, Ã l'exception du
mouton rÃīti, je ne trouve rien à mon goÃŧt.
Les grands hommes m'ont paru un peu vieillis depuis ma derniÃĻre visite.
Lord Palmerston a renoncÃĐ Ã son rÃĒtelier, ce qui le change beaucoup.
Il a conservÃĐ ses favoris et a l'air d'un gorille en gaietÃĐ. Lord
Russell a l'air de moins bonne humeur. Les grandes beautÃĐs de la saison
sont parties, mais on n'en faisait pas grand ÃĐloge. Les toilettes
m'ont paru, comme toujours, trÃĻs-mÃĐdiocres et chiffonnÃĐes; mais rien
ne rÃĐsiste à l'air de ce pays-ci. Ma gorge en est la preuve. Je suis
enrouÃĐ comme un loup et je respire trÃĻs-mal. Je pense que vous devez
avoir moins chaud que nous et que les bains de mer doivent vous donner
de l'appÃĐtit. Je commence à m'ennuyer de Londres et des Anglais. Je
serai de retour à Paris avant le 25. Et vous? J'ai lu un livre assez
amusant: l'_Histoire de George III_, par un M. Phillimore, qui traite
ce prince de coquin et de bÊte. C'est trÃĻs-spirituel et assez bien
justifiÃĐ. J'ai achetÃĐ le dernier ouvrage de Borrow trente francs, _the
Wild Wales._ Si vous le voulez pour quinze francs, je serai charmÃĐ de
vous le cÃĐder. Mais vous n'en voudrez pas pour rien. Ce garçon a tout Ã
fait baissÃĐ. Adieu, chÃĻre amie.
CCLXXI
Paris, 30 aoÃŧt 1863.
Je pars demain pour Biarritz avec Panizzi, qui est venu me joindre
hier. Nous sommes emmenÃĐs par notre gracieuse souveraine, qui nous
hÃĐbergera, je ne sais combien de temps, au bord de l'OcÃĐan. Puis j'irai
faire mon installation à Cannes en octobre. Je reviendrai à Paris pour
la discussion de l'adresse, et j'y passerai probablement tout le mois
de novembre. J'espÃĻre vous voir alors, en dÃĐpit des prÃĐsidents et des
veaux marins.
J'ai un livre extrÊmement curieux que je vous prÊterai si vous Êtes
sage et aimable à mon ÃĐgard. C'est la relation, faite par un imbÃĐcile,
d'un procÃĻs du XVIIe siÃĻcle. Une religieuse de la famille de Sa MajestÃĐ
_faceva all'amore_ avec un gentilhomme milanais, et, comme il y avait
d'autres religieuses à qui cela dÃĐplaisait, elle les tuait, assistÃĐe de
son amant. C'est trÃĻs-ÃĐdifÃŪant et trÃĻs-intÃĐressant sous le rapport des
mÅurs.
Lisez _une Saison à Paris_, par madame de ***.
C'est une personne pleine de candeur, qui a ÃĐprouvÃĐ un trÃĻs-grand
besoin de _plaire_ Ã Sa MajestÃĐ, et qui, dans un bal, le lui a dit en
termes catÃĐgoriques et si clairs, qu'il n'y a que vous au monde qui ne
l'eussiez pas compris. Il en a ÃĐtÃĐ si stupÃĐfait, qu'il n'a pas d'abord
trouvÃĐ quelque chose à rÃĐpondre, et ce n'est que trois jours aprÃĻs,
dit-on, qu'il s'est laissÃĐ cosaquer. J'imagine que vous faites le signe
de la croix et que vous prenez de ces figures horrifiÃĐes que je vous
connais.
Avez vous lu la _Vie de JÃĐsus_, de Renan? Probablement non. C'est
peu de chose et beaucoup. Cela est comme un grand coup de hache dans
l'ÃĐdifice du catholicisme. L'auteur est si ÃĐpouvantÃĐ de son audace
à nier la DivinitÃĐ, qu'il se perd dans des hymnes d'admiration et
d'adoration, et qu'il ne lui reste plus de sens philosophique pour
juger la doctrine. Cependant, cela est intÃĐressant, et, si vous ne
l'avez pas lu, vous le lirez avec plaisir.
J'ai mes paquets à faire et il faut que je vous quitte. Mon adresse
est jusqu'Ã nouvel ordre: _Villa EugÃĐnie, Biarritz (Basses-PyrÃĐnÃĐes)._
Donnez-moi vite de vos nouvelles. Adieu.
CCLXXII
Cannes, 19 octobre 1863.
ChÃĻre amie, je suis ici depuis huit jours, me reposant au dÃĐsert
des fatigues de la cour. Il fait un temps magnifique et je lis dans
mon journal que votre Loire dÃĐborde. J'en conclus que vous avez un
temps affreux et je vous plains du fond du cÅur. Je ne jouirai de la
Provence qu'une quinzaine de jours encore. Il va falloir retourner
pour l'ouverture de la session; j'en ai une assez mÃĐdiocre opinion.
La mort de M. Billault la commence trÃĻs-mal. Depuis quelque temps,
j'ai beaucoup pratiquÃĐ, prÊchÃĐ et fait prÊcher M. Thiers, mais je
ne sais ce qui en rÃĐsultera. Il me semble que nous nous rapprochons
de plus en plus des anciens errements parlementaires, et que nous
allons recommencer le cycle des mÊmes fautes et peut-Être des mÊmes
catastrophes. Joignez à cela toute la peine que prennent les clÃĐricaux
pour se faire dÃĐtester et pour tendre la corde jusqu'Ã ce qu'elle
casse. En voilà bien assez pour voir l'avenir d'une vilaine couleur.
Vous saurez qu'en venant ici, nous avons dÃĐraillÃĐ prÃĻs de Saint-Chamas.
Je n'ai rien eu, pas mÊme la peur, car je n'ai compris le danger que
lorsqu'il ÃĐtait passÃĐ. Il n'y a eu de malÃĐficiÃĐs que les employÃĐs de la
poste, qui sont tombÃĐs pÊle-mÊle avec leurs tables et leurs caisses.
Tout s'est rÃĐduit à des contusions assez fortes, mais sans membres
cassÃĐs. Avez-vous lu le mandement de l'ÃĐvÊque de Tulle, qui ordonne
à toutes les religieuses de son diocÃĻse de rÃĐciter des _Ave_, en
l'honneur de M. Renan, ou plutÃīt pour empÊcher que le diable n'emporte
tout, à cause du livre de ce mÊme M. Renan? Puisque vous lisez les
lettres de CicÃĐron, vous devez trouver qu'on avait bien plus d'esprit
de son temps que du nÃītre. Je suis accablÃĐ de honte toutes les fois
que je pense à notre XIXe siÃĻcle et que je le trouve de toute façon
si infÃĐrieur à ses prÃĐdÃĐcesseurs. Je crois vous avoir fait lire les
_Lettres de la duchesse de Choiseul._ Je voudrais bien qu'on essayÃĒt
d'imprimer aujourd'hui celles de la plus belle de nos lionnes. Je vous
quitte pour aller pÊcher à la ligne, ou plutÃīt pour voir pÊcher, car je
n'ai mais pu prendre un poisson. Mais le mieux de la chose, c'est qu'on
en fait au bord de la mer une soupe excellente, pour ceux qui aiment
l'huile et l'ail. Je suppose que vous Êtes de ces derniers.
Vous trouverai-je à Paris au commencement de novembre? Je compte
pouvoir y passer tout le mois, sauf peut-Être quelques jours Ã
CompiÃĻgne, si ma souveraine m'y invite pour sa fÊte. Adieu, chÃĻre amie.
CCLXXIII
ChÃĒteau de CompiÃĻgne, 16 novembre 1863, au soir.
ChÃĻre amie, depuis mon arrivÃĐe ici, j'ai menÃĐ la vie agitÃĐe d'un
impresario. J'ai ÃĐtÃĐ auteur, acteur et directeur. Nous avons jouÃĐ avec
succÃĻs une piÃĻce un peu immorale, dont, Ã mon retour, je vous conterai
le sujet. Nous avons eu un trÃĻs-beau feu d'artifice, bien qu'une femme
qui voulait voir les fusÃĐes de trop prÃĻs ait ÃĐtÃĐ tuÃĐe tout roide. Nous,
faisons de grandes promenades et je me suis tirÃĐ de tout cela, jusqu'Ã
prÃĐsent, sans rhume. On me garde ici encore une semaine; probablement,
je resterai à Paris jusqu'aux premiers jours de dÃĐcembre, et je m'en
retournerai à Cannes, que j'ai laissÃĐ tout en fleurs. Il est impossible
d'imaginer quelque chose de plus beau que ces champs de jasmin et de
tubÃĐreuses. Je ne m'y suis pas trÃĻs-bien portÃĐ cependant, et, les
derniers jours surtout, j'ÃĐtais trÃĻs-dolent et mÃĐlancolique.
Vous m'ÃĐcrivez si laconiquement, que vous ne rÃĐpondez jamais à mes
questions. Vous avez une maniÃĻre à vous de ne faire que vos caprices,
qui me confond toujours; vous plaisantez, vous promettez; quand je
lis vos lettres, je crois vous entendre parler: je suis dÃĐsarmÃĐ, mais
furieux au fond. Vous ne me dites seulement pas ce que devient cette
charmante enfant qui vous intÃĐresse tant. Faites en sorte, je vous
prie, qu'elle ne soit pas sotte comme la plupart des femmes de ce
temps-ci. Jamais, je crois, on n'en a vu de pareilles. Vous me direz ce
qu'elles sont en province; si c'est pire qu'Ã Paris, je ne sais dans
quel dÃĐsert il faudra se fourrer. Nous avons ici mademoiselle ***,
qui est un beau brin de fille de cinq pieds quatre pouces, avec toute
la gentillesse d'une grisette et un mÃĐlange de maniÃĻres aisÃĐes et de
timiditÃĐ honnÊte, quelquefois trÃĻs-amusant. On paraissait craindre
que la seconde partie d'une charade ne rÃĐpondÃŪt pas au commencement
(commencement dont j'ÃĐtais l'auteur):
--Cela ira bien, dit-elle; nous montrerons nos jambes dans le ballet et
cela leur tiendra lieu de tout.
_N.-B._--Ses jambes sont comme deux flageolets, et elle a des pieds peu
aristocratiques.
Adieu, chÃĻre amie. . . . . .
. . . . . . . . . . . .
CCLXXIV
Paris, vendredi 12 dÃĐcembre 1863.
ChÃĻre amie, j'allais vous ÃĐcrire quand j'ai reçu votre lettre. Vous
vous plaignez d'Être enrhumÃĐe, mais vous ne savez pas ce que c'est que
de l'Être. Il n'y a qu'une personne enrhumÃĐe, en ce moment, à Paris, et
cette personne, c'est moi. Je passe ma vie à tousser et à ÃĐtouffer, et,
si cela dure, vous aurez bientÃīt à faire mon oraison funÃĻbre. Je pense
fort à Cannes, et ce n'est que sous son soleil que je guÃĐrirai. Il faut
auparavant que je vote cette longue et filandreuse adresse que notre
prÃĐsident, si digne de son nom, nous a composÃĐe. . . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
Connaissez-vous Aristophane? Cette nuit, ne pouvant dormir, j'ai pris
un volume que j'ai lu tout entier et qui m'a trÃĻs-amusÃĐ. J'ai une
traduction pas trop bonne à vos ordres. Il y a des choses qui feront
beaucoup de peine à votre pruderie, mais qui vous intÃĐresseront,
surtout maintenant que vous avez appris quelque chose des mÅurs
antiques dans CicÃĐron. Adieu. . . .
. . . . . . . . . . . .
CCLXXV
Cannes, 12 janvier 1864.
ChÃĻre amie, j'ai ÃĐtÃĐ malade presque pour tout de bon en arrivant ici.
J'ai apportÃĐ de Paris un rhume abominable, et ce n'est que depuis deux
jours que je commence à redevenir moi-mÊme; je ne sais ce que je serais
devenu si j'ÃĐtais restÃĐ Ã Paris, avec la neige que vous avez, Ã ce que
je vois dans les journaux. Ici, nous avons un temps admirable; rarement
des nuages et presque toujours au moins 14 degrÃĐs. Quelquefois, le
vent d'est nous apporte une teinte de neige prise sur les Alpes, mais
nous sommes dans une oasis privilÃĐgiÃĐe. On nous dit que tout est sous
la neige aux environs. à Marseille, à Toulon et mÊme à HyÃĻres, on dit
que la terre en est couverte. Je me reprÃĐsente un Marseillais en temps
de neige. C'est quelque chose comme un chat sur la glace avec des
coquilles de noix aux pattes. Il y a trÃĻs-longtemps que, mÊme à Cannes,
on n'a vu un hiver si beau et si bÃĐnin.
Je suis charmÃĐ qu'Aristophane ait eu l'heur de vous plaire. Vous me
demandez si les dames athÃĐniennes assistaient aux reprÃĐsentations
? Il y a des savants qui disent oui, il y en a qui disent non. Si
vous ÃĐtiez allÃĐe voir Karagueuz lorsque vous ÃĐtiez en Orient, vous y
auriez trouvÃĐ sans doute beaucoup de femmes. En Orient, aujourd'hui et
autrefois, dans l'antiquitÃĐ, on n'a et on n'avait pas la pruderie que
vous avez à prÃĐsent; on voyait à chaque instant des hommes en costume
de natation, et il y avait dans tous les carrefours des statues de
divinitÃĐs qui donnaient aux dames des idÃĐes exagÃĐrÃĐes de la nature
humaine. Comment appelez-vous cette comÃĐdie oÃđ l'on habille Euripide en
femme ? Comprenez-vous la mise en scÃĻne et le rÃīle du gendarme scythe?
Ce qui est plus extraordinaire que tout, c'est la façon sans gÊne dont
Aristophane parle des dieux, prÃĐcisÃĐment le jour de leur fÊte, car
c'ÃĐtait aux Dionysiaques qu'on a donnÃĐ _les Grenouilles_, oÃđ Bacchus
joue un si singulier rÃīle. La mÊme chose a eu lieu dans les premiers
temps du christianisme. On jouait la comÃĐdie dans les ÃĐglises. Il y
avait la messe des sots et la messe de l'ÃĒne, dont on a le texte à jour
dans un manuscrit trÃĻs-curieux. Ce sont les mÃĐchants qui ont gÃĒtÃĐ tout
en doutant. Lorsque tout le monde croyait, tout ÃĐtait permis. Outre les
sottises qu'Aristophane jette dans ses piÃĻces comme du gros sel, il y a
des chÅurs de la poÃĐsie la plus belle. Mon vÃĐnÃĐrÃĐ maÃŪtre M. Boissonade
disait qu'aucun autre Grec n'avait fait mieux. Je vous recommande,
si vous ne l'avez pas lu encore, _les NuÃĐes._ C'est, Ã mon avis, la
meilleure piÃĻce qui se soit conservÃĐe de lui. Il y a un dialogue du
Juste et de l'injuste, qui est du style le plus ÃĐlevÃĐ. Je crois qu'il y
a quelque chose de vrai dans les reproches qu'il fait à Socrate; mÊme
aprÃĻs l'avoir entendu dans Platon, on est tentÃĐ d'excuser la ciguÃŦ.
C'est une perte qu'un homme qui prouve à chacun, comme Socrate, qu'on
n'est qu'une bÊte.
Je viens de voir que les conspirations recommencent. Je ne doute pas
que ces diables d'Italiens et ces non moins diables de Polonais ne
veuillent mettre le monde en feu; et malheureusement il est si bÊte,
qu'il se laissera faire. J'ai eu des lettres d'Italie qui me font
craindre qu'au printemps les volontaires et Garibaldi ne tentent
quelque pointe contre la VÃĐnÃĐtie. Il ne nous manquerait qu'un accident
de cette espÃĻce pour nous achever de peindre!--Adieu, chÃĻre amie; je
tÃĒche de penser le moins possible à l'avenir. Portez-vous bien, pensez
un peu à moi. Avez-vous quelque idÃĐe pour le 14 fÃĐvrier, jour de la
Sainte-Eulalie?
Adieu encore.
CCLXXVI
Cannes, 17 fÃĐvrier 1864.
ChÃĻre amie, puisque vous avez bien voulu prendre la peine de lire
Aristophane, je vous pardonne vos façons et vos pruderies en le lisant.
Convenez seulement qu'il est trÃĻs-spirituel, et que l'on serait bien
aise de voir jouer une de ses comÃĐdies. Je ne sais quelle est l'opinion
des ÃĐrudits à prÃĐsent sur la prÃĐsence des femmes dans le thÃĐÃĒtre. Il
est probable qu'il y a eu des temps de tolÃĐrance et d'intolÃĐrance dans
le mÊme pays, mais les femmes ne montaient jamais en scÃĻne. Leurs rÃīles
ÃĐtaient jouÃĐs par des hommes, ce qui ÃĐtait d'autant plus facile que
tous les acteurs avaient des masques. . . . . . . . .
Je suis trÃĻs-souffrant, chÃĻre amie, et je me sens m'en aller vers
un monde meilleur par une marche qui n'est pas des plus agrÃĐables.
De temps en temps maintenant, les intervalles sont plus rapprochÃĐs
qu'ils ne l'ÃĐtaient autrefois; j'ai des crises, et des spasmes
trÃĻs-douloureux. Je ne dors presque pas, je n'ai pas d'appÃĐtit et je me
sens d'une faiblesse dont je m'indigne. La moindre promenade m'accable.
Que deviendrai-je lorsqu'au lieu d'un ciel magnifique, j'aurai le ciel
de plomb de Paris, la pluie et le brouillard en permanence! Je songe
pourtant à retourner à la fin de ce mois, si j'en ai la force, car je
suis un peu honteux de ne faire aucun de mes mÃĐtiers officiels. Il faut
s'exÃĐcuter enfin, et prendre un parti, quoiqu'il arrive. J'attendrai
pour la Sainte-Eulalie, puisque j'ai dÃĐjà attendu assez longtemps. Je
crois que, du cÃītÃĐ des broches et des bagues, l'embarras est le mÊme.
Il y a encombrement dans les tiroirs de ma cousine depuis le temps que
je lui souhaite sa fÊte. J'ai ÃĐpuisÃĐ toutes les variÃĐtÃĐs de brimborions
possibles. Si vous avez dÃĐcouvert quelque chose de trÃĻs-extraordinaire
et qui ne soit pas ruineux, vous aurez rÃĐsolu un grand problÃĻme. Il y
en a un autre bien plus intÃĐressant encore, et sur lequel j'aurai Ã
vous consulter. C'est sur la façon honnÊte ou non de faire venir des
habits d'Angleterre. Il ne se peut pas que, parmi vos loups marins,
il ne se trouve pas quelqu'un à qui M. Poole pourrait envoyer mes
vÊtements. RÃĐflÃĐchissez à cela et vous me rendrez grand service. Adieu,
chÃĻre amie. J'ai passÃĐ une nuit abominable et je tousse à me rompre
le crÃĒne. J'espÃĻre que vous avez ÃĐchappÃĐ Ã toutes les grippes qu'on
m'annonce. Il semble qu'Ã Paris tout le monde est atteint et qu'il y a
mÊme des gens assez bÊtes pour en mourir. Adieu encore.
CCLXXVII
Vendredi, 18 mars 1864.
Je suis à vous ÃĐcrire au Luxembourg, pendant que l'archevÊque de Rouen
est à foudroyer l'impiÃĐtÃĐ. J'ai ÃĐtÃĐ trÃĻs-souffreteux; je n'ai jamais
deux bons jours de suite, mais souvent plusieurs mauvais. Je ne sais
pas encore si je serai en ÃĐtat d'aller en Angleterre, comme j'en avais
le projet. Cela dÃĐpendra du temps et de mes poumons.
Je suis tenu maintenant au Luxembourg, mais nous enterrons la
synagogue, j'espÃĻre, la semaine prochaine, et alors je serai plus
libre. Si vous n'avez pas vu les nouvelles salles oÃđ l'on a mis la
collection des vases et des terres cuites au Louvre, vous feriez bien
d'y aller. Je vous offre mes lumiÃĻres pour vous y accompagner. Vous y
verrez de trÃĻs-belles choses et d'autres qui vous intÃĐresseront quoique
fort pÃĐnibles pour votre pruderie. Choisissez votre jour et votre heure.
CCLXXVIII
Mercredi, 13 avril 1864.
ChÃĻre amie, j'ai bien regrettÃĐ votre dÃĐpart; vous auriez dÃŧ me dire
encore une fois adieu. Vous m'auriez trouvÃĐ fort dolent. Je souffre
toujours de mes oppressions, malgrÃĐ l'arsenic et le reste. Depuis que
le froid s'est adouci, je commençais à me porter mieux, mais j'ai
attrapÃĐ un rhume qui me met plus bas que jamais.
Je ne sors guÃĻre; cependant, j'ai voulu voir mes maÃŪtres, que j'ai
trouvÃĐs en trÃĻs-bonne santÃĐ. Cela m'a procurÃĐ l'avantage de voir les
modes nouvelles, que j'ai mÃĐdiocrement admirÃĐes, surtout les basques
des femmes. C'est un signe de vieillesse. Je ne puis digÃĐrer les
coiffures. Il n'y a pas une femme qui se coiffe pour la figure qu'elle
a; toutes prennent leur style sur des tÊtes à perruque. Un de mes amis
que j'ai rencontrÃĐ là m'a prÃĐsentÃĐ Ã sa femme, qui est une jeune et
jolie personne; elle avait un pied de rouge, les cils peints, et du
blanc. Cela m'a fait horreur.
Avez-vous lu le livre d'About[1]? Je l'ai à votre service. Je ne
sais s'il a beaucoup de succÃĻs. Il y a beaucoup d'esprit cependant.
Peut-Être les clÃĐricaux ont-ils eu assez de bon sens pour ne pas
l'excommunier, ce qui est le plus sÃŧr moyen de faire lire un livre.
C'est comme cela qu'ils ont procurÃĐ un succÃĻs trÃĻs-profitable,
pÃĐcuniairement parlant, Ã Renan; on m'a dit qu'il avait gagnÃĐ cent
sept mille francs à son idylle. J'ai encore à vos ordres trois gros
volumes de Taine sur l'histoire de la littÃĐrature anglaise. C'est
trÃĻs-spirituel et mÊme trÃĻs-sensÃĐ. Le style est un peu recherchÃĐ, mais
cela se lit avec grand plaisir. Ou bien encore deux volumes de M.
MÃĐziÃĻres sur un sujet analogue, les contemporains et les successeurs de
Shakespeare. C'est du Taine rÃĐchauffÃĐ, ou plutÃīt refroidi. Quant aux
romans, je n'en lis plus.
Nous allons nommer demain à l'AcadÃĐmie le Marseillais Autran ou Jules
Janin. Le premier selon toute apparence. Mon candidat sera battu. Je me
promets de ne plus aller à l'AcadÃĐmie que pour toucher mes indemnitÃĐs,
quatre-vingt-trois francs trente-trois centimes, tous les mois. D'ici
à deux ans, nous allons avoir une mortalitÃĐ effrayante. J'ai contemplÃĐ
hier les figures de mes confrÃĻres; sans parler de la mienne, on dirait
des gens qui attendent le fossoyeur. Je ne sais qui l'on prendra pour
les remplacer. Quand revenez-vous? Vous aviez parlÃĐ de quinze jours Ã
*** seulement; mais je suppose que, selon votre habitude, vous ferez
de ces quinze jours un long mois. Je souhaite vous revoir bientÃīt et
nous promener comme autrefois en admirant la belle nature. Ce serait
l'occasion rare pour moi de faire un peu de poÃĐsie.
Adieu, chÃĻre amie; ÃĐcrivez-moi. Si vous n'avez que la bibliothÃĻque de
la ville à votre disposition, vous ferez bien de lire Lucien, traduit
par Perrot d'Ablancourt ou par tout autre; cela vous amusera et
entretiendra vos goÃŧts hellÃĐniques.
Je suis plongÃĐ dans une histoire de Pierre le Grand dont je ferai
part au public. C'ÃĐtait un abominable homme, entourÃĐ d'abominables
canailles. Cela m'amuse assez.
RÃĐpondez-moi aussitÃīt que vous aurez reçu ma lettre.
[1] _Le ProgrÃĻs._
CCLXXIX
Londres, _British Museum_, 21 juillet 1864.
ChÃĻre amie, vous avez devinÃĐ ma retraite. Je suis ici depuis la
derniÃĻre fois que nous nous sommes vus, ou, pour parler plus
exactement, depuis le lendemain. Je passe ma vie, de huit heures du
soir jusqu'Ã minuit, Ã dÃŪner en ville, et, le matin, Ã voir des livres
et des statues, ou bien à faire mon grand article sur le fils de Pierre
le Grand, que j'ai envie d'intituler: _Du danger d'Être bÊte_, car la
morale à tirer de mon travail, c'est qu'il faut avoir de l'esprit. Je
pense que vous trouverez çà et là , dans une vingtaine de pages, des
choses qui vous intÃĐresseront, notamment comment Pierre le Grand fut
trompÃĐ par sa femme. J'ai traduit avec beaucoup de peine et de soin
les lettres d'amour de sa femme à son amant, lequel fut empalÃĐ pour la
peine. Elles sont vraiment mieux qu'on ne l'attendrait du temps et du
pays oÃđ elle ÃĐcrivait; mais l'amour fait de ces merveilles. Le malheur
est qu'elle ne savait pas l'orthographe, ce qui rend trÃĻs-difficile aux
grammairiens comme moi de deviner ce qu'elle veut dire.
Voici mes projets: je vais lundi à Chevenings, chez lord Stanhope, oÃđ
je dois rester trois jours. Jeudi, je dÃŪne ici avec beaucoup de monde.
Puis, promptement aprÃĻs, je partirai pour Paris. . .
Ici, on ne parle que du mariage de lady Florence Paget, la beautÃĐ de
Londres, il y a deux saisons. Il est impossible de voir une plus jolie
figure sur un corps plus mignon, trop petit et trop mignon pour mon
goÃŧt particulier. Elle ÃĐtait cÃĐlÃĻbre pour ses flirtations. Le neveu
de M. Ellice, M. Chaplin, dont vous m'avez souvent entendu parler, un
grand garçon de vingt-cinq ans et de vingt-cinq mille livres sterling
de rente, est devenu amoureux d'elle. Elle l'a lanternÃĐ longtemps,
puis s'est engagÃĐe, comme on dit, en a reçu des bijoux et six mille
livres sterling pour payer ses dettes chez sa couturiÃĻre. Jour pris
pour le mariage. Vendredi dernier, ils sont allÃĐs ensemble au parc et
à l'OpÃĐra. Samedi matin, elle est sortie seule, est allÃĐe à l'ÃĐglise
Saint-George et s'y est mariÃĐe avec lord Hastings, un jeune homme
de son ÃĒge, trÃĻs-laid, ayant deux petits dÃĐfauts, le jeu et le vin.
AprÃĻs la cÃĐrÃĐmonie religieuse, ils sont allÃĐs à la campagne procÃĐder Ã
l'accomplissement des autres cÃĐrÃĐmonies. Ã la premiÃĻre station, elle a
ÃĐcrit au marquis son pÃĻre: _Dear Pa, as I knew you would never consent
to my marriage with lord Hastings, I was wedded to him to day. I remain
yours_, etc. Elle a aussi ÃĐcrit à M. Chaplin: _Dear Harry, when you
receive this, I shall be the wife of lord Hastings. Forget your very
truly FLORENCE._--Ce pauvre M. Chaplin, qui a six pieds et les cheveux
jaunes, est au dÃĐsespoir.
Adieu, chÃĻre amie; rÃĐpondez-moi vite.
CCLXXX
Paris, 1er octobre 1864.
ChÃĻre amie, je suis encore ici, mais comme l'oiseau sur la
branche. J'ai ÃĐtÃĐ retardÃĐ par mes ÃĐpreuves, et vous avez pu voir
qu'elles avaient grand besoin d'Être longuement corrigÃĐes. Je pars
irrÃĐvocablement le 8. Je m'arrÊterai pour dormir à Bayonne, et je serai
le 11 Ã Madrid. Je ne sais pas encore combien de temps j'y resterai.
Je partirai de Madrid pour Cannes, peut-Être sans passer par Paris.
L'hiver se fait dÃĐjà sentir dÃĐsagrÃĐablement pour ma poitrine, le soir
et le matin. Les jours sont magnifiques, mais les soirÃĐes fraÃŪches en
diable. Prenez garde de vous enrhumer dans le pays humide que vous
habitez. Je me plais assez à Paris en cette saison, oÃđ il n'y a pas de
devoirs de sociÃĐtÃĐ, et oÃđ l'on peut y vivre en ours. Je vais de temps
en temps aux nouvelles, mais je n'en attrape guÃĻre. Le pape a dÃĐfendu
à Rome les enseignes en français. Il faut qu'elles soient toutes en
italien. Il y a dans le Corso une madame Bernard qui vend des gants
et des jarretiÃĻres. On l'a obligÃĐe de s'appeler dorÃĐnavant la signora
Bernardi. Si j'ÃĐtais le gouvernement, je n'aurais jamais permis cela,
eÃŧt-il fallu pendre quelque peintre d'enseignes à la premiÃĻre boutique
qu'on aurait voulu changer. Lorsque notre armÃĐe sera partie, vous
verrez ce que ces gens-là feront. . . . . . . . .
Ici, les loups-cerviers, c'est-Ã -dire les gens d'argent ont vu de
trÃĻs-mauvais Åil la nomination de M. *** Ã la Banque; mais on ne sait
pas que, lorsque quelqu'un est bien posÃĐ comme propre à rien; on le
comble. C'est la coutume. M. *** est allÃĐ Ã la Banque, son bonnet de
coton dans la poche, comptant y coucher le lendemain de sa nomination.
On lui a dit que tout ÃĐtait prÊt pour le recevoir, seulement qu'il
voulÃŧt bien accomplir une petite formalitÃĐ, c'est de justifier de la
propriÃĐtÃĐ decent actions de ladite Banque. M. *** ignorait complÃĻtement
ce petit article de la charte de l'ÃĐtablissement qu'il va gouverner.
Grand embÊtement, d'autant plus qu'on ne trouve pas cent de ces actions
dans le pas d'un cheval, et qu'il faut, outre l'argent, quelques
semaines au moins pour se les procurer. Vous voyez comment il connaÃŪt
son affaire. Il y a encore un grand scandale qui amuse les gens
pervers. Mais je ne vous le raconterai pas, de peur de vous mettre en
colÃĻre.
Adieu, chÃĻre amie.
CCLXXXI
Madrid, 24 octobre 1864.
ChÃĻre amie, je suis venu ici par hasard, car je vis à la campagne
et j'y serai jusqu'Ã samedi. Nous avons un froid et une humiditÃĐ
abominables, et la niÃĻce de madame de M... y a gagnÃĐ un ÃĐrysipÃĻle. La
moitiÃĐ des gens est malade, et moi trÃĻs-enrhumÃĐ. Vous savez que les
rhumes sont graves pour moi qui ai bien de la peine à respirer dÃĐjÃ
quand je me porte bien. Le mauvais temps est venu depuis une semaine
avec une violence abominable, selon l'ordinaire de ce pays-ci, oÃđ les
transitions sont inconnues, de quelque espÃĻce qu'elles soient. Vous
figurez-vous la misÃĻre de gens qui vivent sur un plateau ÃĐlevÃĐ, exposÃĐ
à tous les vents, n'ayant pour se rÃĐchauffer que des _braseros_, meuble
trÃĻs-primitif avec lequel on a le choix de geler ou de s'asphyxier?
J'ai trouvÃĐ ici que la civilisation avait fait de grands progrÃĻs qui,
à mes yeux, ne l'ont pas embellie. Les femmes ont adoptÃĐ vos absurdes
chapeaux et les portent de la façon la plus baroque. Les taureaux
aussi ont beaucoup perdu de leur mÃĐrite, et les hommes qui les tuent
sont maintenant des ignorants et des poltrons. Voici la plus belle
histoire qui occupe le respectable public. La femme du ministre de ***,
lady C..., jeune et jolie, lui laid et vieux, a demandÃĐ le divorce,
se fondant sur ce que son mari ne lui rendait pas justice. Il y a eu
procÃĻs à Londres, et il est convenu galamment qu'il n'ÃĐtait bon Ã
rien. Il y a cependant des femmes à Madrid qui prÃĐtendent savoir que
c'est une calomnie. Quoi qu'il en soit, la dame a ÃĐtÃĐ dÃĐclarÃĐe vierge,
dÃĐmariÃĐe, et presque aussitÃīt mariÃĐe au duc de ***, qui lui faisait
la cour depuis quelque temps à Madrid. Il paraÃŪt quelle n'a pas à se
plaindre du nouvel ÃĐpoux comme du premier; mais voici le diable: le duc
de *** est en procÃĻs avec une sÅur consanguine, la duchesse de ***,
pour certains titres, majorats, etc. Elle vient de dÃĐcouvrir que son
frÃĻre, qui est nÃĐ en France, avait prÃĐsentÃĐ, pour hÃĐriter, un extrait
de baptÊme signÃĐ d'un curÃĐ, acte qui en France ne fait pas foi en
justice. Il se trouve, de plus, que cet acte est faux et dÃĐmenti par
l'acte de naissance à l'ÃĐtat civil, constatant que le duc actuel est
nÃĐ Ã Paris quelques annÃĐes auparavant, d'une mÃĻre inconnue. Cette mÃĻre
est la troisiÃĻme femme du feu duc de ***, alors mariÃĐe à un autre, car,
dans cette famille, les mariages sont toujours assez bizarres. Cela va
faire un joli procÃĻs, comme vous voyez, et il se peut trÃĻs-bien que
l'ex-lady C... se trouve un de ces jours sans duchÃĐ, sans fortune.
En attendant, elle va arriver à Madrid avec son mari, et sir J. C...
demande son changement.
J'ai fait quelques dÃĐmarches pour trouver des mouchoirs de _Nipi_; je
n'ai pas pu en dÃĐcouvrir encore. Il paraÃŪt qu'ils ne sont plus guÃĻre de
mode. Cependant, on m'en promet pour le commencement du mois. J'espÃĻre
qu'on me tiendra parole. Il me semble qu'on est assez tranquille,
politiquement parlant. D'ailleurs, il fait trop froid en ce moment pour
qu'un _pronunciamiento_ soit à craindre. Je pense rester ici jusqu'au
10 ou 12 de novembre, si je ne meurs pas de mon rhume auparavant.
OÃđ Êtes-vous? Que faites-vous? Ãcrivez-moi vite.
CCLXXXII
Cannes, 4 dÃĐcembre 1864.
ChÃĻre amie, je suis arrivÃĐ ici et je ne trouve pas de lettre de vous,
ce qui me peine beaucoup.
. . . . . . . . . . . .
Je passe à un autre chef d'accusation. Vous m'avez donnÃĐ tout le tracas
possible avec vos mouchoirs. AprÃĻs bien des dÃĐmarches inutiles, j'ai
dÃĐcouvert enfin une demi-douzaine de mouchoirs de Nipi, fort laids.
Je les ai pris, bien que tout le monde me dÃŪt que, depuis longtemps,
c'ÃĐtait passÃĐ de mode; mais j'exÃĐcutais ma consigne. J'espÃĻre que
vous avez reçu ces six mouchoirs, ou que vous les recevrez sous peu
de jours. Je les ai remis à un de mes amis, qui s'est chargÃĐ de les
faire porter chez vous. Vous les aviez demandÃĐs brodÃĐs; il n'y en avait
pas d'autres à Madrid que les six qui vous ont ÃĐtÃĐ envoyÃĐs. Les unis
m'ont paru encore plus laids; ils avaient des lisÃĐrÃĐs rouges comme les
mouchoirs des lycÃĐens.
J'ai quittÃĐ Madrid par un froid de chien, et tout le long de la route
j'ai grelottÃĐ. Je n'avais pas fait autre chose pendant tout le temps
de mon sÃĐjour. De ce cÃītÃĐ de la Bidassoa, l'air s'est adouci comme
par enchantement, et ici j'ai trouvÃĐ la tempÃĐrature ordinaire de ce
pays. Nous avons un temps magnifique et nul vent. Je pense vous avoir
mandÃĐ de Madrid tout ce qu'il y avait de mÃĐmorable à ma connaissance,
notamment les aventures de la duchesse de ***, qui ont dÃŧ vous
scandaliser. Vous ai-je parlÃĐ aussi de cette jeune personne andalouse,
amoureuse d'un jeune homme qui se trouve Être le petit-fils du bourreau
de la Havane? Il y avait menace de suicide de la part de la mÃĻre, de la
demoiselle et du futur, je veux dire que tous les trois menaçaient de
se tuer si leur volontÃĐ ne se faisait pas. Lorsque j'ai quittÃĐ Madrid,
il n'y avait encore personne de mort, et le respectable public ÃĐtait
trÃĻs-prononcÃĐ en faveur des amants.
Adieu, chÃĻre amie; donnez-moi de vos nouvelles, et dites-moi quels sont
vos projets pour cet hiver.
CCLXXXIII
Cannes, 30 dÃĐcembre 1864.
ChÃĻre amie, je vous souhaite une bonne annÃĐe. J'ai ÃĐcrit à Madrid pour
les malencontreux mouchoirs, et, comme je n'ai pas eu de rÃĐponse,
j'en conclus que mon commissionnaire est à Paris, que vous avez les
mouchoirs ou que vous allez les avoir. Je les avais remis à un Espagnol
qui devait quitter Madrid en mÊme temps que moi, et par consÃĐquent
vous les apporter plus tÃīt. Il ne faut jamais vouloir le mieux. Ce
que je dÃĐsire, c'est que vous vous contentiez des mouchoirs, qui sont
horriblement laids.
Que dites-vous de l'encyclique du pape ? Nous avons ici un ÃĐvÊque,
homme d'assez d'esprit et de bon sens, qui se voile la face. En effet,
il est fÃĒcheux d'Être dans une armÃĐe dont le gÃĐnÃĐral vous expose Ã
une dÃĐfaite. Je suis sans nouvelles de mon ÃĐditeur; je l'ai laissÃĐ
imprimant mes _Cosaques d'autrefois_, et je pense que cela doit avoir
paru. Comme vous connaissez l'anecdote, vous voudrez bien, j'espÃĻre,
attendre mon retour pour avoir un volume.
Savez-vous que de tous cÃītÃĐs m'arrivaient des compliments sur la
succession de M. Mocquard? Je n'y croyais nullement; mais, Ã force
de voir mon nom dans l'_IndÃĐpendance belge_, dans le _Times_ et dans
la _Gazette d'Augsbourg_, j'avais fini par Être un peu inquiet. De
l'humeur dont vous me connaissez, vous devez penser comme la place me
convenait et comme j'y convenais. Aussi, je respire plus librement
depuis quelques jours. Y a-t-il des romans nouveaux pour NoÃŦl? je
dis des romans anglais, car c'est l'ÃĐpoque oÃđ ils ÃĐclosent! Je n'ai
presque pas de livres ici et j'ai envie d'en faire venir. Quand je suis
pris de mes quintes de toux la nuit et que je ne puis dormir, je suis
malheureux comme les pierres. Figurez-vous que j'ai lu les _Entretiens_
de Lamartine. Je suis tombÃĐ sur une vie d'Aristote, oÃđ il dit que la
retraite des Dix mille eut lieu aprÃĻs la mort d'Alexandre. En vÃĐritÃĐ,
ne vaudrait-il pas mieux vendre des plumes mÃĐtalliques à la porte des
Tuileries que de dire de pareilles ÃĐnormitÃĐs?
Adieu, chÃĻre amie. J'ai trente-cinq lettres à ÃĐcrire; j'ai voulu
commencer par vous; je vous souhaite toutes les prospÃĐritÃĐs de ce monde.
CCLXXXIV
Cannes, 20 janvier 1865.
ChÃĻre amie, avez-vous enfin reçu vos exÃĐcrables mouchoirs de Nipi? J'ai
appris que la personne qui devait les porter à Paris, ayant ÃĐtÃĐ nommÃĐe
membre des CortÃĻs, ÃĐtait restÃĐe à Madrid et avait remis les mouchoirs
à madame de Montijo, qui n'avait su ce que c'ÃĐtait, car un Espagnol
ne brille pas par la clartÃĐ. J'ai ÃĐcrit à la comtesse de Montijo,
la priant de donner le paquet à notre ambassadeur, pour l'envoyer
chez vous avec le courrier de France. J'espÃĻre que vous aurez votre
affaire avant de recevoir ma lettre; mais je ne veux plus prendre la
responsabilitÃĐ de vos commissions, qui me font faire trop de mauvais
sang et plus de prose quelles ne valent. Ce que vous avez de mieux Ã
faire, c'est de jeter les mouchoirs au feu.
J'ai ÃĐtÃĐ trÃĻs-souffrant de mes oppressions la semaine passÃĐe. Nous
avons un hiver dÃĐtestable, non pas froid, mais pluvieux et venteux.
Jamais je n'en avais essuyÃĐ de pareil. Depuis une semaine, Ã peu prÃĻs,
en dÃĐpit de M. Mathieu (de la DrÃīme), nous avons de beaux jours et de
la chaleur qui me fait le plus grand bien, car mes poumons se portent
bien ou mal, selon le baromÃĻtre. Je me complais à lire les lettres
des ÃĐvÊques. Il y a peu de procureurs plus subtils que ces messieurs;
mais le plus fort est M. D..., qui fait dire au pape prÃĐcisÃĐment le
contraire de son encyclique, et il ne serait pas impossible qu'on
l'excommuniÃĒt à Rome. Peuvent-ils espÃĐrer qu'un miracle leur rende
les Marches, les LÃĐgations et le comtat d'Avignon? Le mal, c'est que
le monde est si bÊte, par le temps qui court, que, pour ÃĐchapper aux
jÃĐsuites, il faudra peut-Être se jeter dans les bras des bousingots.
Je ne sais rien de mes Åuvres, et, si vous en aviez appris quelque
chose, je vous serais obligÃĐ de m'en dire un mot. J'avais corrigÃĐ mes
ÃĐpreuves au _Journal des Savants_ et chez Michel LÃĐvy; je n'entends
parler ni de l'un ni de l'autre.
Le nombre d'Anglais devient tous les jour plus effrayant. On a bÃĒti
sur le bord de la mer un hÃītel à peu prÃĻs aussi grand que celui du
Louvre et qui est toujours plein. On ne peut plus se promener sans
rencontrer de jeunes miss en caraco Garibaldi avec des chapeaux Ã
plumes impossibles, faisant semblant de dessiner. Il y a des parties
de croquet et d'archery, oÃđ il vient cent vingt personnes. Je regrette
beaucoup le bon vieux temps oÃđ il n'y avait pas une ÃĒme. J'ai fait
la connaissance d'un goÃŦland apprivoisÃĐ Ã qui je donne du poisson.
Il l'attrape en l'air toujours la tÊte la premiÃĻre et en avale qui
sont plus gros que mon cou. Vous rappelez-vous une autruche que vous
avez failli ÃĐtrangler au Jardin des plantes (dans le temps oÃđ vous
l'embellissiez de votre prÃĐsence) avec un pain de seigle?
Adieu, chÃĻre amie; je pense revenir bientÃīt à Paris et vous retrouver
avec grand bonheur. Adieu encore. . . . . . . . .
CCLXXXV
Cannes, 14 avril 1865.
ChÃĻre amie, j'attendais pour vous ÃĐcrire que je fusse guÃĐri, ou du
moins un peu moins souffrant; mais, malgrÃĐ le beau temps, malgrÃĐ tous
les soins possibles, je suis toujours de mÊme, c'est à dire fort mal.
Je ne puis m'habituer à cette vie de souffrance, et je ne trouve en
moi ni courage ni rÃĐsignation. J'attends, pour revenir à Paris, que le
temps devienne un peu plus chaud, et probablement j'y serai le 1er mai.
Ici, depuis plus de quinze jours, nous avons le plus beau ciel du monde
et la mer à l'avenant; ce qui ne m'empÊche pas d'ÃĐtouffer, comme s'il
gelait encore. Que devenez-vous, ce printemps? vous retrouverai-je Ã
Paris, ou bien allez-vous à *** pourvoir pousser les premiÃĻres feuilles?
Voilà votre ami Paradol acadÃĐmicien par la volontÃĐ des burgraves, qui,
à cet effet, ont obligÃĐ le pauvre duc de Broglie à revenir à Paris
malgrÃĐ sa goutte et ses quatre-vingts ans. Ce sera une sÃĐance curieuse.
AmpÃĻre a fait une histoire de CÃĐsar trÃĻs-mauvaise, et en vers,
par-dessus le marchÃĐ; vous comprenez bien toutes les allusions que M.
Paradol trouvera à l'occasion de cette Åuvre, oubliÃĐe aujourd'hui de
tous, exceptÃĐ des burgraves. Jules Janin est restÃĐ Ã la porte, ainsi
que mon ami Autran, qui, ÃĐtant Marseillais, pour tout potage, a voulu
se faire clÃĐrical et a ÃĐtÃĐ abandonnÃĐ par ses amis religieux. Vous
aurez su peut-Être que M. William Brougham, frÃĻre de lord Brougham et
son successeur à la pairie, vient d'Être pris à peu prÃĻs la main dans
le sac dans une affaire d'escroquerie assez laide. Cela fait grand
scandale ici, parmi la colonie anglaise. Le vieux lord Brougham, fait
bonne contenance; il est, d'ailleurs, parfaitement ÃĐtranger à toute
cette vilenie.
Je lis, pour me faire prendre patience et m'endormir, un livre d'un M.
Charles Lambert, qui dÃĐmolit le saint roi David et la Bible. Cela me
semble trÃĻs-ingÃĐnieux et assez amusant. Les clÃĐricaux sont parvenus Ã
faire lire et à rendre populaires des livres sÃĐrieux et pÃĐdants oÃđ, il
y a quinze ans, personne n'aurait voulu mettre le nez. Renan est allÃĐ
en Palestine pour faire de nouvelles ÃĐtudes de paysage. Peyrat et ce
Charles Lambert font des livres plus ÃĐrudits et plus sÃĐrieux, qui se
vendent comme du pain, Ã ce que dit mon libraire.
Adieu, chÃĻre amie. . . . . . . . .
CCLXXXVI
Paris, 5 juillet 1865.
ChÃĻre amie, je commençais à craindre que vous n'eussiez ÃĐtÃĐ foudroyÃĐe
comme madame Arbuthnot, ou que vous n'eussiez ÃĐtÃĐ mangÃĐe par quelque
ours. Je vous croyais certainement au fin fond du Tyrol, lorsque j'ai
reçu votre lettre de ***. Selon moi, il vaut mieux voyager par les
longs jours qu'en automne; mais, enfin, rien ne vous empÊche de voir
Munich en septembre. Vous aurez soin seulement de vous pourvoir de
vÊtements trÃĻs-chauds, parce que le temps change trÃĻs-brusquement dans
cette grande, vilaine et trÃĻs-haute plaine de Munich. Rien de plus
facile que ce voyage. Vous pouvez y aller par Strasbourg ou, si vous
voulez, par BÃĒle. Je crois qu'Ã prÃĐsent on va en chemin de fer jusqu'Ã
Constance. Vous pouvez, en tout cas, y arriver en bateau à vapeur. De
Constance, vous vous embarquerez sur le lac pour Lindau: Lindau est
une fort jolie petite ville; et, de là à Kempten, c'est une suite de
dioramas admirables. Vous pouvez prendre le chemin de fer pour aller
droit à Munich, ou bien vous arrÊter en route entre Lindau et Kempten.
De Kempten à Munich, il n'y a qu'une plaine fort laide. Vous irez Ã
l'hÃītel de _BaviÃĻre_ et non chez Maullich, oÃđ on m'a volÃĐ mes bottes.
Un valet de place ou le Guide des ÃĐtrangers vous fera voir tout ce
qu'il y a de digne d'attention. Les peintures du palais, d'aprÃĻs les
Niebelungen, sont assez intÃĐressantes; mais il faut des permissions
particuliÃĻres. Tout le reste est ouvert à tout le monde. Vous
regarderez, pour m'en rendre compte, les nouvelles propylÃĐes de feu mon
ami Klenze. Vous regarderez, dans le musÃĐe des antiques, le fronton du
temple d'Ãgine et le groupe de marbre dont je vous ai parlÃĐ. Les vases
grecs sont trÃĻs-curieux, les tableaux de la PinacothÃĻque ÃĐgalement. Les
fresques de CornÃĐlius et autres faux originaux vous feront lever les
ÃĐpaules. Allez boire de la biÃĻre dans les jardins publics, oÃđ, pour
quelques sous, vous entendrez de bonne musique. Vous ferez bien d'aller
faire des courses dans le Tyrol bavarois, Ã Tegernsee, etc., si vous
avez le temps. En allant à Salzbourg (ce dont je vous fÃĐlicite), vous
irez voir, si cela vous convient, la mine de sel de Hallein. Il n'y a
rien à voir à Innsbruck que le paysage et les statues de bronze de la
cathÃĐdrale. Dans tous ces pays-là , vous pouvez vous arrÊter dans les
plus petits villages, sÃŧre d'y trouver un lit et un dÃŪner tolÃĐrable. Je
voudrais partager ce plaisir avec vous.
Nous avons ici des histoires toutes plus scandaleuses les unes que les
autres. . . . . . . .
Tout cela est fort ÃĐdifiant et fait craindre que la fin du monde ne
soit proche. Achetez-vous des bas verts à Salzbourg ou à Innsbruck, si
vous en trouvez qui vous aillent. Les jambes bavaroises sont grosses
comme mon corps. Adieu, chÃĻre amie; prenez bien soin de vous et
amusez-vous. N'oubliez pas de me donner de vos nouvelles. . .
. . . . . . . . . . . .
CCLXXXVII
Londres, _British Museum_, 23 aoÃŧt 1865.
ChÃĻre amie, votre lettre m'arrive aprÃĻs avoir attendu trÃĻs-longtemps Ã
Paris, lorsque vous ÃĐtiez au fond du Tyrol. Il y a environ six semaines
que je suis ici. J'ai eu quelques jours de la saison, quelques dÃŪners
terribles et deux ou trois des derniers routs. Il m'a semblÃĐ que
lord Palmerston vieillissait singuliÃĻrement, malgrÃĐ le succÃĻs de ses
ÃĐlections, et il me paraÃŪt plus que douteux qu'il soit en ÃĐtat de faire
la prochaine campagne. Ã sa retraite, il y aura sans doute une belle
crise. Je viens de passer trois jours chez son successeur probable,
M. Gladstone; ce qui m'a non amusÃĐ, mais intÃĐressÃĐ, car j'ai toujours
du plaisir à observer les variÃĐtÃĐs de la nature humaine. Ici, elles
sont si diffÃĐrentes des nÃītres, qu'on ne s'explique pas comment, Ã dix
heures de distance, les bipÃĻdes sans plumes sont si peu semblables
à ceux de Paris. M. Gladstone m'a paru, sous quelques aspects, un
homme de gÃĐnie, sous d'autres un enfant. Il y a en lui de l'enfant,
de l'homme d'Ãtat et du fou. Il y avait chez lui cinq ou six curÃĐs
ou _deans_, et, tous les matins, les hÃītes du chÃĒteau se rÃĐgalaient
d'une petite priÃĻre en commun. Je n'ai pas assistÃĐ Ã un dimanche;
ce doit Être quelque chose de curieux. Ce qui m'a paru prÃĐfÃĐrable Ã
tout a ÃĐtÃĐ une sorte de petit pain mal cuit qu'on tire du four au
moment de dÃĐjeuner et qu'on a beaucoup de peine à digÃĐrer de toute la
journÃĐe. Ajoutez à cela le _civrn_ dur, c'est-à -dire l'ale du pays de
Galles, qui est cÃĐlÃĻbre. Vous avez su sans doute qu'on ne porte plus
à prÃĐsent que des cheveux roux. Il paraÃŪt que rien n'est plus facile
en ce pays, et je doute qu'on les teigne. Il n'y a plus personne ici
depuis un mois. Pas un seul cheval dans le _Rotten row_; mais j'aime
assez une grande ville dans cet ÃĐtat de mort. J'en profite pour voir
les lions. Hier, je suis allÃĐ au Palais de cristal et j'ai passÃĐ une
heure à regarder un chimpanzÃĐ presque aussi grand qu'un enfant de dix
ans et si semblable par ses actions à un enfant, que je me suis senti
humiliÃĐ de la parentÃĐ incontestable. Entre autres singularitÃĐs, j'ai
remarquÃĐ le _calcul_ de l'animal à mettre en mouvement une balançoire
assez lourde, et à ne sauter dessus que lorsqu'elle avait atteint son
maximum de mouvement. Je ne sais pas si tous les enfants auraient eu
autant le gÃĐnie de l'observation. J'ai fait ici une grande tartine sur
l'_Histoire de CÃĐsar_, dont je ne suis pas trop mÃĐcontent: il y a Ã
boire et à manger, comme on dit en style acadÃĐmique, et, la semaine
prochaine, je reviens à Paris pour la lire au _Journal des Savants._
Il ne serait pas impossible que je vous y retrouvasse; je commence
à avoir assez de Londres. Un instant, j'ai eu l'idÃĐe de faire une
excursion en Ãcosse; mais j'y serais tombÃĐ au milieu des chasseurs,
race que j'abhorre. Un journal a mis dans les dÃĐpÊches tÃĐlÃĐgraphiques
que Ponsard ÃĐtait mourant. Depuis, je n'en ai plus entendu parler, et
mes lettres, mÊme acadÃĐmiques, n'en disent rien. J'y prends un grand
intÃĐrÊt. Peut-Être, au reste, n'est-ce là qu'un faux bruit. Adieu,
chÃĻre amie; donnez-moi de vos nouvelles à Paris, oÃđ je serai bientÃīt,
et tenez-moi au courant de vos mouvements. Revenez du Tyrol avec des
bas verts, je vous en prie; mais je vous dÃĐfie de rapporter des jambes
de la taille de celle des montagnardes.
CCLXXXVIII
Paris, 12 septembre 1865, au soir.
ChÃĻre amie, je suis ici depuis quelques jours. J'ai passÃĐ par Boulogne,
et, pendant qu'on nous amarrait au quai, il y avait une telle foule,
que je me demandais ce que l'arrivÃĐe d'un bateau à vapeur pouvait avoir
de si intÃĐressant. Il faudrait prÃĐvenir les Anglaises quelles font une
grande exhibition de jambes et mÃīme mieux en bordant le quai lorsque la
mer est basse. Ma pudeur a souffert.
Paris est plus vide que jamais cette annÃĐe. Il me plaÃŪt assez pourtant
en cet ÃĐtat. Je me lÃĻve et me couche tard, je lis beaucoup et ne sors
guÃĻre de ma robe de chambre; j'en ai une japonaise, Ã ramages sur un
fond jaune-jonquille plus brillant que la lumiÃĻre ÃĐlectrique.
J'ai passÃĐ mon temps sans trop m'ennuyer en Angleterre. Outre quelques
courses assez agrÃĐables, j'ai fait, pour le _Journal des Savants_, cet
article sur la _Vie de Jules CÃĐsar_ dont je vous ai parlÃĐ dÃĐjà . Comme
c'est la compagnie en corps qui m'avait imposÃĐ la tÃĒche, il a fallu
s'exÃĐcuter. Vous savez tout le bien que je pense de l'auteur et mÊme de
son livre; mais vous comprenez les difficultÃĐs de la chose, pour qui ne
voudrait pas passer pour courtisan, ni dire des choses inconvenantes.
J'espÃĻre m'Être tirÃĐ d'affaire assez bien. J'ai pris pour texte que la
RÃĐpublique avait fait son temps et que le peuple romain s'en allait Ã
tous les diables si CÃĐsar ne l'eÃŧt tirÃĐ d'affaire. Comme la thÃĻse est
vraie et facile à soutenir, j'ai ÃĐcrit des variations sur cet air. Je
vous en garderai une ÃĐpreuve. Les mÅurs sont toujours en progrÃĻs. Un
fils du prince de C... vient de mourir à Rome. Il avait un frÃĻre et
des sÅurs pas riches. Lui ÃĐtait ecclÃĐsiastique, monsignor, et avait
deux cent mille livres de rente. Il a laissÃĐ le tout à un petit abbÃĐ
de secrÃĐtaire qu'il avait... C'est absolument comme si NicomÃĻde avait
lÃĐguÃĐ son royaume à CÃĐsar. Je gage que vous ne comprenez pas du tout.
Moi aussi, j'avais envie de faire un voyage en Allemagne et je vous
aurais peut-Être surprise à Munich, mais mon voyage a manquÃĐ. J'allais
voir mon ami Kaullo, cet aimable juif dont je vous ai parlÃĐ plus d'une
fois. Or, il vient lui-mÊme en France et je renonce à l'Allemagne. L'un
de mes amis qui revient de Suisse ne se loue pas du temps qu'il fait;
cela diminue mes regrets.
Il m'a semblÃĐ que Boulogne s'embellit beaucoup, tant dans ses maisons
que dans ses habitants. J'y ai vu des pÊcheuses coquettement habillÃĐes
et des maisons neuves trÃĻs-jolies; mais quelles Anglaises et quels
chapeaux _pork pies!_ Hier, je suis allÃĐ chez la princesse Murat, qui
est à peu prÃĻs remise de sa terrible chute. Il ne lui reste plus qu'un
Åil un peu cernÃĐ de noir et une pommette de joue un peu rouge. Elle a
racontÃĐ son accident trÃĻs-bien. Elle a perdu tout souvenir de sa chute
et de ce qui s'en est suivi pendant trois ou quatre heures. Elle a vu
son cocher, qui ÃĐtait un colonel suisse, lancÃĐ en l'air, trÃĻs haut
au-dessus de sa tÊte; puis, quatre heures aprÃĻs, elle s'est retrouvÃĐe
dans son lit avec la tÊte grosse comme un potiron. Dans l'intervalle,
elle a marchÃĐ et parlÃĐ, mais elle ne se souvient de rien. J'espÃĻre,
et il est probable, que, dans les moments qui prÃĐcÃĻdent la mort, il y
a aussi perte de conscience. J'ai trouvÃĐ la comtesse de Montijo bien
remise de ses deux opÃĐrations. Elle se loue extrÊmement de Liebreich,
son oculiste, qui paraÃŪt Être un grand homme. TÃĒchez de n'en avoir
jamais besoin.
Adieu, chÃĻre amie; je vais passer trois jours à Trouville, au
commencement de la semaine prochaine; puis je resterai ici jusqu'Ã ce
que l'hiver vienne m'en chasser. Tenez-moi au courant de vos faits et
gestes, et de vos projets.
CCLXXXIX
Paris, 13 octobre 1865.
ChÃĻre amie, j'ai trouvÃĐ votre lettre hier, en arrivant de Biarritz,
d'oÃđ Leurs MajestÃĐs m'ont ramenÃĐ en assez bon ÃĐtat de conservation.
Cependant, le premier _welcome_ de mon pays natal n'a pas ÃĐtÃĐ fort
aimable. J'ai eu cette nuit une crise d'ÃĐtouffements, des plus longues
que j'eusse essuyÃĐes depuis longtemps. C'est, je pense, le changement
d'air, peut Être l'effet des secousses des treize ou quatorze heures de
chemin de fer trÃĻs-secouant. Il me semblait Être dans un van. Ce matin,
je suis mieux. Je n'ai encore vu personne, et je ne crois pas qu'il y
ait personne encore à Paris. J'ai trouvÃĐ des lettres lamentables de
gens qui ne me parlent que du cholÃĐra, etc., qui m'engagent à fuir
Paris. Ici, personne n'y pense, Ã ce qu'on me dit, et, de fait, je
crois que, sauf quelques ivrognes, il n'y a pas eu de malades sÃĐrieux.
Si le cholÃĐra eÃŧt commencÃĐ par Paris, probablement on n'y aurait pas
fait attention. Il a fallu la couardise des Marseillais pour nous en
avertir. Je vous ai fait part de ma thÃĐorie au sujet du cholÃĐra: on
n'en meurt que lorsqu'on le veut bien, et il est si poli, qu'il ne
vient jamais vous visiter qu'en se faisant prÃĐcÃĐder par sa carte de
visite, comme font les Chinois.
J'ai passÃĐ le temps le mieux du monde à Biarritz. Nous avons eu la
visite du roi et de la reine de Portugal. Le roi est un ÃĐtudiant
allemand trÃĻs-timide. La reine est charmante. Elle ressemble beaucoup
à la princesse Clotilde, mais en beau; c'est une ÃĐdition corrigÃĐe.
Elle a le teint d'un blanc et d'un rose rares, mÊme en Angleterre. Il
est vrai qu'elle a les cheveux rouges, mais du rouge trÃĻs-foncÃĐ Ã la
mode à prÃĐsent. Elle est fort avenante et polie. Ils avaient avec eux
un certain nombre de caricatures mÃĒles et femelles, qui semblaient
ramassÃĐes exprÃĻs dans quelque magasin rococo. Le ministre de Portugal,
mon ami, a pris la reine à part, et lui a appris sur mon fait une
petite tirade que Sa MajestÃĐ m'a aussitÃīt rÃĐpÃĐtÃĐe avec beaucoup de
grÃĒce. L'empereur m'a prÃĐsentÃĐ au roi, qui m'a donnÃĐ la main et m'a
regardÃĐ avec deux gros yeux ronds ÃĐbahis, qui ont failli me faire
manquer à tous mes devoirs. Un autre personnage, M. de Bismark, m'a plu
davantage. C'est un grand Allemand, trÃĻs-poli, qui n'est point naÃŊf.
Il a l'air absolument dÃĐpourvu de _gemÞth_, mais plein d'esprit. Il a
fait ma conquÊte. Il avait amenÃĐ une femme qui a les plus grands pieds
d'outre-Rhin et une fille qui marche dans les traces de sa mÃĻre. Je ne
vous parle pas de l'infant don Enrique ni du duc de Mecklembourg, je ne
sais quoi. Le parti lÃĐgitimiste est dans tous ses ÃĐtats depuis la mort
du gÃĐnÃĐral LamoriciÃĻre. J'ai rencontrÃĐ aujourd'hui un orlÃĐaniste de la
vieille roche, pour le moins aussi dÃĐsolÃĐ. Comme on devient grand homme
à peu de frais, à prÃĐsent! Veuillez me dire ce que je puis lire des
belles choses faites depuis que j'ai cessÃĐ de vivre parmi le peuple le
plus spirituel de l'univers. Je voudrais bien vous voir. Adieu; je vais
me soigner jusqu'à ce que les fÊtes de CompiÃĻgne me rendent malade.
CCXC
Paris, 8 novembre 1865.
ChÃĻre amie, j'ai tardÃĐ Ã vous ÃĐcrire parce que j'ÃĐtais comme l'oiseau
sur la branche, mais pourtant attachÃĐ par la patte. En prenant congÃĐ
de mon hÃītesse de Biarritz, j'aurais voulu aller dans mon hivernage
ordinaire prÃĐvenir les premiÃĻres atteintes du froid; mais on m'a priÃĐ
de rester pour la premiÃĻre sÃĐrie de CompiÃĻgne, et la demande ÃĐtait
faite avec tant de bonne grÃĒce, qu'il n'y avait pas moyen de refuser.
Puis sont venues les questions cholÃĐriques: ira-t-on, n'ira-t-on pas
à CompiÃĻgne? Hier seulement, elles ont ÃĐtÃĐ rÃĐsolues. On y va, et je
pars le 14 pour revenir le 20. Maintenant, dites-moi si, entre le 14 et
aprÃĻs le 20, il y a quelque chance de vous voir.
Je suis revenu de Biarritz en trÃĻs-bon ÃĐtat de conservation; mais,
au bout de trois jours, j'ai senti toutes les rigueurs du changement
de climat. Le fait est que j'ai ÃĐtÃĐ presque toujours trÃĻs-souffrant,
non pas du cholÃĐra, mais de mon mal ordinaire, le non respirer, dont
Dieu vous prÃĐserve! Depuis quelques jours, je suis bien mieux. Je
pense que CompiÃĻgne me fera beaucoup de mal, mais je prendrai mon vol
pour le Midi et je compte sur le soleil pour passer l'hiver, que les
successeurs de M. Mathieu (de la DrÃīme) nous annoncent comme trÃĻs-rude.
Je suppose que vous vous figurez Être dans un doux climat aux bords de
la Loire. J'espÃĻre, au moins, que vous n'avez ni rhume ni rhumatisme.
Que je voudrais pouvoir en dire autant!
Vous n'imaginez pas les cancans du mariage de la princesse Anna, ni
la colÃĻre et la rage comique du faubourg Saint-Germain. Il n'y a pas
de famille ayant une fille qui ne comptÃĒt sur le duc de Mouchy. La
grande question qu'on se fait est celle-ci: ÂŦS'ils font des visites,
mettrons-nous des cartes chez eux?Âŧ D'un autre cÃītÃĐ, il y a en ce
moment une demoiselle à marier avec quelques millions dans la poche et
une cinquantaine d'autres aprÃĻs. C'est une trÃĻs-jolie personne, un peu
mystÃĐrieuse, fille de M. Heine, qui est mort cette annÃĐe, adoptive,
s'entend, et dont personne au monde ne sait l'origine.Mais, moyennant
les millions, les plus beaux noms de France, d'Allemagne et d'Italie
sont prÊts à toutes les platitudes. Ces sortes d'enfants adoptifs sont
trÃĻs-agrÃĐables à la dÃĐesse Fortune. Les Grecs aujourd'hui les appellent
ÏÏ
ÏÎŋÏÎąÎđÎīÎđÎą, enfants de l'ÃĒme; n'est-ce pas un joli nom?
Avez-vous lu les _Chansons des rues et des bois_, de Victor Hugo? Je
pense qu'Ã *** on peut les lire. Pourriez-vous me dire si vous trouvez
qu'il y a une trÃĻs-grande diffÃĐrence entre ses vers d'autrefois et ceux
d'aujourd'hui? Est-il devenu subitement fou, ou l'a-t-il toujours ÃĐtÃĐ?
Quant à moi; je penche pour le dernier.
Il n'y a plus qu'un homme de gÃĐnie à prÃĐsent: c'est M. Ponson du
Terrail. Avez-vous lu quelqu'un de ses feuilletons? Personne ne manie
comme lui le crime et l'assassinat; j'en fais mes dÃĐlices. Si vous
ÃĐtiez ici, j'essayerais d'ÃĐbranler votre orthodoxie en vous faisant
lire un livre assez curieux sur MoÃŊse, David et saint Paul. Ce ne sont
pas des idylles comme en fait Renan, mais des dissertations un peu
trop lardÃĐes de grec et mÊme d'hÃĐbreu; mais cela vaut la peine d'Être
lu; et, recourant au texte, l'histoire de ce Yankee qui, voulant faire
un roman, a fait une religion, et une religion assez florissante,
n'est qu'un rÃĐchauffÃĐ. Rien de plus ordinaire que de pÊcher une
carpe quand on croit pÊcher aux goujons. Mais vous n'aimez pas ces
conversations-là , et vous avez raison; l'on a autre chose à vous dire.
Adieu, chÃĻre amie; j'ai bien envie de vous revoir en personne vivante.
CCXCI
Cannes, 2 janvier 1866.
ChÃĻre amie, je ne savais oÃđ vous ÃĐcrire, voilà pourquoi je ne vous
ai pas ÃĐcrit. Vous menez une vie si vagabonde, qu'on ne sait oÃđ vous
prendre. J'ai bien regrettÃĐ de ne pas vous attraper entre Paris et ***,
qui sont vos deux antres ordinaires, Vous avez pris l'habitude de vous
_subalterniser_, comme disaient les saint-simoniens dans ma jeunesse.
Vous Êtes tantÃīt la victime des veaux marins de ***, tantÃīt et plus
souvent la victime de cette enfant que vous aimez, en sorte qu'il
n'y a plus moyen de vous avoir comme dans le bon temps d'autrefois,
oÃđ l'on ÃĐtait si heureux de se promener en votre compagnie. Vous en
souvenez-vous?
Je suis venu ici en assez mauvais ÃĐtat de santÃĐ, aprÃĻs une semaine
passÃĐe à CompiÃĻgne en pantalon collant, avec toute la rÃĐsignation
possible. On a essayÃĐ de me retenir avec la piÃĻce de M. de Massa,
mais j'ai rÃĐsistÃĐ hÃĐroÃŊquement, et me suis envolÃĐ ici, oÃđ le soleil a
produit son effet ordinaire. Sur trois jours, j'en ai deux de bons;
le troisiÃĻme mÊme n'est pas trÃĻs-mauvais, et c'est un ÃĐtouffement
doucereux qui n'est pas comparable à la sensation d'ÃĐtranglement que
me donne un hiver de Paris. Comment se peut-il qu'ÃĐtant de l'humeur
voyageuse que vous avez, de plus, ayant charge d'ÃĒmes, vous ne passiez
pas vos hivers à Pise ou dans un endroit quelconque oÃđ se voit le
grand arbitre des santÃĐs humaines, monseigneur le soleil? Je crois que
sans lui je serais depuis bien longtemps à quelques pieds sous terre.
Tous mes contemporains s'empressent de me prÃĐcÃĐder. L'annÃĐe passÃĐe a
ÃĐtÃĐ rude pour un petit cercle de camarades. Il y a quelques annÃĐes,
nous dÃŪnions ensemble une fois par mois: je crois Être à prÃĐsent le
seul survivant. C'est là le grave reproche que j'adresse au Grand
MÃĐcanicien. Pourquoi les hommes ne tombent-ils pas tous comme les
feuilles en une saison? Votre pÃĻre Hyacinthe ne manquera pas là -dessus
de me dire des bÊtises: ÂŦO homme, qu'est-ce que dix ans, un siÃĻcle!
etc.Âŧ Qu'est-ce qu'est pour moi l'ÃĐternitÃĐ? Ce qui est important pour
moi, c'est un petit nombre de jours. Pourquoi me les donne-t-on si
amers?
Il n'y a cette annÃĐe à Cannes que le quart des ÃĐtrangers qui y viennent
ordinairement. Histoire d'un Parisien qui y a mangÃĐ trois homards et
qui en est mort du cholÃĐra. Le pays a ÃĐtÃĐ mis aussitÃīt en suspicion,
et les maires de Nice et de Cannes ont eu la mauvaise idÃĐe de faire
dÃĐmentir dans les journaux l'apparition du cholÃĐra, si bien que tout
le monde y a cru. Quelques-uns de mes amis ont ÃĐtÃĐ aussi hÃĐroÃŊques
que moi, et nous faisons une petite colonie qui se passe assez bien
de la foule. Je crains d'Être obligÃĐ de retourner à Paris peu aprÃĻs
l'ouverture de la Chambre, pour foudroyer de mon ÃĐloquence la loi des
serinettes, dont je suis le rapporteur. J'ai ÃĐcrit à M. Rouher pour
lui offrir la paix et lui donner les moyens de se soustraire à mon
ÃĐloquence. L'acceptera-t-il? S'il avait la tÃĐmÃĐritÃĐ de vouloir la
guerre, attendez-vous à me voir à la fin de janvier, et gardez-moi un
bel accueil du jour de l'an. Dans le cas oÃđ les choses tourneraient Ã
la paix, c'est en fÃĐvrier que je vous demanderais cela. Adieu, chÃĻre
amie; en attendant, je vous envoie tous mes souhaits et tous les plus
tendres.
CCXCII
Cannes, 20 fÃĐvrier 1866.
ChÃĻre amie, vous m'accusez de paresse, vous qui en Êtes le vrai modÃĻle!
Vous qui vivez à Paris et qui parlez des choses avec les honnÊtes gens,
vous devriez me tenir au courant de ce qui se passe et se dit dans
la grande ville; vous n'en contez jamais assez. Est-il vrai que la
crinoline est proscrite à prÃĐsent, et qu'entre la robe et la peau il
n'y a plus que la chemise? S'il en est ainsi, vous reconnaÃŪtrai-je en
arrivant à Paris? Je me souviens d'un vieillard qui me disait, lorsque
j'ÃĐtais jeune, qu'en entrant dans un salon oÃđ il trouvait des femmes
sans paniers et sans poudre, il croyait voir des femmes de chambre
assemblÃĐes en l'absence de leurs maÃŪtresses. Je ne suis plus sÃŧr qu'on
puisse Être femme sans crinoline.
J'ai laissÃĐ voter l'adresse sans moi, et elle n'y a pas perdu; mais je
vais Être obligÃĐ de revenir bientÃīt à cause des serinettes[1]. Cela
n'est pas fini, et il faudra que je dÃĐploie mon ÃĐloquence une seconde
fois; cela me contrarie fort. MalgrÃĐ le plus beau temps du monde, j'ai
trouvÃĐ moyen de m'enrhumer, et je suis toujours sÃĐrieusement malade
quand je suis enrhumÃĐ. Respirant mal habituellement, je ne respire plus
du tout. Ã cela prÃĻs, je suis mieux que l'annÃĐe derniÃĻre. Il est vrai
que je ne fais absolument rien, ce qui est un grand point pour se bien
porter. J'avais emportÃĐ de l'ouvrage, et je ne l'ai mÊme pas dÃĐballÃĐ.
Vous ne me dites rien de la piÃĻce de Ponsard[2]. Il a conservÃĐ la
tradition du vers cornÃĐlien, un peu emphatique, mais grand, sonore
et honnÊte. J'imagine que les gens du monde admirent cela comme
ils admirent la science de M. Babinet et les sermons de l'abbÃĐ
Lacordaire, achetant chat en poche, du moment qu'on leur a persuadÃĐ
que c'ÃĐtait comme il faut. Je crains que des gens en culotte de peau,
avec des oreilles de chien, et parlant en vers, ne me semblent bien
extraordinaires.
Je viens de lire un petit livre sur les religions de l'Asie, de mon
ami M. de Gobineau, qui m'a fort intÃĐressÃĐ. Vous en jugerez à mon
retour, si mieux n'aimez le lire auparavant. Cela est trÃĻs-curieux et
trÃĻs-ÃĐtrange. Il s'ensuit qu'en Perse on n'est plus guÃĻre musulman;
qu'il s'y fait des religions nouvelles, et, comme partout, des
rÃĐchauffÃĐs de superstitions antiques qu'on croyait mortes mille fois
et qui reparaissent tout d'un coup. Vous vous intÃĐresserez beaucoup
à une sorte de prophÃĐtesse qu'on a brÃŧlÃĐe il y a quelques annÃĐes,
trÃĻs-jolie et trÃĻs-ÃĐloquente. Monseigneur l'ÃĐvÊque d'OrlÃĐans a
passÃĐ par ici l'autre jour et est venu voir M. Cousin, Ã qui il a
demandÃĐ sa voix pour M. de Champagny. Je croyais que mon prÃĐsident
Troplong essayerait de succÃĐder à M. Dupin; mais il a peur, à ce
qu'il paraÃŪt, de nos burgraves, qui, en effet, seraient charmÃĐs de
lui jouer un mauvais tour. On me parle de Henri Martin et d'AmÃĐdÃĐe
Thierry, tous gens propres à faire l'ÃĐloge de M. Dupin comme moi Ã
jouer de la contre-basse. Si je suis à Paris, je voterai comme vous me
conseillerez. Je pense Être à Paris au commencement du mois prochain.
Ce qui se dit et se fait en ce moment me paraÃŪt plus bÊte de jour en
jour. Nous sommes plus absurdes qu'on ne l'ÃĐtait au moyen ÃĒge.
Adieu, chÃĻre amie.
[1] Rapport qu'il ÃĐtait chargÃĐ de faire sur la propriÃĐtÃĐ musicale au
SÃĐnat.
[2] _Le Lion amoureux._
CCXCIII
Paris, 9 avril 1866.
ChÃĻre amie, n'est-ce pas une fatalitÃĐ, que vous partiez quand j'arrive!
Heureusement que vous reviendrez bientÃīt. Je suis ici depuis samedi
soir, trÃĻs-souffrant. Je suis parti ne respirant guÃĻre, et la route
m'a rendu encore plus poussif. Hier soir, nous avons eu un terrible
orage qui, j'espÃĻre, me remettra un peu. Je frÃĐmis à ce que vous dites
de cette humide ville de *** et à l'idÃĐe de ces corridors glacÃĐs dont
vous faites une si lugubre peinture. TÃĒchez de vous couvrir de toutes
vos fourrures et de quitter le coin du feu le plus rarement possible
et seulement les jours de soleil. Je suis devenu tellement frileux, ou
plutÃīt le froid me fait tant de mal, que je ne me figure plus l'enfer
que comme le compartiment des _bolge_ du Dante. Heureusement, me
dit-on, qu'on ne porte plus de crinoline, ce qui met vos jambes et le
reste un peu à l'abri. Hier, je suis sorti pendant une heure, et j'ai
vu une femme sans crinoline, mais avec des jupes si extraordinaires,
que j'en ai ÃĐtÃĐ horrifiÃĐ. Il m'a semblÃĐ que c'ÃĐtait un jupon de carton
à falbalas sous une robe relevÃĐe. Cela faisait beaucoup de bruit sur
l'asphalte.
Il est dans vos habitudes de faire le contraire de ce que fait
le commun des mortels, et, comme la campagne va bientÃīt Être
trÃĻs-agrÃĐable, je prÃĐsume que vous allez revenir à Paris. Ayez donc la
bontÃĐ de me prÃĐvenir de vos mouvements.
Je me tÃĒte et me demande si j'irai jeudi à l'AcadÃĐmie, aider ou
plutÃīt nuire à la façon d'un immortel. Entre M. Henri Martin et M.
Cuvillier-Fleury et M. de Champagny, on ne sait trop que faire.
Cependant, le dernier est un peu trop clÃĐrical pour moi, et je lui
en veux, de plus, pour avoir ÃĐcrit sur l'histoire romaine, en style
de feuilleton. Il paraÃŪt que c'est M. Guizot qui rÃĻgne. Il veut nous
faire avaler tout le _Journal des DÃĐbats_: M. Paradol, aprÃĻs MM. de
Sacy et Saint-Marc. Au moins ont-ils de l'esprit, et beaucoup d'esprit.
Avez-vous lu quelque chose de M. Cuvillier-Fleury? Si oui, donnez-m'en
votre avis. Si vous m'offriez une rÃĐcompense honnÊte, d'ailleurs, je
voterais pour qui vous l'ordonneriez.
Les romans anglais commencent à m'ennuyer mortellement, je parle des
modernes. C'ÃĐtait notre grande ressource à Cannes, oÃđ M. Murray,
le grand libraire, en envoie des caisses deux fois par semaine.
Connaissez-vous quelque chose qui puisse tenir compagnie à un pauvre
diable qui n'ose mettre le nez dehors aprÃĻs le soleil couchÃĐ? Adieu,
chÃĻre amie; pensez un peu à moi et donnez-moi de vos nouvelles.
CCXCIV
Paris, 24 juin 1866.
Que devenez-vous? Il paraÃŪt que le cholÃĐra est trÃĻs-fort à Amiens.
Je ne sais ce qu'on nous rÃĐserve au Luxembourg, et peut-Être le
sÃĐnatus-consulte dont on nous menace m'obligera-t-il de rentrer ici
jusqu'au milieu du mois. J'ai achetÃĐ, pour me consoler, les vingt-sept
volumes des _MÃĐmoires du XVIIIe siÃĻcle_, que je vais faire relier. Y
a-t-il dans tout cela quelque chose qui vous plaise? Votre Klincksieck
n'a rien de ce qu'on lui demande. Je vais aller chez Vieweg, qui aura
peut-Être mon affaire. Malheureusement, l'ÃĐdition des _MÃĐmoires de F.
Auguste_, qui a paru à Leipzig, est entre les mains de M. de Bismark.
J'ai reçu avec surprise le livre que vous m'avez renvoyÃĐ. Je craignais
que vous ne le missiez avec ceux que vous m'avez dÃĐjà enlevÃĐs. Quand
viendrez-vous en choisir un autre? MalgrÃĐ la chaleur, je suis assez
souffrant.
Vous me demandiez l'autre jour d'oÃđ me venaient mes connaissances dans
le dialecte des bohÃĐmiens. J'avais tant de choses à vous dire, que j'ai
oubliÃĐ de vous rÃĐpondre. Cela me vient de M. Borrow; son livre est un
des plus curieux que j'aie lus. Ce qu'il raconte des bohÃĐmiens est
parfaitement vrai, et ses observations personnelles sont tout à fait
d'accord avec les miennes, exceptÃĐ sur un seul point. En sa qualitÃĐ
de _clergyman_, il a fort bien pu se tromper là oÃđ, en ma qualitÃĐ de
Français et de laÃŊque, je pouvais faire des expÃĐriences concluantes. Ce
qui est trÃĻs-singulier, c'est que cet homme, qui a le don des langues
au point de parler le dialecte des Cali, ait assez peu de perspicacitÃĐ
grammaticale pour ne pas voir, au premier abord, qu'il est restÃĐ dans
ce dialecte beaucoup de mots ÃĐtrangers à l'espagnol. Lui, prÃĐtend que
les racines seules des mots sanscrits se sont conservÃĐes. . . . . .
. . . . . . . . . . . .
J'aime bien l'odeur de cette essence, moins cependant depuis que je
sais que cet ami qui vous l'a donnÃĐe vous voit si souvent.
CCXCV
Palais de Saint-Cloud, 20 aoÃŧt 1866.
ChÃĻre amie, j'ai reçu votre lettre hier au soir. Merci de vos
compliments[1]. La chose m'a autant ÃĐtonnÃĐ que vous. Je me dis, comme
le Cocu imaginaire:
/$
. . . . . La jambe en devient-elle
Plus tortue, aprÃĻs tout, ou la taille moins belle?
$/
Je vous demande bien pardon de citer des vers d'une piÃĻce que vous
n'aurez pas lue, Ã cause de son titre.
Vous prenez un singulier chemin pour aller chez votre ami du pays des
veaux marins; mais, si vous pouvez avoir un peu de soleil, vous aurez
beaucoup de plaisir à voir les bords de la Loire. C'est ce qu'il y a de
plus français en France et ce qui ne se voit nulle part ailleurs. Je
vous recommande surtout le chÃĒteau de Blois, que nous avons restaurÃĐ
trÃĻs-bien depuis peu d'annÃĐes. Inspectez de ma part la nouvelle ÃĐglise
de Tours restaurÃĐe. Elle est dans la rue Royale, Ã droite, en venant de
la gare; j'en ai oubliÃĐ le nom. Voyez encore à Tours une maison qu'on
appelle improprement la maison du bourreau et qu'on attribue à Tristan
l'Ermite, Ã cause d'une cordeliÃĻre sculptÃĐe, attribut d'une veuve, que
les ignares prennent pour une corde à pendre. Cela se trouve rue des
Trois-Pucelles, autre nom encore fort pÃĐnible.
Nous avons un temps dÃĐplorable. Hier, j'ai fait une longue promenade
en voiture, oÃđ nous a surpris un orage ÃĐpouvantable, qui m'a mouillÃĐ
jusqu'aux os et m'a enrhumÃĐ. L'eau s'ÃĐtait accumulÃĐe sur les coussins,
en sorte que nous ÃĐtions tous comme dans une baignoire. Je pense Être
à Paris vers les derniers jours de ce mois, pour de là repartir pour
Biarritz au commencement de septembre. Ne viendrez-vous pas en quittant
les bords de la Loire? . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
L'empereur est tout à fait remis et a repris son train de vie
ordinaire. Nous passons les journÃĐes assez bien, considÃĐrant le temps
horrible qu'il fait, sans aucune ÃĐtiquette. On dÃŪne en redingote, et
chacun fait à peu prÃĻs ce qu'il veut.
On m'a envoyÃĐ de Russie une ÃĐnorme histoire de Pierre le Grand, faite
avec quantitÃĐ de piÃĻces officielles inÃĐdites jusqu'Ã prÃĐsent. Je lis et
je peins quand on ne se promÃĻne pas et qu'on ne mange pas. Il me semble
que tout se dispose à la paix. Il est bien ÃĐvident que M. de Bismark
est un grand homme et qu'il est trop bien prÃĐparÃĐ pour qu'on se fÃĒche
contre lui. Nous aurons peut-Être des couleuvres à avaler, et nous les
digÃĐrerons jusqu'à ce que nous ayons des fusils à aiguille. Reste Ã
savoir ce que fera le parlement allemand et s'ils ne feront pas assez
de bÊtises pour perdre leurs avantages. Quant à l'Italie, il n'en est
pas question.
Adieu, chÃĻre amie.
[1] Sur sa nomination de grand-officier de la LÃĐgion d'honneur.
CCXCVI
Biarritz, 24 septembre.
Je souhaite que vous ayez meilleur temps que nous. Nous avons quatre
jours de pluie par semaine; les autres, il fait une chaleur ÃĐtouffante,
accompagnÃĐe d'un sirocco horrible. D'ailleurs, la mer est bien plus
belle ici qu'Ã Boulogne, et les figues et les ortolans aident Ã
soutenir le poids de la vie. J'ai fait, l'autre jour, une excursion
amusante dans les montagnes et l'on m'a montrÃĐ une des plus ÃĐtranges
grottes qui se puissent voir. On passe sous un grand pont naturel,
d'une seule arche, long comme le pont Royal; on a d'un cÃītÃĐ un mur de
rochers et de l'autre un tunnel naturel aussi et trÃĻs-long; car la
nature, qui est moins forte que les ingÃĐnieurs, a imaginÃĐ de faire son
pont en long, et le tunnel en est la continuation. Sous le tunnel, et
perpendiculairement au pont, coule un clair ruisseau; les proportions
de tout cela sont gigantesques. Il y fait trÃĻs-frais et l'on s'y sent
à mille lieues des humains. Je vous en montrerai un croquis fait Ã
cheval. Ce beau lieu, qui se nomme simplement Sagarramedo, est en
Espagne, et, s'il ÃĐtait aux environs de Paris, on le montrerait pour
cinquante centimes, et on ferait sa fortune. Dans une autre caverne,
à une lieue de là , mais en France, nous avons trouvÃĐ une vingtaine
de contrebandiers qui ont chantÃĐ des airs basques en chÅur avec
accompagnement de galoubet. C'est un petit flageolet aigre, qui a
quelque chose de trÃĻs-sauvage et de trÃĻs-agrÃĐable. La musique est
pleine de caractÃĻre, mais triste à porter le diable en terre, comme
toutes les musiques de montagnards. Quant aux paroles, je n'ai compris
que _Viva emperatriça!_ du dernier couplet. Nous ÃĐtions menÃĐs là par un
homme singulier, qui a gagnÃĐ une grande fortune dans la contrebande.
Il est le roi de ces montagnes, et tout le monde y est à ses ordres.
Rien n'ÃĐtait beau comme de le voir galoper au milieu des rochers sur
le flanc de notre colonne, qui avait bien de la peine à suivre les
sentiers frayÃĐs. Lui, franchissait tous les obstacles, criant à ses
hommes en basque, en français et en espagnol, et ne faisant jamais
un faux pas. L'impÃĐratrice l'avait chargÃĐ de veiller sur le prince
impÃĐrial, qu'il a fait passer, lui et son poney, par les chemins les
plus impossibles que vous puissiez imaginer, ayant autant de soin
de lui que d'un ballot de marchandises prohibÃĐes. Nous nous sommes
arrÊtÃĐs une heure dans sa maison à San, oÃđ nous avons ÃĐtÃĐ reçus par ses
filles, qui sont des personnes bien ÃĐlevÃĐes, bien mises, et nullement
provinciales, ne diffÃĐrant des Parisiennes que par la prononciation des
_r_, qui, pour les Basques, est toujours _rrrh._
Nous attendons la flotte cuirassÃĐe; mais la mer est si mauvaise, que,
si elle venait, nous ne pourrions communiquer avec elle. Il n'y a que
peu de monde à Biarritz, quelques toilettes ÃĐbouriffantes et peu de
jolis visages. Rien de plus laid que les baigneuses avec leur costume
noir et leur bonnet de toile cirÃĐe. On m'a prÃĐsentÃĐ au grand-duc
de Leuchtenberg, qui a fort bon air. J'ai dÃĐcouvert qu'il lisait
Schopenhauer, qu'il tenait pour la philosophie positive, et qu'il ÃĐtait
un peu socialiste.
Je pense Être à Paris dans les premiers jours d'octobre. N'y serez-vous
pas? Je voudrais bien vous voir avant mon hivernage. J'engraisse d'une
façon scandaleuse, et je respire beaucoup mieux qu'à Paris.
Adieu, chÃĻre amie; j'ai ÃĐcrit une petite drÃīlerie qui pourra vous
amuser, si vous daignez l'ouÃŊr.
CCXCVII
Paris, 5 novembre 1866.
Nous serons donc comme Castor et Pollux, qui ne peuvent apparaÃŪtre sur
le mÊme horizon! Je suis revenu il y a peu de jours. J'ai fait une
course à la poste de Paris, et je reviens faire ma malle pour partir:
j'en ai grand besoin, car les premiÃĻres atteintes du froid se font
trÃĻs-dÃĐsagrÃĐablement sentir, et je commence à tousser et à ÃĐtouffer.
Outre le plaisir que j'aurais eu à vous voir, je m'en promettais Ã
vous lire quelque chose de moi, traduit du russe. Ãtant à Biarritz, on
disputa, un jour, sur les situations difficiles oÃđ on peut se trouver,
comme par exemple Rodrigue entre son papa et ChimÃĻne, mademoiselle
Camille entre son frÃĻre et son Curiace. La nuit, ayant pris un thÃĐ
trop fort, j'ÃĐcrivis une quinzaine de pages sur une situation de ce
genre. La chose est fort morale au fond, mais il y a des dÃĐtails qui
pourraient Être dÃĐsapprouvÃĐs par monseigneur Dupanloup. Il y a aussi
une pÃĐtition de principe nÃĐcessaire pour le dÃĐveloppement du rÃĐcit:
deux personnes de sexe diffÃĐrent s'en vont dans une auberge; cela ne
s'est jamais vu, mais cela m'ÃĐtait nÃĐcessaire, et, Ã cÃītÃĐ d'eux, il
se passe quelque chose de trÃĻs-ÃĐtrange. Ce n'est pas, je pense, ce
que j'ai ÃĐcrit de plus mal, bien que cela ait ÃĐtÃĐ ÃĐcrit fort à la
hÃĒte. J'ai lu cela à la dame du logis. Il y avait alors à Biarritz la
grande-duchesse Marie, la fille de Nicolas, Ã laquelle j'avais ÃĐtÃĐ
prÃĐsentÃĐ il y a quelques annÃĐes. Nous avons renouvelÃĐ connaissance.
Peu aprÃĻs ma lecture, je reçois la visite d'un homme de la police,
se disant envoyÃĐ par la grande-duchesse. ÂŦQu'y a-t-il, pour votre
service?--Je viens, de la part de Son Altesse impÃĐriale, vous prier de
venir ce soir chez elle avec votre roman.--Quel roman?--Celui que vous
avez lu l'autre jour à Sa MajestÃĐ.Âŧ Je rÃĐpondis que j'avais l'honneur
d'Être le bouffon de Sa MajestÃĐ, et que je ne pouvais aller travailler
en ville sans sa permission: et je courus tout de suite lui raconter
la chose. Je m'attendais qu'il en rÃĐsulterait au moins une guerre avec
la Russie, et je fus un peu mortifiÃĐ que non-seulement on m'autorisÃĒt,
mais encore qu'on me priÃĒt d'aller le soir chez la grande-duchesse,
à qui on avait donnÃĐ le policeman comme factotum. Cependant, pour me
soulager, j'ÃĐcrivis à la grande-duchesse une lettre d'assez bonne
encre, et je lui annonçai ma visite. J'allais porter ma lettre à son
hÃītel; il faisait beaucoup de vent, et, dans une ruelle ÃĐcartÃĐe, je
rencontre une femme qui menaçait d'Être emportÃĐe en mer par ses jupons,
oÃđ le vent ÃĐtait entrÃĐ, et qui ÃĐtait dans le plus grand embarras,
aveuglÃĐe et ÃĐtourdie par le bruit de la crinoline et tout ce qui
s'ensuit. Je courus à son secours, j'eus beaucoup de peine à l'aider
efficacement, et alors seulement je reconnus la grande-duchesse. Le
coup de vent lui a ÃĐpargnÃĐ quelques petites ÃĐpigrammes. Elle a ÃĐtÃĐ,
d'ailleurs, trÃĻs-bonne princesse avec moi, m'a donnÃĐ de trÃĻs-bon thÃĐ et
des cigarettes, car elle fume comme presque toutes les dames russes.
Son fils, le duc de Leuchtenberg, est un trÃĻs-beau garçon, ayant l'air
d'un ÃĐtudiant allemand. Il m'a paru, comme je vous l'ai dit, trÃĻs-bon
diable, aimable, un petit peu rÃĐpublicain et socialiste, nihiliste
par-dessus le marchÃĐ, comme le _Bazarof_ de Tourguenief; car les
princes ne trouvent pas, dans ce temps-ci, que la RÃĐpublique fasse des
progrÃĻs assez rapides.
Adieu, chÃĻre amie; rÃĐpondez-moi ici, mais tout de suite. Je ne vous
tiens pas quitte de ma nouvelle. Que dites-vous du spectacle des
inondations? vous l'avez eu dans toute son ÃĐtendue. Je vous fÃĐlicite de
n'avoir pas ÃĐtÃĐ noyÃĐe. L'un de mes amis est restÃĐ deux jours sans trop
manger, avec l'inquiÃĐtude de voir sa maison fondre sous lui comme un
morceau de sucre.--Encore adieu.
CCXCVIII
Cannes, 3 janvier 1867.
ChÃĻre amie, j'ai reçu votre lettre avec beaucoup de remords. Il y a
longtemps que je veux vous ÃĐcrire; mais, d'abord, l'incertitude du lieu
oÃđ vous Êtes est un grand ennui. Vous Êtes toujours par voies et par
chemins, et on ne sait oÃđ vous prendre. En second lieu, vous n'avez
pas rÃĐpondu à une lettre trÃĻs-longue et d'un trÃĻs-beau style que je
vous avais adressÃĐe. De plus, vous ne savez pas comme le temps passe
dans un pays comme celui-ci, oÃđ il ne pleut jamais, et oÃđ l'importante
affaire est de se chauffer au soleil ou de peindre des arbres et des
rochers. J'avais apportÃĐ des livres pour travailler, mais je n'ai rien
fait encore que lire (en prenant des notes) une histoire de Pierre
le Grand, dont je voudrais un jour faire un article pour le _Journal
des Savants._ Le grand homme ÃĐtait un insigne barbare, qui se grisait
horriblement et commettait une faute de goÃŧt pour laquelle je vous ai
trouvÃĐe trÃĻs-sÃĐvÃĻre lorsque vous ÃĐtudiiez la littÃĐrature grecque. Tout
cela n'empÊche pas qu'il ne fÃŧt en rÃĐalitÃĐ trÃĻs-supÃĐrieur à son temps.
Je voudrais dire cela un jour aux personnes pleines de prÃĐjugÃĐs comme
vous.
Je vous ai dit, quant à l'histoire dont je vous ai parlÃĐ, que je vous
en ferais lecture un de ces jours, quand j'aurais le plaisir de vous
revoir. Il n'est nullement question ni à propos de l'imprimer. Comme
il n'y a rien dans cette Åuvre qui soit en faveur du pouvoir temporel
du pape, je craindrais qu'on ne la reçÃŧt pas avec bienveillance.
N'Êtes-vous pas frappÃĐe et humiliÃĐe de la profonde bÊtise de ce
temps-ci? Tout ce qui se dit pour et contre le pouvoir temporel est si
niais et si absurde, que j'en rougis pour mon siÃĻcle. . . .
. . . . . . . . . . . .
Une autre chose qui me rend furieux, c'est la façon dont on reçoit
le projet de la rÃĐorganisation de l'armÃĐe. Tous les jeunes gens bien
nÃĐs meurent de peur d'Être dans le cas de se battre pour la patrie Ã
un moment donnÃĐ, et disent qu'il faut laisser ces vulgaires maniÃĻres
aux Prussiens. Imaginez un peu ce qui restera à la nation française
si elle vient à perdre son courage militaire!--Je lis le roman de mon
amie madame de Boigne[1]. Il m'afflige. C'est une personne de beaucoup
d'esprit qui expose ses dÃĐfauts et qui les critique trÃĻs-amÃĻrement,
mais qui les garde. Elle a passÃĐ plus de trente ans sans me dire un mot
de ce roman, et, dans son testament, elle a ordonnÃĐ qu'on le publiÃĒt.
Cela m'a surpris autant que si j'apprenais que vous venez d'imprimer un
traitÃĐ de gÃĐomÃĐtrie.
Il faut que je vous dise quelque chose de ma santÃĐ, quoique le sujet
ne soit pas agrÃĐable. Je suis de plus en plus poussif. Quelquefois,
je me sens fort comme un Turc, je fais de longues promenades, et il
me semble que je suis aussi bien que lorsque nous courions dans nos
bois. Le soleil couchÃĐ, ma poitrine se gonfle, j'ÃĐtouffe, et le moindre
mouvement m'est trÃĻs-pÃĐnible. Ce qui est singulier, c'est que je ne
suis pas plus mal, que je suis mÊme mieux dans la position horizontale
que debout ou assis.
Adieu, chÃĻre amie; je vous souhaite santÃĐ et prospÃĐritÃĐ.
[1] _Une Passion dans le grand monde._
CCXCIX
Paris, jeudi 4 avril 1867.
ChÃĻre amie, me voici enfin à Paris, mais plus mort que vif. Je ne vous
ai pas ÃĐcrit, parce que j'ÃĐtais trop triste et que je n'avais que des
choses douloureuses à vous dire de moi et de ce monde sublunaire. Vous
me trouverez bien souffrant, mais bien heureux de vous voir. Vendredi
matin, s'il faisait beau, nous pourrions faire ensemble une promenade
au musÃĐe du Louvre. Je n'ose guÃĻre sortir, tant j'ai peur du froid, et
on me recommande de marcher. Je vous envoie le huitiÃĻme volume de M.
Guizot, qui vous divertira. Le temps noir et triste me fait grand mal.
J'espÃĻre que vous Êtes toujours en grande prospÃĐritÃĐ. On raccommode ma
maison et je suis rÃĐduit à vivre dans mon salon, qui est triste comme
une prison. Venez me consoler. Vous emporterez tous les livres que vous
voudrez, et je ne vous demanderai pas de me laisser un gage.
Adieu. Ã bientÃīt, j'espÃĻre.
CCC
Paris, vendredi 30 avril 1867.
ChÃĻre amie, je suis bien fÃĒchÃĐ de vous savoir entourÃĐe de malades.
Cela me fait craindre que vous ne pensiez pas à moi, qui le suis plus
que jamais par le temps qu'il fait. Ne viendrez-vous pas me soigner un
de ces jours? Je suis allÃĐ cependant à l'Exposition; je n'ai pas ÃĐtÃĐ
ÃĐbloui. Il est vrai qu'il pleuvait à verse et qu'il m'a ÃĐtÃĐ impossible
d'aller voir les bÊtises amusantes qui sont, dit-on, dans le jardin.
J'ai vu quelques beaux objets chinois, trop chers pour ma bourse; des
tapis russes, tous dÃĐjà vendus. Il faudra qu'un de ces matins vous
me meniez là et me guidiez dans mes acquisitions. Vous me paraissez
trÃĻs-enchantÃĐe de ce bazar: peut-Être que votre enthousiasme ÃĐveillera
le mien. Le temps pluvieux et sombre me fait beaucoup de mal. Je n'ose
plus sortir et je vis comme un ours. Je meurs d'envie d'aller vous
voir un soir, mais j'ai la conviction que je serais obligÃĐ de passer
la nuit sur la premiÃĻre marche de votre escalier. Savez-vous quelque
livre amusant à lire pour mes soirÃĐes? En attendant mieux, j'ÃĐcris,
pour le _Journal des Savants_, un article sur la princesse Sophie, sÅur
de Pierre le Grand. Je ne sais si cela vous amusera. Je vous le lirai
prochainement.
CCCI
Mercredi, 26 juin 1867.
ChÃĻre amie, n'eÃŧt-il pas mieux valu m'apporter vous-mÊme votre bouquet?
vous m'avez fait grande peine en me l'envoyant. Je suis toujours
trÃĻs-grippÃĐ; mais comment se guÃĐrir avec le temps que nous avons!
Lisez le discours de Sainte-Beuve[1]; il vous amusera. Il est
impossible d'avoir plus d'esprit. Mais, s'il voulait ce qu'il
demandait, il a pris le meilleur moyen de se faire refuser. Je ne sais
ce qu'il advient de son commerce d'ÃĐpigrammes avec M. Lacaze, mais je
crains que cela ne finisse par de la poudre. Il est impossible de se
reprÃĐsenter l'expression de haine et de mÃĐpris profond de sa figure
lorsqu'il lisait, car il a lu, ce qui a nui un peu à l'effet.
Je vous ai fait mes compliments de condolÃĐance pour la perte de
votre porte-monnaie à l'Exposition. Rendez-moi la pareille, car j'ai
laissÃĐ le mien dans une voiture. Je demande partout des billets pour
la cÃĐrÃĐmonie du 1er juillet. Je ne veux accepter pour vous que les
meilleures places, et n'en puis trouver.
[1] Ã propos des bibliothÃĻques populaires, sÃĐance du SÃĐnat du 25 juin
1867.
CCCII
Paris, dimanche 30 juin 1867.
ChÃĻre amie, voici deux billets pour la cÃĐrÃĐmonie de demain[1]. Ils
mÃĐritent un fameux pourboire, car j'ai eu bien de la peine à me les
procurer. Je vous les envoie en hÃĒte. TÃĒchez de ne pas Être malade. Il
fera terriblement chaud!
[1] Distribution des rÃĐcompenses aux exposants.
CCCIII
Vendredi, 5 juillet 1867.
ChÃĻre amie, je suis charmÃĐ que vous vous soyez amusÃĐe. J'ai eu peur de
la chaleur et du poids de mon harnais. Vous m'avez cherchÃĐ vainement,
je n'y suis point allÃĐ. Venez vite me conter les belles choses que vous
avez vues et me donner votre opinion sur le sultan et les princes, qui
ont eu l'avantage de vous contempler pendant trois heures. Je trouve
que cette fusillade[1] gÃĒte un peu nos affaires, qui allaient bien.
C'est grand dommage.
[1] La mort de Maximilien.
CCCIV
Paris, 27 juillet 1867.
ChÃĻre amie, merci de votre lettre. Je suis toujours si souffrant,
que je ne vous ai pas rÃĐpondu tout de suite, espÃĐrant vous donner de
meilleures nouvelles de moi; mais, quoi que je fasse et que j'avale,
je suis toujours horriblement grippÃĐ. Je ne vous dÃĐcrirai pas tous
mes maux, mais croyez que j'en suis accablÃĐ. J'espÃĻre que vous me
plaindrez. Je ne dors ni ne mange. Je vous envie ces deux facultÃĐs, que
vous possÃĐdez avec bien d'autres.
Je vous fÃĐlicite d'avoir revu longuement le sultan. S'est-il montrÃĐ
plus aimable pour votre sexe qu'il n'a fait à Paris? On me dit qu'on
est trÃĻs-mÃĐcontent de lui à l'OpÃĐra. Le pacha d'Ãgypte a ÃĐtÃĐ plus
bienveillant. Il a fait deux visites à mademoiselle ***, que je n'ose
vous raconter, bien qu'elles fussent curieuses. On l'a rÃĐconciliÃĐ
(c'est le pacha que je dis) avec son cousin Mustapha, mais on n'a
jamais pu obtenir qu'ils prissent du cafÃĐ ensemble, chacun d'eux
ÃĐtant persuadÃĐ que ce serait trop dangereux, vu les grands progrÃĻs
de la chimie. Si vous ÃĐtiez à Paris, vous auriez vu quelque chose
de trÃĻs-beau qu'on m'a apportÃĐ. C'est une broche en forme d'ÃĐcusson
fleurdelisÃĐ, avec un portrait de Marie-Antoinette en miniature,
fait probablement à Vienne avant son mariage et donnÃĐ par elle à la
princesse de Lamballe. DerriÃĻre, il y avait des cheveux, mais on les a
enlevÃĐs. AprÃĻs avoir fait une assez belle rÃĐsistance, je me suis laissÃĐ
vaincre, et j'ai aussitÃīt envoyÃĐ cela à Sa MajestÃĐ, qui fait collection
de tout ce qui a appartenu à Marie-Antoinette. Ce sera certainement
un des plus jolis souvenirs; ajoutez qu'il est, dit-on, des plus
authentiques, et qu'il a ÃĐtÃĐ longtemps portÃĐ par madame de Lamballe.
Pour moi, j'ai horreur de ces tristes antiquitÃĐs-là , mais il ne faut
pas discuter des goÃŧts.
Madame *** est toujours ici faisant grand scandale trÃĻs-ouvertement.
Je regrette de ne pouvoir vous ÃĐcrire tout ce qu'elle dit et fait. On
prÃĐtend qu'il y a, dans le continent italien, deux autres femmes de
ministres plus ÃĐchevelÃĐes qu'elle.
. . . . . . . . . . . .
Je trouve que vous auriez pu Être un peu plus polie et m'emprunter mes
ÃĐpreuves. Il n'y a rien qui soit plus pÃĐnible pour un auteur que les
oublis de cette espÃĻce. Le 1er aoÃŧt, il y avait un second article, et
vous aurez à vous mettre en garde contre trois ou quatre autres. Si
vous pouviez me trouver un euphÃĐmisme pour expliquer au lecteur en quoi
Mentchikof se rendait agrÃĐable à Pierre le Grand, vous me rendriez
service. Lisez encore, dans la _Revue des Deux Mondes_, l'article de
M. Collin, sur les associations ouvriÃĻres (il est de M. Libri), et
une lettre de M. d'Haussonville au prince NapolÃĐon, trÃĻs-propre à lui
faire perdre le goÃŧt de la polÃĐmique dans les journaux. Sainte-Beuve
est toujours assez malade. Il a autour de lui une grande quantitÃĐ de
femmes, comme le sultan Saladin. Vous ne me ferez pas croire que vous
ayez à *** un autre temps que celui que nous avons ici, c'est-à -dire
des rafales de pluie et de vent continuelles. Quand revenez-vous?
J'aurais grand besoin de vous pour me raconter des histoires et me
faire prendre mes maux en patience, chose bien difficile. J'ai lu,
l'autre nuit, quand je ne respirais plus guÃĻre, les _Propos de table_
de Luther. Ce gros homme me plaÃŪt avec tous ses prÃĐjugÃĐs et sa haine
pour le diable.
Adieu, chÃĻre amie.
CCCV
Paris, 6 septembre 1867.
ChÃĻre amie, j'ai reçu votre lettre, qui m'a fait grand plaisir; je
pense que le climat humide que vous habitez a dÃŧ s'amÃĐliorer beaucoup
par cette grande chaleur. Pour moi, je m'en trouve assez bien et je
respire, non pas tout à fait à pleins poumons, mais mieux que je
n'avais fait depuis assez long temps. Cependant, j'ai eu le courage de
refuser l'offre trÃĻs-aimable que l'impÃĐratrice m'a renouvelÃĐe au moment
de partir[1]. Je ne me sens pas assez sÃŧr de moi pour m'exposer à Être
malade, et, quoi que je fusse assurÃĐ d'Être bien soignÃĐ, je crois
prudent et discret de ne pas me risquer. Peut-Être, si le beau temps
continue, essayerai-je mes forces en allant passer quelques jours à la
campagne chez mon cousin. Il se peut que le changement d'air me soit
bon, et il y a grande apparence que tous les ÃĐtrangers qui viennent Ã
Paris gÃĒtent beaucoup notre atmosphÃĻre. Je suis allÃĐ l'autre jour Ã
l'Exposition, oÃđ j'ai vu les Japonaises, qui m'ont plu beaucoup. Elles
ont une peau couleur de cafÃĐ au lait, d'une teinte trÃĻs-agrÃĐable.
Autant que j'ai pu juger par les plis de leurs robes, elles ont des
jambes minces comme des bÃĒtons de chaise, ce qui est fÃĒcheux. En les
regardant avec les nombreux badauds qui les entouraient, je me figurais
que les EuropÃĐennes feraient moins bonne contenance en prÃĐsence d'un
public japonais. Vous reprÃĐsentez-vous, vous, montrÃĐe ainsi à Yeddo,
et un ÃĐpicier du prince Satzouma disant: ÂŦJe voudrais bien savoir si
cette bosse qu'a cette dame par derriÃĻre sa robe est bien à elle.Âŧ Ã
propos de bosses, on n'en porte plus du tout, et cela prouve qu'on n'en
avait pas; car toutes les femmes se sont trouvÃĐes dans le mÊme moment
ÃĐgalement à la mode.
Je suis en train de lire un livre abominable de madame *** contre M.
S..., qu'elle appelle M. T...; c'est tout ce qu'on peut lire de plus
indÃĐcent. Avec cela, il y a une sorte de talent. . . .
. . . . . . . . . . . .
J'ai fait, pour _le Moniteur_, un article remarquable par l'amÃĐnitÃĐ
du style, au sujet d'une chronique espagnole trÃĻs-amusante que je
vous prÊterai un de ces jours, pourvu que vous me la rendiez. Vous y
verrez comment on vivait en Espagne et en France au XVe siÃĻcle. Adieu;
portez-vous bien. Ne vous enrhumez pas et donnez-moi de vos nouvelles.
[1] De l'accompagner dans son voyage en Orient.
CCCVI
Paris, 27 septembre 1867.
ChÃĻre amie, que devenez-vous? Il y a longtemps que je n'ai eu de vos
nouvelles. Je viens de faire un coup d'audace: je suis allÃĐ passer
trois jours à la campagne, chez mon cousin, auprÃĻs d'Arpajon, et cela
ne m'a pas fait trop de mal, bien que le pays m'ait semblÃĐ froid et
humide; mais, Ã prÃĐsent, je ne crois pas qu'il y en ait de chauds. Je
suppose qu'à *** vous devez Être dans des brouillards continuels.
Je passe mon temps comme je puis, dans une solitude complÃĻte, ayant
quelquefois envie de travailler, mais cela ne me dure pas assez pour
aboutir. En outre, je suis trÃĻs-mÃĐlancolique. Je crois que j'ai quelque
mauvaise affaire aux yeux. J'ai envie et peur d'aller consulter
Liebreich; mais, si je perds la vue, que deviendrai-je?
Il y a de par le monde un prince Augustin Galitzin qui s'est converti
au catholicisme, et qui n'est pas bien fort en russe. Il a traduit
un roman de Tourguenief qui s'appelle _FumÃĐe_ et qui paraÃŪt dans _le
Correspondant_, journal clÃĐrical, dont le prince est un des bailleurs
de fonds. Tourguenief m'a chargÃĐ de revoir les ÃĐpreuves. Or, il y a
des choses assez vives dans ce roman, qui font le dÃĐsespoir du prince
Galitzin; par exemple, une chose inouÃŊe: une princesse russe qui fait
l'amour avec aggravation d'adultÃĻre. Il saute les passages qui lui
font trop de peine, et, moi, je les rÃĐtablis sur le texte. Il est
quelquefois trÃĻs-susceptible, comme vous allez voir. La grande dame
se permet de venir voir son amant dans un hÃītel, Ã Bade. Elle entre
dans sa chambre, et le chapitre finit. L'histoire reprend ainsi dans
l'original russe: ÂŦDeux heures aprÃĻs, Litvinof ÃĐtait seul sur son
divan.Âŧ Le nÃĐo-catholique a traduit: ÂŦUne heure aprÃĻs, Litvinof ÃĐtait
dans _sa chambre._Âŧ Vous voyez bien que c'est beaucoup plus moral, et
que supprimer une heure, c'est diminuer le pÃĐchÃĐ de moitiÃĐ. Ensuite,
chambre, au lieu de divan, est bien plus vertueux: un divan est propre
à des actions coupables. Moi, inflexible sur ma consigne, j'ai rÃĐtabli
les deux heures et le divan; mais les chapitres oÃđ cela se trouve
n'ont pas paru dans _le Correspondant_ de ce mois. Je suppose que les
gens respectables qui le dirigent ont exercÃĐ une censure absolue. Cela
me divertit assez. Si le roman continue, il y a une trÃĻs-belle scÃĻne
oÃđ l'hÃĐroÃŊne dÃĐchire un point d'Angleterre, qui est bien plus grave
que le divan. Je les attends là .--Adieu, chÃĻre amie, donnez-moi de
vos nouvelles. Je suis effrayÃĐ de la rapiditÃĐ avec laquelle l'hiver
s'approche.
CCCVII
Paris, lundi soir, 28 octobre 1867.
ChÃĻre amie, vous parlez de vie vÃĐgÃĐtale. En vÃĐritÃĐ, c'est celle qu'on
voudrait mener aujourd'hui; mais le siÃĻcle est au mouvement. Les
vÃĐgÃĐtaux humains sont aussi malheureux que ceux qui vivent au pied
de l'Etna. De temps en temps, il leur tombe un fleuve de feu, et,
presque toujours, ils sont emportÃĐs par les vapeurs sulfureuses. Ne
trouvez-vous pas dÃĐplorable que Pie IX et Garibaldi, deux fanatiques,
mettent tout en dÃĐsarroi par leur obstination? Une chose qui montre
les mÅurs de ce temps-ci, c'est que ceux qui blÃĒment l'envoi de nos
troupes à Rome disent, quand on leur parle du traitÃĐ du 15 septembre:
ÂŦQu'importe un traitÃĐ? M. de Bismark ne les observe pas.Âŧ J'ai envie
de leur prendre leur montre et de leur dire qu'il y a des exemples de
montres volÃĐes. Ce qu'il y a de plus affligeant dans tout ceci, c'est
que nous nous engageons de nouveau, pour je ne sais combien de temps, Ã
garder le pape, qui ne nous en a pas la moindre reconnaissance. . . . .
. .
. . . . . . . . . . . .
_Le Correspondant_ s'exÃĐcute et imprime la suite du roman de
Tourguenief, sans cependant permettre que l'entrevue de Litvinof et
d'IrÃĻne ait durÃĐ plus d'une heure. Je crois vous en avoir parlÃĐ. Le
lisez-vous? Il est impossible que _le Correspondant_ n'aille pas à ***.
Au reste, je vous donnerai le roman à votre retour.
Je suis toujours souffreteux, respirant mal, et à la veille de ne plus
respirer du tout. Cette mort si subite de M. Fould m'a fait beaucoup de
peine. Elle a, d'ailleurs, ÃĐtÃĐ la plus douce qu'on puisse souhaiter;
mais pourquoi si prompte? Il a ÃĐcrit dix-huit lettres le matin mÊme de
sa mort, et, deux heures avant de se coucher, il semblait parfaitement
bien portant. Il n'avait pas fait le moindre mouvement dans son lit,
et on ne voyait pas la plus petite contraction dans ses traits; c'est
exactement la mÊme mort que celle de M. Ellice; c'est ce que les
Anglais appellent _visitation of God._
Je pense me mettre en route dans les premiers jours de novembre. On me
presse de partir pour ÃĐchapper aux rhumes dont il est si difficile de
se prÃĐserver ici. Je suis à terminer une tartine pour _le Moniteur_,
sur un bouquin grec, et je me mettrai en route dÃĻs que j'aurai fini.
Adieu, chÃĻre amie; j'espÃĻre que vous reviendrez avant mon dÃĐpart.
Quittez tous ces vilains brouillards, prenez soin de vous. Adieu
encore. . . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
CCCVIII
Paris, 8 novembre 1867.
ChÃĻre amie, je vous ÃĐcris un mot à la hÃĒte, au milieu des courses que
je suis obligÃĐ de faire. Je pars demain pour Cannes, fort souffreteux;
mais on m'y promet du soleil et de la chaleur. Ici, nous avons du froid
et presque de la gelÃĐe. Je ne sors plus le soir, et ne mets le nez
dehors que lorsque l'air est un peu rÃĐchauffÃĐ. Je ne sais pas combien
de temps je pourrai rester là -bas; cela dÃĐpend un peu du pape, de
Garibaldi et de M. de Bismark. Je suis, comme tout le monde, un peu
dans la main de ces messieurs. Je ne connais rien de plus honteux que
cette affaire de Garibaldi; si jamais homme fut dans l'obligation de
se faire tuer, c'ÃĐtait lui, assurÃĐment. Ce qu'il y a de plus fÃĒcheux,
c'est que le pape est bien convaincu qu'il ne nous a aucune obligation,
et que c'est le ciel qui a tout fait pour ses beaux yeux. Adieu, chÃĻre
amie. . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
CCCIX
Cannes, 16 dÃĐcembre 1867.
ChÃĻre amie, j'ÃĐtais en peine de vous quand votre lettre est venue me
rassurer. Vous devinez que tous ces changements de temps par lesquels
nous avons passÃĐ ne m'ont fait aucun bien. Nous avons mÊme eu de la
neige pendant vingt-quatre heures, au grand ÃĐtonnement des gamins et
des chiens du pays. Cela ne s'ÃĐtait pas vu depuis vingt ans. Rien de
plus amusant que les figures ÃĐtonnÃĐes qui contemplaient le phÃĐnomÃĻne
qu'ils n'avaient jamais vu que de loin sur les Alpes. On s'attendait Ã
la destruction des fleurs, des orangers et mÊme des oliviers; mais tout
a rÃĐsistÃĐ Ã merveille, il n'y a que les mouches qui en soient mortes.
Le beau temps est revenu depuis quelques jours, et je commence Ã
respirer un peu moins mal. Je suis toujours à la merci du premier
changement de temps, let il n'y a pas de baromÃĻtre que je ne surpasse
par la sÃŧretÃĐ de mes prÃĐdictions. Je suis fort effrayÃĐ de la politique;
je trouve dans le ton gÃĐnÃĐral des journaux et des orateurs quelque
chose qui me rappelle 1848. Ce sont des colÃĻres ÃĐtranges sans causes
apparentes. Tous les nerfs sont tendus. M. Thiers, aprÃĻs avoir passÃĐ
toute sa vie dans les luttes politiques, est pris d'un tremblement
nerveux parce qu'un avocat marseillais dit des platitudes qui ne
mÃĐritaient qu'un sourire. Le plus fÃĒcheux, c'est ce M. Rouher, qui veut
_outherod Herod_[1], et qui prononce le mot le plus antipolitique dont
tout ministre devrait s'abstenir. Je suis mÃĐcontent de tout le monde,
à commencer par Garibaldi, qui ne fait pas son mÃĐtier. S'en aller Ã
Caprera, aprÃĻs avoir fait tuer quelques centaines de niais, me paraÃŪt
le comble de la honte pour l'espÃĻce rÃĐvolutionnaire et les _noblemen_
anglais qui ont pris cet animal pour quelque chose d'autre qu'un pantin.
Que vous dirai-je de la politique de M. Ollivier et _tutti quanti?_ Ils
ont beau tourner leurs phrases fort ÃĐlÃĐgamment et affirmer qu'ils sont
profondÃĐment convaincus, ils me semblent des acteurs de second ordre
qui imitent les premiers rÃīles de façon à ne tromper personne. Nous
nous rapetissons tous les jours. Il n'y a que M. de Bismark qui soit un
vrai grand homme.
à propos, serait-il vrai qu'il eÃŧt dÃĐpensÃĐ ses fonds secrets? Je tiens
l'achat des journaux pour trÃĻs-probable. Mais, comme M. de Bismark
n'enverra pas ses quittances à M. de Rerveguen, je pense que ces
messieurs s'en tireront à leur honneur.
Je ne vois de lisible que l'_Histoire de Pierre le Grand_ par M.
Oustisalef. Je viens d'envoyer au _Journal des Savants_ un grand
article, plein de dÃĐtails de torture, etc. Il s'agit de la destruction
des strÃĐlitz.--Adieu. . . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
[1] Expression anglaise: ÂŦsurpasser HÃĐrode en cruautÃĐÂŧ, c'est-Ã -dire
ÂŦlutter de folie avec ses adversairesÂŧ.
CCCX
Cannes, 5 janvier 1868.
ChÃĻre amie, pardon de vous rÃĐpondre si tard. J'ai ÃĐtÃĐ et je suis encore
trÃĻs-souffrant. Le froid, qui a pÃĐnÃĐtrÃĐ jusqu'ici, me fait beaucoup
de mal. On dit qu'Ã Paris, c'est bien autre chose et que vous n'avez
rien à envier à la SibÃĐrie. Je suis quelquefois une bonne partie de la
journÃĐe sans pouvoir respirer. Ce n'est pas une douleur aiguÃŦ, c'est un
malaise des plus impatientants et qui agit le plus fort sur les nerfs.
Vous me connaissez assez pour comprendre comment cela m'arrange. J'ai,
en outre, de grandes inquiÃĐtudes pour mon pauvre ami Panizzi, qui est Ã
Londres fort malade. Les derniÃĻres nouvelles ÃĐtaient un peu meilleures,
mais trÃĻs-peu rassurantes encore. Il avait le dÃĐcouragement, qui est
toujours un trÃĻs-mauvais symptÃīme chez les malades.
Au milieu de toutes mes misÃĻres, je tue le temps comme je peux.
J'envoie aujourd'hui au _Journal des Savants_ la fin de la premiÃĻre
partie de _Pierre le Grand_; car il y a des premiÃĻres et des secondes
parties comme dans les romans de Ponson du Terrail, et au _Moniteur_
une grande tartine sur Pouchkine. Vous verrez tout cela en temps
et lieu. Je lis un livre trop long et mal fait, mais dont l'auteur
paraÃŪt honnÊte et dit ce qu'il a vu et entendu. Il faut passer ses
rÃĐflexions, car il est un peu niais. C'est _Dixon's New America._ Il
a vu les Mormons et, ce qui est encore plus curieux, la RÃĐpublique de
Mount-Lebanon; cela et le fÃĐnianisme donne une idÃĐe de l'AmÃĐrique.
DÃĐcidÃĐment, le mot de Talleyrand la dÃĐfinit exactement. Adieu, chÃĻre
amie; je vous souhaite santÃĐ et prospÃĐritÃĐ.
CCCXI
Cannes, 10 fÃĐvrier 1868.
ChÃĻre amie, je suis fÃĒchÃĐ d'apprendre la mort de M. D...; je l'avais
vu à ***, il y a je ne sais combien d'annÃĐes. Il vous aimait beaucoup,
et, bien qu'on doive s'attendre à perdre à chaque instant des amis de
quatre-vingts ans, leur mort vient toujours comme un coup de foudre.
Voilà une des grandes misÃĻres de ceux qui vivent longtemps, c'est de
perdre tous les jours des amis et de se sentir un peu plus seuls. . . .
.
Pour moi, je croÃŪs en mÃĐlancolie et en humeur noire. Je n'ai pas encore
pu m'accoutumer à souffrir et je m'en irrite, ce qui me donne deux maux
au lieu d'un. Je pense rester ici au moins jusqu'Ã la fin du mois, en
sorte que j'ai quelque espoir de vous retrouver à Paris. Je suis charmÃĐ
que ma tartine sur Pouchkine ne vous ait pas trop ennuyÃĐe. Ce qu'il y
a de beau, c'est que je l'ai ÃĐcrite sans avoir les Åuvres de Pouchkine
avec moi. Ce que j'ai citÃĐ, ce sont des vers que j'avais appris par
cÅur dans le temps de ma grande ferveur russe. Il y a ici beaucoup de
Russes, et j'avais chargÃĐ un de mes amis de m'emprunter le volume des
poÃĐsies dÃĐtachÃĐes, s'il y en avait dans la colonie moscovite. Il s'est
adressÃĐ Ã une trÃĻs-jolie femme qui, au lieu de vers, m'a envoyÃĐ un gros
morceau de poisson du Volga, et deux oiseaux du mÊme pays, tout cela
cuit à quelques mÃĻtres du pÃīle. C'ÃĐtait assez bon. Le poisson devait
Être un gaillard de cinq à six pieds à en juger par la tranche qu'on
m'a envoyÃĐe. Cette dame, qui s'appelle madame Voronine, a une tÊte
charmante. Son mari a l'air d'un vrai Kalmouk. Il avait commencÃĐ par se
faire refuser la main de la dame. Il s'est tirÃĐ un coup de pistolet et
s'est manquÃĐ, et, pour sa peine, on l'a ÃĐpousÃĐ.
Quant aux Anglais et aux Anglaises, jamais il n'y en a eu un si grand
nombre avec des cheveux et des toilettes impossibles, des bas rouges et
des paletots doublÃĐs de peaux de grÃĻbe et des parasols. Depuis quinze
jours, les parasols sont plus utiles que les fourrures, car le temps
est magnifique et le soleil chaud comme en juin. Entre autres Anglais
extraordinaires, il y a le duc de Buccleugh, qui a une corne au milieu
du front. Son fils annonce une disposition à l'imiter. Ne croyez pas
que je parle mÃĐtaphoriquement. C'est une corne qui leur pousse au crÃĒne
et qui finira, je crois, par leur jouer un mauvais tour.
Je vous ai dit que j'avais _FumÃĐe_, reliÃĐ en volume à votre intention.
Je pourrais vous l'envoyer si vous vouliez. Mais je crois me rappeler
que vous m'avez pris les numÃĐros du _Correspondant_ oÃđ cela se trouve.
C'est une des meilleures choses que M. Tourguenief ait encore faites.
La discussion sur la presse me dÃĐgoÃŧte. Tout le monde ment trop, et
pas une idÃĐe ne surgit qui n'ait ÃĐtÃĐ dÃĐjà dite vingt fois en meilleurs
termes. Il me semble que le niveau de l'intelligence baisse fort, comme
celui de l'honnÊtetÃĐ. C'est bien triste au fond. J'ai vu hier un de mes
amis revenant de Mentana. Il m'a dit que les garibaldiens s'ÃĐtaient
bien battus; que c'ÃĐtait un mÃĐlange singulier d'abominable canaille
et de fleur d'aristocratie. Adieu, chÃĻre amie; portez-vous bien et ne
m'oubliez pas.
CCCXII
Montpellier, 20 avril 1868.
ChÃĻre amie, j'ai ÃĐtÃĐ si souffrant avant de venir ici, que j'avais perdu
tout courage; il m'ÃĐtait impossible de penser, Ã plus forte raison
d'ÃĐcrire. Le hasard m'a fait savoir qu'il y avait à Montpellier un
mÃĐdecin qui traitait l'asthme par un procÃĐdÃĐ nouveau, et j'ai voulu
essayer. Depuis cinq jours que je suis en traitement, il me semble
que mon ÃĐtat s'est amÃĐliorÃĐ, et le mÃĐdecin me donne assez bon espoir.
On me met tous les matins dans un grand cylindre de fer, qui, je dois
l'avouer, a l'air de ces monuments ÃĐlevÃĐs par M. de Rambuteau. Il y
a un bon fauteuil et des trous avec des glaces qui donnent assez de
jour pour lire. On ferme une porte en fer et on refoule de l'air dans
le cylindre avec une machine à vapeur. Au bout de quelques secondes,
on sent comme des aiguilles qui vous entrent dans les oreilles. Peu
à peu, on s'y habitue. Ce qui est plus important, c'est qu'on y
respire merveilleusement. Je m'endors au bout d'une demi-heure, malgrÃĐ
la prÃĐcaution que j'ai d'apporter la _Revue des Deux Mondes._ J'ai
dÃĐjà pris quatre de ces bains d'air comprimÃĐ et je me trouve assez
sensiblement mieux. Le mÃĐdecin qui me gouverne, et qui n'a nullement
l'encolure d'un charlatan, dit que mon cas n'est pas des pires et
me promet de me guÃĐrir avec une quinzaine de bains. J'espÃĻre que je
vous trouverai bientÃīt à Paris. Je regrette de ne pas assister à la
discussion qui va avoir lieu au sujet des thÃĻses de mÃĐdecine. Avez-vous
lu la lettre de l'abbÃĐ Dupanloup? L'ÃĒme de Torquemada est entrÃĐe dans
son corps. Il nous brÃŧlera tous si nous n'y prenons garde. Je crains
que le SÃĐnat ne dise et ne fasse à cette occasion tout ce qu'il y a
de plus propre à le rendre ridicule et odieux. Vous ne sauriez croire
combien tous ces vieux gÃĐnÃĐraux qui ont traversÃĐ tant d'aventures ont
peur du diable, Ã prÃĐsent. Je ne sais pas si Sainte-Beuve est en ÃĐtat
de parler comme mon journal l'annonce; j'en doute, et, d'ailleurs, je
ne sais trop s'il prendrait la chose par le bon cÃītÃĐ, j'entends de
maniÃĻre à dÃĐtourner la bombe. Son affaire à lui est de dire sa rÃĒtelÃĐe
sans se soucier des rÃĐsultats, comme il a dÃĐjà fait à l'occasion du
livre de Renan. Tout cela m'agace et me tourmente. Nous avons ici
un temps admirable dont les natifs se plaignent fort, car il y a un
an qu'il n'a plu. Cela n'empÊche pas les feuilles de pousser et la
campagne est magnifique. Malheureusement, mes bains me tiennent toute
la matinÃĐe et je ne puis guÃĻre me promener. Il y a ici la foire sous
mes fenÊtres. On montre en face de moi une gÃĐante en robe de satin qui
se relÃĻve pour faire voir les jambes. Le diamÃĻtre est à peu prÃĻs celui
de votre taille.
Je vous apporterai la traduction de _FumÃĐe._ J'ai commencÃĐ un article
sur Tourguenief, mais je ne sais si j'aurai la force de le terminer
ici. Il n'y a rien de plus difficile que de travailler sur une table
d'hÃītel. Adieu, chÃĻre amie.
CCCXIII
Paris, 16 juin 1868.
. . . . . . . . . . . .
Je suppose que vous avez à peu prÃĻs le mÊme temps que nous,
c'est-à -dire trÃĻs-beau, et que vous n'avez pas à souffrir de l'excÃĻs
d'humiditÃĐ, qui est le mauvais cÃītÃĐ de P... Ici, le commencement
d'ÃĐtÃĐ est ravissant. Je suis allÃĐ avant-hier au bois de Boulogne,
oÃđ j'ai vu les toilettes les plus mirobolantes. J'ai rencontrÃĐ une
fort belle personne, mise d'une façon trÃĻs-extraordinaire et avec les
cheveux d'une belle couleur aurore. J'aurais jurÃĐ que c'ÃĐtait quelque
demoiselle de la rue de Breda. J'ai fini par reconnaÃŪtre en elle la
femme d'un gÃĐnÃĐral, qui avait autrefois les cheveux chÃĒtain foncÃĐ. Les
mÅurs font des progrÃĻs singuliers. Un monsieur fort bien dans le monde
vivait maritalement avec la femme d'un autre monsieur. Rentrant chez
lui, il la trouve avec un troisiÃĻme monsieur; sur quoi, il va trouver
le mari et lui dit: ÂŦJe sais que vous dÃĐsirez avoir des preuves de
criminelle conversation pour obtenir une sÃĐparation de corps d'avec
votre femme. Je vous apporte ces preuves.Âŧ Il lui remet un paquet
de lettres, et ils se sÃĐparent en se donnant des marques d'estime
rÃĐciproque. Il ne paraÃŪt pas qu'on l'ait mis à la porte de son club ni
d'aucun salon oÃđ il allait.
M. Tourguenief vient de m'envoyer une nouvelle trÃĻs-courte, mais
trÃĻs-jolie, qui s'appelle _le Brigadier._ On la traduit en ce moment,
et, si on m'envoie des ÃĐpreuves, je vous en ferai part. Les romans
anglais deviennent si horriblement ennuyeux, que je n'y puis mordre.
Il me semble qu'il n'y a plus ici que M. Ponson du Terrail, mais les
feuilletons sont trop courts.
Je crois que j'irai à Londres à la fin du mois; j'espÃĻre vous voir Ã
Hastings et à Paris vers la fin de juillet. Adieu, chÃĻre amie.
CCCXIV
ChÃĒteau de Fontainebleau, 4 aoÃŧt 1868.
ChÃĻre amie, je suis ici depuis une quinzaine de jours en assez bon
ÃĐtat, trouvant que l'oisivetÃĐ la plus complÃĻte est trÃĻs-bonne pour
le corps et l'ÃĒme. Notre derniÃĻre promenade m'a laissÃĐ un trÃĻs-doux
souvenir. Et à vous? Ici, je me promÃĻne un peu, je ne lis guÃĻre, et je
respire assez bien. Le ciel et les arbres me font plaisir à voir. Il
n'y a personne au chÃĒteau, c'est-Ã -dire une trentaine de personnes au
plus, dont les seuls ÃĐtrangers au service, avec moi, sont des cousins
et cousines de l'impÃĐratrice, aimables, et que j'ai connus à Madrid.
J'avais gardÃĐ pour vous un exemplaire de _FumÃĐe_, deuxiÃĻme ÃĐdition.
à mon retour à Paris, dans une semaine, je pense, je le mettrai chez
vous, ou je vous l'enverrai, si vous l'aimez mieux. J'avais apportÃĐ ici
de quoi travailler; mais, comme on n'est jamais sur d'avoir une heure
à soi, je ne fais rien du tout. J'ai fait une copie d'un portrait de
Diane de Poitiers, d'aprÃĻs le Primatice; elle est reprÃĐsentÃĐe en Diane
habillÃĐe d'un carquois, et il est ÃĐvident qu'elle a posÃĐ, et que, des
pieds jusqu'à la tÊte, tout est portrait. MÊme, si j'ose le dire, il
rÃĐsulte de l'examen de ses jambes qu'elle attachait ses jarretiÃĻres
au-dessous du genou, selon la mode du temps, qui a ÃĐtÃĐ abandonnÃĐe (Ã ce
que j'ai entendu dire). Je vous montrerai cela, car ce portrait a une
importance historique. Adieu, voici l'heure du dÃĐjeuner. Je vous envie
les petits poissons que vous mangez peut-Être en ce moment. Veuillez me
dire ce que c'est que ce rocher ÃĐlevÃĐ Ã Boulogne, prÃĻs de l'endroit oÃđ
l'on dÃĐbarque. Cela m'a paru une monstruositÃĐ.
CCCXV
Paris, 2 septembre 1868.
. . . . . . . . . . . .
Pendant que j'ÃĐtais à Fontainebleau, il m'est arrivÃĐ un accident
ÃĐtrange. J'ai eu l'idÃĐe d'ÃĐcrire une nouvelle pour mon hÃītesse, que
je voulais payer en monnaie de singe. Je n'ai pas eu le temps de la
terminer; mais, ici, j'y ai mis le mot _fin_, auquel je crains qu'on
ne trouve des longueurs. Mais le plus ÃĐtrange, c'est que j'avais Ã
peine fini, que j'ai commencÃĐ une autre nouvelle; la recrudescence de
cette maladie de jeunesse m'alarme, et ressemble beaucoup à une seconde
enfance. Bien entendu, rien de cela n'est pour le public. Lorsque
j'ÃĐtais dans ce chÃĒteau, on lisait des romans modernes prodigieux, dont
les auteurs m'ÃĐtaient parfaitement inconnus. C'est pour imiter ces
messieurs que cette derniÃĻre nouvelle est faite. La scÃĻne se passe en
Lithuanie, pays qui vous est fort connu. On y parle le sanscrit presque
pur. Une grande dame du pays, ÃĐtant à la chasse, a eu le malheur d'Être
prise et emportÃĐe par un ours dÃĐpourvu de sensibilitÃĐ, de quoi elle
est restÃĐe folle; ce qui ne l'a pas empÊchÃĐe de donner le jour à un
garçon bien constituÃĐ qui grandit et devient charmant; seulement, il a
des humeurs noires et des bizarreries inexplicables. On le marie, et,
la premiÃĻre nuit de ses noces, il mange sa femme toute crue. Vous qui
connaissez les ficelles, puisque je vous les dÃĐvoile, vous devinez tout
de suite le pourquoi. C'est que ce monsieur est le fils illÃĐgitime de
cet ours mal ÃĐlevÃĐ. _Che invenzione prelibata!_[1] Veuillez m'en donner
votre avis, je vous en prie.
Je ne vais pas trop bien, et on me conseille d'aller reprendre des
bains d'air comprimÃĐ Ã Montpellier. Il est probable que vous ne me
retrouverez pas à Paris, si vous n'y rentrez pas avant le 1er octobre.
Je vous laisserai le roman de _FumÃĐe_, que j'ai pour vous depuis des
siÃĻcles. Je ne sais ce que devient l'auteur, qui ÃĐtait derniÃĻrement
à Moscou avec la goutte et un roman historique en train. Je regrette
beaucoup de n'avoir pas visitÃĐ l'aquarium dont vous me parlez quand
j'ai passÃĐ par Boulogne. Il n'y a rien qui m'amuse plus que les
poissons et les fleurs de mer. J'ai dÃŪnÃĐ hier chez Sainte-Beuve,
qui m'a fort intÃĐressÃĐ. Bien qu'il souffre beaucoup, il a un esprit
charmant. C'est assurÃĐment un des plus agrÃĐables causeurs que j'aie
entendus. Il est trÃĻs-alarmÃĐ des progrÃĻs que font les clÃĐricaux et
prend la chose à cÅur. Je crois que le danger n'est pas de ce cÃītÃĐ-là .
. . .
. . . . . . . . . . . .
Adieu, chÃĻre amie; ÃĐcrivez-moi et ne lÃĒchez pas tant vos lettres, de
façon à ne mettre que trois mots à la ligne. Dites-moi trÃĻs-candidement
votre avis sur l'invention de l'ours.
[1] C'est la nouvelle qui a paru, depuis, sous le titre de _Lokis._
CCCXVI
Paris, mardi 29 septembre 1868.
ChÃĻre amie, l'important, c'est que cette lecture ne vous ait pas
fatiguÃĐe. Est-il possible que vous n'ayez pas devinÃĐ tout de suite
combien cet ours ÃĐtait mal lÃĐchÃĐ? Pendant que je lisais, je voyais bien
sur votre visage que vous n'admettiez pas ma donnÃĐe. Il me faut donc
subir la vÃītre. Croyez-vous que le lecteur, moins timorÃĐ que vous,
acceptera ce conte de bonne femme, _du regard?_ Ainsi, c'est un simple
regard de l'ours qui a rendu folle cette pauvre femme et qui a valu Ã
monsieur son fils ses instincts sanguinaires. Il sera fait selon votre
volontÃĐ. Je me suis toujours bien trouvÃĐ de vos conseils; mais, cette
fois, vous abusez de la permission.
Je pars pour Montpellier samedi prochain. J'espÃĻre vous dire adieu deux
ou trois fois auparavant.
CCCXVII
Cannes, 16 novembre 1868.
ChÃĻre amie, j'ai ÃĐtÃĐ et je suis encore bien malade. Les bains d'air
comprimÃĐ, qui m'avaient fait tant de bien le printemps passÃĐ, n'ont pu
me guÃĐrir d'une bronchite qui a succÃĐdÃĐ Ã mon asthme et qui le vaut
bien. Je suis depuis six semaines toussant et ÃĐtouffant, sans que
les diffÃĐrentes drogues que je prends avec beaucoup de docilitÃĐ et
de rÃĐsignation me fassent assez d'effet pour que je puisse reprendre
ma vie habituelle. Je ne sors plus que lorsqu'il fait trÃĻs-chaud. Je
dors trÃĻs-mal, et je passe mon temps à entretenir les _blue devils..._
C'est surtout la nuit que je souffre et me tourmente le plus. Si je
suis aussi patraque avant l'hiver, que deviendrai-je lorsqu'il fera
rÃĐellement froid? Voilà ce qui me prÃĐoccupe trÃĻs-dÃĐsagrÃĐablement.
Depuis trois ou quatre, jours, cependant, je suis un peu moins mal.
J'ai fait, au milieu de mes insomnies, une copie soignÃĐe du _Trouveur
de miel_[1], avec les changements que vous m'avez conseillÃĐs et qui me
paraissent l'avoir amÃĐliorÃĐ. Il demeure douteux que l'ours ait poussÃĐ
ses attentats jusqu'au point de troubler une gÃĐnÃĐalogie illustre.
Cependant, les personnes intelligentes comme vous comprendront qu'il
est arrivÃĐ un accident trÃĻs-grave. J'ai envoyÃĐ cette nouvelle ÃĐdition Ã
M. Tourguenief pour la rÃĐvision de la couleur locale, dont je suis un
peu en peine. Le diable, c'est que ni lui ni moi n'avons pu trouver un
Lithuanien qui sÃŧt sa langue et connÃŧt son pays. J'avais quelque envie
d'envoyer cela à l'impÃĐratrice pour sa fÊte; mais j'ai rÃĐsistÃĐ Ã la
tentation, et j'ai bien fait. Dieu sait ce que l'ours serait devenu, au
milieu du monde qui est à CompiÃĻgne.--Nous avons eu un temps mÃĐdiocre:
ni froid ni vent, mais pas beaucoup de jours rÃĐellement beaux. Je
suis ici depuis quinze jours. Le reste du temps, je l'ai passÃĐ Ã
Montpellier, oÃđ je me suis horriblement ennuyÃĐ. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
Voilà le pauvre Rossini mort. On prÃĐtendait qu'il avait beaucoup
travaillÃĐ, bien qu'il ne voulÃŧt rien publier; cela m'a toujours paru
trÃĻs-improbable. La considÃĐration de l'argent, qui avait une grande
importance sur lui, aurait suffi pour qu'il publiÃĒt, s'il avait
rÃĐellement composÃĐ quelque chose. C'ÃĐtait un des hommes les plus
spirituels que j'aie vus, et on n'a rien entendu de plus merveilleux
que l'air du _Barbier de SÃĐville_ chantÃĐ par lui. Aucun acteur ne lui
ÃĐtait comparable. L'annÃĐe paraÃŪt Être mauvaise pour les grands hommes.
On dit que Lamartine et Berryer sont trÃĻs-gravement malades. Adieu,
chÃĻre amie; donnez-moi de vos nouvelles et quittez au plus vite le pays
humide que vous habitez. En province, on n'a pas de maison chaude.
Si vous connaissez quelque livre amusant, faites-m'en part, je vous
prie.
[1] _Lokis._
CCCXVIII
Cannes, 2 janvier 1869.
ChÃĻre amie, vous n'avez donc pas reçu une lettre que je vous ai
adressÃĐe le mois passÃĐ Ã P... Je crains qu'elle n'ait ÃĐtÃĐ perdue. Je ne
prÃĐtends pas cependant me justifier tout à fait. Si vous saviez quelle
vilaine et monotone vie je mÃĻne, vous comprendriez que c'est bien assez
de la supporter sans en rendre compte. Le fait est que je vais mal. Pas
le moindre progrÃĻs! au contraire, on n'a pas mÊme rÃĐussi à pallier les
spasmes douloureux que j'ÃĐprouve de temps en temps. Nous avons un ciel
et une mer magnifiques, et leurs influences, qui autrefois me rendaient
la santÃĐ, sont nulles maintenant. Que faut-il faire? je n'en sais rien,
mais souvent j'ai grand dÃĐsir que cela finisse. Votre voyage me paraÃŪt
trÃĻs-agrÃĐable; mais je n'approuve pas votre retour par le Tyrol dans la
saison que vous me dites. Vous aurez beaucoup de neige. Vous perdrez la
peau de vos joues, et vous ne verrez rien de bien beau. N'importe par
quel autre chemin, vous auriez mieux. Innspruck, ou plutÃīt Innsbruck,
est une petite ville trÃĻs-pittoresque; mais, pour qui a vu la Suisse,
cela ne vaut pas la peine de se dÃĐranger, non plus que les statues de
bronze de la cathÃĐdrale. Je ne vois sur votre route que Trente qui
offre de l'intÃĐrÊt.
Pourquoi n'iriez-vous pas en Sicile voir l'Etna, qui, dit-on, fait des
siennes? Vous n'avez pas le mal de mer, et il est probable qu'Ã Naples
on organise des bateaux pour aller voir le spectacle. Dans une huitaine
de jours, vous aurez pu voir l'Etna, Palerme et Syracuse.
J'ai recopiÃĐ _l'Ours_ que vous savez et je l'ai lÃĐchÃĐ avec un certain
soin. Beaucoup de choses sont changÃĐes en mieux, je crois. Le titre et
les noms changÃĐs ÃĐgalement. Pour les personnes aussi peu intelligentes
que vous, les maniÃĻres de cet ours resteront fort mystÃĐrieuses. Mais
on ne pourra rien conclure à son dÃĐsavantage, quelque perspicace qu'on
soit. Il y a une infinitÃĐ de choses qui demeurent inexpliquÃĐes. Les
mÃĐdecins me disent que les plantigrades sont plus que d'autres bÊtes en
mesure de s'allier à nous; mais naturellement les exemples sont rares,
les ours ÃĐtant peu avantageux. . . . . .
OÃđ est le sel de cette apoplexie de M. de Nieuwerkerke annoncÃĐe par
tous les journaux et dÃĐmentie plus tard? Comme on devient bÊte! Cela
fait des progrÃĻs rapides. Avez-vous eu la curiositÃĐ d'aller entendre
des discussions dans la salle du PrÃĐ-aux-Clercs sur le mariage et
l'hÃĐrÃĐditÃĐ? On dit que cela est trÃĻs-amusant pendant quelques minutes,
et, par rÃĐflexion, trÃĻs-effrayant lorsqu'on se reprÃĐsente combien de
fous et de chiens enragÃĐs, courent les rues. On m'ÃĐcrit qu'il y a des
femmes qui font des discours qui ne sont ni les moins furieux, ni
les moins bÊtes. Ces symptÃīmes me font frÃĐmir; on est dans ce pays
volontairement aveugle.
Adieu, chÃĻre amie; je vous souhaite une bonne annÃĐe.
CCCXIX
Cannes, 23 fÃĐvrier 1869.
Ne m'en voulez pas, chÃĻre amie, si je ne vous ÃĐcris pas. Je n'ai pas de
bonnes nouvelles à vous donner de moi, et à quoi bon vous envoyer de
mauvais bulletins? Le fait est que je suis toujours trÃĻs-souffrant, et
je m'aperçois que mon mal n'est pas guÃĐrissable. J'ai essayÃĐ de je ne
sais combien de remÃĻdes infaillibles; j'ai ÃĐtÃĐ entre les mains de trois
ou quatre trÃĻs-habiles hommes, pas un seul ne m'a donnÃĐ le moindre
soulagement. Je me trompe, j'ai trouvÃĐ Ã Nice, il y a quelque temps, un
homme de beaucoup d'esprit, un peu charlatan, qui m'a donnÃĐ gratis des
pilules qui m'ont dÃĐbarrassÃĐ de certaines suffocations trÃĻs-pÃĐnibles
qui arrivaient toutes les nuits. Ã prÃĐsent, c'est le matin qu'elles me
prennent, mais avec moins de force, et elles durent moins longtemps.
Quant à la bronchite, qui est le morceau de rÃĐsistance de ma maladie,
elle est au beau fixe.
Souffreteux et triste comme je suis, je n'ai que la force de lire,
et je n'ai guÃĻre de livres. J'ai lu avec intÃĐrÊt, ces jours passÃĐs,
les _MÃĐmoires d'un paysan ÃĐcossais_ qui, Ã force d'intelligence et de
travail, est devenu homme de lettres, professeur de gÃĐologie et un
homme cÃĐlÃĻbre. Malheureusement, il s'est coupÃĐ la gorge il y a peu de
temps, le travail ayant sans doute tout à fait usÃĐ sa cervelle. Il
s'appelait Hugh Miller.--Je pense que vous trouverez mon _Ours_ plus
prÃĐsentable sous sa nouvelle forme. Quand je puis peindre, j'y fais
des illustrations pour le donner à l'impÃĐratrice quand je reviendrai
à Paris. Ne croyez pas que je reprÃĐsente toutes les scÃĻnes, celle par
exemple oÃđ cet ours s'oublie. Adieu, chÃĻre amie; je regrette pour vous
que vous ne retourniez pas à Rome cette annÃĐe. Il me semble que tout
va se gÃĒtant. Il n'y a plus d'Espagne; bientÃīt, il n'y aura plus de
saint-siÃĻge. La perte sera plus' ou moins grande, selon les idÃĐes des
gens. Mais c'est une chose qu'il faut voir une fois (comme diverses
autres choses), pour n'avoir pas de tentations ni de regrets. Adieu. .
. . . . . .
. . . . . . . . . . . .
CCCXX
Cannes, 19 mars 1869.
ChÃĻre amie, j'ai ÃĐtÃĐ bien malade. Me voici en convalescence, bien
faible encore, mais, dit-on, hors de tout danger. C'est une bronchite
aiguÃŦ qui est venue s'ajouter à ma bronchite chronique. Pendant quatre
ou cinq jours, j'ai ÃĐtÃĐ en danger. Ã prÃĐsent, je me lÃĻve, je me promÃĻne
dans ma chambre, et on me promet que bientÃīt je pourrai me promener au
soleil. Adieu, chÃĻre amie. SantÃĐ et prospÃĐritÃĐ.
CCCXXI
Cannes, 23 avril 1869.
ChÃĻre amie, je pars aprÃĻs-demain en assez mÃĐdiocre ÃĐtat, mais il me
faut enfin quitter ce pays-ci. Mon cousin, dans la maison de qui je
demeure, est mort, et sa pauvre femme n'a personne auprÃĻs d'elle. Je
suis encore trÃĻs-faible, mais je crois que je pourrai supporter la
route. Je vous prÃĐviendrai lorsque je serai arrivÃĐ et j'espÃĻre vous
trouver en bonne santÃĐ. Adieu, chÃĻre amie.
CCCXXII
Paris, dimanche 2 mai 1869.
ChÃĻre amie, je suis à Paris depuis quelques jours, mais j'ÃĐtais si
fatiguÃĐ du voyage et si souffrant, que je n'ai pas eu le courage de
vous ÃĐcrire. Venez me voir pour me consoler. Adieu.
CCCXXIII
Paris, 4 mai 1869.
Je suis dÃĐsolÃĐ que vous n'ayez pas attendu deux minutes. Vous n'avez
pas voulu qu'on me prÃĐvÃŪnt, vous vous Êtes bornÃĐe à remettre mon livre,
et vous appelez cela une visite à un malade! Votre charitÃĐ en a ÃĐtÃĐ
facilement quitte. Mais cela ne compte pas; d'ailleurs, je suis un peu
mieux; j'aurais besoin de vous pour me mener à l'Exposition, oÃđ je ne
voudrais pas voir des croÃŧtes et des nuditÃĐs.--Vous serez mon guide.
Vous souvenez-vous du temps oÃđ j'ÃĐtais le vÃītre?--Dites-moi quel jour
vous conviendra. Adieu, chÃĻre amie.
CCCXXIV
Paris, samedi 12 juin 1869.
ChÃĻre amie, ce temps sombre avec des alternanatives de chaud et de
froid me dÃĐsole et me fait grand mal; aussi je suis d'une humeur de
chien. Le tapage qui se fait tous les soirs sur les boulevards, et qui
rappelle les beaux temps de 1848, ne contribue pas peu à m'attrister et
à faire que, comme Hamlet, _man delights me not nor woman neither._
Ce qui m'afflige le plus dans toutes ces tristes affaires, c'est la
profonde bÊtise. Ce peuple, qui se dit et se croit le plus spirituel
de la terre, tÃĐmoigne son dÃĐsir de jouir du gouvernement rÃĐpublicain
en dÃĐmolissant les baraques oÃđ de pauvres gens vendent les journaux.
Il crie _Vive la Lanterne!_ et il casse les rÃĐverbÃĻres. C'est à se
voiler la face. Le danger est qu'il y a pour la bÊtise une sorte
d'ÃĐmulation comme pour toute autre chose, et, entre les Chambres et le
gouvernement, Dieu sait ce qui se pourra faire.
Je passe mon temps à dÃĐchiffrer des lettres du duc d'Albe et de
Philippe II que m'a donnÃĐes l'impÃĐratrice. Ils ÃĐcrivaient tous les deux
comme des chats. Je commence à lire assez couramment Philippe II; mais
son capitaine gÃĐnÃĐral m'embarrasse encore beaucoup. Je viens de lire
une de ses lettres à son auguste maÃŪtre, ÃĐcrite peu de jours aprÃĻs la
mort du comte d'Egmont, et dans laquelle il s'apitoie sur le sort de la
comtesse, qui n'a pas. _un pain_ aprÃĻs avoir eu dix mille florins de
dot. Philippe II a une maniÃĻre embrouillÃĐe et longue de dire les choses
les plus simples. Il est trÃĻs-difficile de deviner ce qu'il veut, et
il me semble que son but constant est d'embarrasser son lecteur et de
l'abandonner à son initiative. Cela faisait la paire d'hommes la plus
haÃŊssable qui ait existÃĐ, et, malheureusement, ni l'un ni l'autre n'ont
ÃĐtÃĐ pendus, ce qui n'est pas à la louange de la Providence. J'ai aussi
reçu d'Angleterre un livre curieux, oÃđ l'on prÃĐtend que Jeanne la Folle
n'ÃĐtait pas folle, mais hÃĐrÃĐtique, et que, pour cette raison, maman,
papa, et son mari, et son fils, se sont entendus pour la tenir en
prison avec, de temps à autre, un peu de torture. Vous lirez cela quand
vous voudrez, le livre est à vos ordres.
Je n'ai pas grand'chose à vous dire de ma santÃĐ, qui n'est pas
florissante; un peu meilleure peut-Être qu'avant mon dÃĐpart. Cependant,
je tousse toujours et je ne puis ni manger ni dormir.
Adieu, chÃĻre amie; donnez-moi de vos nouvelles.
CCCXXV
Paris, 29 juin 1869.
Merci de votre lettre, chÃĻre amie. Je suis outrÃĐ contre les poÃĻtes et
les climats prÃĐtendus tempÃĐrÃĐs. Il n'y a pas de printemps, il n'y a pas
mÊme d'ÃĐtÃĐ. Aujourd'hui, je me suis hasardÃĐ dehors et je suis rentrÃĐ
transi. Quand je pense qu'il y a des gens qui vont dans les bois et qui
y parlent mÊme d'amour par des temps aussi cruels, je suis tentÃĐ de
crier au miracle. Je dis que cela se fait encore, je me trompe, c'est
impossible, et mÊme jamais cela ne s'est fait. J'ai fini l'histoire de
la princesse Tarakanof, qui ÃĐtait une pÃĐronnelle, mais elle avait un
amant dont les lettres vous amuseront. Il a eu le sort de beaucoup de
mortels. J'espÃĻre que le _Journal des Savants_ pÃĐnÃĻtre à ***; sinon, je
tÃĒcherai de vous l'envoyer.
Je vais jeudi à Saint-Cloud, oÃđ je passerai probablement une quinzaine
de jours. Je ne sais trop comment je soutiendrai la vie que je vais
mener, bien que je sois, m'a-t-on dit, Ã peu prÃĻs le seul invitÃĐ. Au
reste, si je m'en trouve mal, en une heure je puis Être rÃĐintÃĐgrÃĐ dans
mes foyers. Je vous ai dit quelque chose de toutes les tribulations
que j'ai ici dans ma maison, et je vous avouerai que ce n'est pas sans
grande joie que je m'en ÃĐloigne. J'ai eu, depuis votre dÃĐpart, deux ou
trois scÃĻnes des plus ennuyeuses.
Je lis avec toute la peine possible le _Saint Paul_ de M. Renan.
DÃĐcidÃĐment, il a la monomanie du paysage. Au lieu de conter son
affaire, il dÃĐcrit les bois et les prÃĐs. Si j'ÃĐtais abbÃĐ, je
m'amuserais à lui faire un article de revue. Avez-vous lu la harangue
de notre saint-pÃĻre le pape?. . . . . . . . . . . .
Je suis sÃŧr que nous allons avoir en paroles et en actions des
ÃĐnormitÃĐs pour lesquelles il n'y aura pas assez de pommes cuites.
HÃĐlas! cela peut finir par des projectiles plus durs! Quel malheur
que l'esprit moderne soit si plat! Croyez-vous qu'on l'ait jamais ÃĐtÃĐ
autant? sans doute, il y a eu des siÃĻcles oÃđ l'on ÃĐtait plus ignorant,
plus barbare, plus absurde, mais il y avait çà et là quelques grands
gÃĐnies pour faire compensation, tandis qu'aujourd'hui, ce me semble,
c'est un nivellement trÃĻs-bas de toutes les intelligences. Comme je ne
sors guÃĻre, je lis beaucoup. On m'a envoyÃĐ les Åuvres de Baudelaire,
qui m'ont rendu furieux. Baudelaire ÃĐtait fou! Il est mort à l'hÃīpital
aprÃĻs avoir fait des vers qui lui ont valu l'estime de Victor Hugo,
et qui n'avaient d'autre mÃĐrite que d'Être contraires aux mÅurs. Ã
prÃĐsent, on en fait un homme de gÃĐnie mÃĐconnu!--J'ai vu aujourd'hui un
trÃĻs-beau dessin d'une fresque merveilleuse dÃĐcouverte à PompÃĐi. Cela
a l'air d'une procession en l'honneur de CybÃĻle, Ã qui Hercule rend
visite. Devant CybÃĻle est un monsieur dÃĐpourvu de modestie; d'autres
portent un serpent en grande pompe, un serpent roulÃĐ autour d'un arbre.
Je ne comprends rien au sujet. Vous avez vu à PompÃĐi le petit temple
d'Isis, c'est de ce cÃītÃĐ qu'on a trouvÃĐ la fresque en question.--Adieu,
chÃĻre amie; donnez-moi de vos nouvelles, afin que je puisse vous voir Ã
votre passage. D'ici à quelques jours, vous pouvez m'ÃĐcrire au palais
de Saint-Cloud.
CCCXXVI
Paris, mercredi soir 5 aoÃŧt 1869.
. . . . . . . . . . . .
J'ai passÃĐ un mois à Saint-Cloud en tolÃĐrable ÃĐtat. Je n'ai jamais ÃĐtÃĐ
parfaitement bien les matins et les soirs, mais la journÃĐe n'ÃĐtait
pas mauvaise. Le grand air m'a fait du bien, Ã ce que je crois, et
m'a donnÃĐ un peu de force. En revenant dimanche, j'ai ÃĐtÃĐ repris
d'oppressions trÃĻs-douloureuses qui ont durÃĐ deux jours. Puis mon
mÃĐdecin de Cannes est venu avec un remÃĻde nouveau de son invention,
qui m'a guÃĐri. Ce sont des pilules d'eucalyptus, et l'eucalyptus est
un arbre de l'Australie, naturalisÃĐ Ã Cannes. Cela va bien, pourvu que
cela dure, comme disait en l'air un homme qui tombait d'un cinquiÃĻme
ÃĐtage.
à Saint-Cloud, j'ai lu l'_Ours_ devant un auditoire trÃĻs-select, dont
plusieurs demoiselles, qui n'ont rien compris, Ã ce qu'il m'a semblÃĐ;
ce qui m'a donnÃĐ envie d'en faire cadeau à la _Revue_; puisque cela
ne cause pas de scandale. Dites-moi votre façon de penser là -dessus,
en tÃĒchant de vous reprÃĐsenter trÃĻs-exactement le pour et le contre.
Il faut tenir compte des progrÃĻs en hypocrisie que le siÃĻcle a faits
depuis quelques annÃĐes. Qu'en diront vos amis? Aussi bien faut-il se
faire ses histoires à soi-mÊme, car celles qu'on vous fait ne sont
guÃĻre amusantes. . . . . .
. . . . . . . . . . . .
N'avez-vous pas ÃĐtÃĐ affligÃĐe pour votre mÃĻre l'Ãglise, de l'accident
de Cracovie? je suis sÃŧr que, si on y regardait de prÃĻs, on trouverait
ailleurs des choses semblables. Il faut lire l'affaire dans le Times. .
. . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
J'ai dÃŪnÃĐ, il y a quelques jours, avec l'innocente Isabelle. Je l'ai
trouvÃĐe mieux que je ne l'aurais cru. Le mari, qui est tout petit,
est un monsieur trÃĻs-poli et m'a fait beaucoup de compliments pas
trop mal tournÃĐs. Le prince des Asturies est trÃĻs-gentil et a l'air
intelligent... Il ressemble à *** et aux infants du temps de VÃĐlasquez.
Je m'ennuie beaucoup. Il fait trÃĻs-chaud au Luxembourg, et toute
cette affaire du sÃĐnatus-consulte n'a rien de plaisant. On va ouvrir
l'ÃĐtablissement au public, ce qui me dÃĐplaÃŪt fort[1].
Adieu, chÃĻre amie; ÃĐcrivez-moi quelque chose de gai, car je suis fort
mÃĐlancolique. J'aurais bien besoin de votre gaietÃĐ et de votre prÃĐsence
rÃĐelle.
[1]Les sÃĐances du SÃĐnat allaient devenir publiques.
CCCXXVII
Paris, 7 septembre 1869.
ChÃĻre amie, comptez-vous rester encore longtemps à ***? ne
reviendrez-vous pas bientÃīt ici? Je commence à regarder du cÃītÃĐ du
Midi, bien que je n'aie pas encore senti les approches de l'hiver; mais
je me suis promis de ne pas me laisser surprendre par le froid. Je suis
depuis quelques jours un peu mieux, ou, pour parler plus exactement,
moins mal. J'ai pris ici des bains d'air comprimÃĐ qui m'ont fait un
peu de bien, et on me fait suivre un traitement nouveau qui me rÃĐussit
assez. Je suis toujours trÃĻs-solitaire, je ne sors jamais le soir et ne
vois presque personne. Moyennant toutes ces prÃĐcautions, je vis, ou Ã
peu prÃĻs. Buloz est parvenu à me sÃĐduire. à Saint-Cloud, l'impÃĐratrice
m'avait fait lire l'_Ours_;--cela s'appelle à prÃĐsent _Lokis_ (c'est
_ours_ en _jmoude_)--devant de petites demoiselles qui, ainsi que
je crois vous l'avoir dit, n'y ont rien compris du tout. Cela m'a
encouragÃĐ, et, le 15 de ce mois, la chose paraÃŪtra dans la _Revue._ J'y
ai fait quelques changements outre les noms, et j'aurais voulu en faire
beaucoup d'autres, mais le courage m'a manquÃĐ. Vous me direz ce que
vous en pensez.
Hier, nous avons fini notre petite affaire[1]. Je ne sais trop ce
qui en rÃĐsultera; le respectable public est si parfaitement bÊte,
qu'il a peur à prÃĐsent de ce qu'il a voulu. Il me semble que le
bourgeois, qui votait pour M. Ferry il y a quelques mois, pense qu'il
va se trouver dÃĐsarmÃĐ devant des journÃĐes de juin plus ou moins
prochaines; sa spÃĐcialitÃĐ est de n'Être jamais content, de ses Åuvres
particuliÃĻrement. La maladie de l'empereur n'est pas grave, mais elle
peut se prolonger et se renouveler. On dit, et je suis portÃĐ Ã le
croire, que le grand voyage d'Orient sera dÃĐcommandÃĐ; peut-Être, encore
les mauvaises relations entre le sultan et le vice-roi sont-elles
suffisantes pour mettre à vau-l'eau les projets d'excursion.
Avez-vous lu, dans la _Revue des Deux Mondes_, l'histoire de la
princesse Tarakanof? mais cela est vieux et je crois vous avoir montrÃĐ
les ÃĐpreuves.
Je dois faire cet hiver une _Vie de Cervantes_ pour servir de prÃĐface Ã
une nouvelle traduction de _Don Quichotte._ Y a-t-il longtemps que vous
n'avez lu _Don Quichotte?_ vous amuse-t-il toujours? vous Êtes-vous
rendu compte du pourquoi? Il m'amuse et je n'en trouve pas de raison
valable; au contraire, j'en pourrais dire beaucoup qui devraient
prouver que le livre est mauvais; pourtant, il est excellent. Je
voudrais savoir vos idÃĐes là -dessus; faites-moi le plaisir de relire
quelques chapitres et de vous faire des questions; je compte sur ce
service de votre part.
Adieu; j'espÃĻre que le mois ne se passera pas sans que je vous voie.
[1] Adoption du projet de sÃĐnatus-consulte, sÃĐance du 6 septembre 1869.
CCCXXVIII
Cannes, 11 novembre 1869.
ChÃĻre amie, je suis ici par le plus beau temps et le plus persistant du
monde; ce qui rÃĐduit au dÃĐsespoir les jardiniers, qui ne peuvent faire
pousser leurs choux. J'ai le regret de ne m'y guÃĻre porter mieux que
s'il faisait mauvais temps. J'ai toujours, matin et soir, des moments
d'oppression trÃĻs-pÃĐnible; je ne puis marcher sans me fatiguer et sans
ÃĐtouffer; enfin, je suis toujours trÃĻs-patraque et misÃĐrable. J'ai eu,
de plus, des tracas trÃĻs-graves: P..., que j'avais emmenÃĐe avec moi,
est devenue tout à coup si maussade et si impertinente, que j'ai dÃŧ la
renvoyer; vous sentez que perdre une femme qui est depuis quarante ans
chez moi n'est pas chose agrÃĐable. Heureusement, le repentir est venu;
elle a demandÃĐ pardon avec tant d'instances, que j'ai eu un assez bon
prÃĐtexte pour cÃĐder et la conserver. Il est si difficile aujourd'hui
de trouver des domestiques sÃŧrs, et P... a tant de qualitÃĐs, qu'il
m'aurait ÃĐtÃĐ impossible de la remplacer. J'espÃĻre que la colÃĻre et
la fermetÃĐ dont j'ai fait preuve et dont, entre vous et moi, je ne
me croyais guÃĻre capable, auront un effet salutaire pour l'avenir et
empÊcheront le retour de semblables incidents.
J'ai dÃĐjeunÃĐ hier à Nice avec M. Thiers, qui est bien changÃĐ au
physique depuis la mort de madame Dosne, et au moral nullement, Ã ce
qu'il m'a semblÃĐ. Sa belle-mÃĻre ÃĐtait l'ÃĒme de sa maison; elle lui
avait fait un salon, lui amenait du monde, savait Être aimable pour les
gens politiques ou autres. Enfin, elle rÃĐgnait dans une cour composÃĐe
d'ÃĐlÃĐments trÃĻs-hÃĐtÃĐrogÃĻnes, et avait l'art de les tourner tous au
profit de M. Thiers. Aujourd'hui, la solitude a commencÃĐ pour lui; sa
femme ne se mÊlera de rien.
En politique, j'ai trouvÃĐ Thiers encore plus changÃĐ; il est redevenu
sensÃĐ, Ã voir cette immense folie qui s'est emparÃĐe de ce pays-ci,
et il s'apprÊte à la combattre, comme il faisait en 1849. Je crains
qu'il ne se fasse un peu d'illusion sur ses forces. Il est beaucoup
plus facile de crever les outres d'Ãole que de les raccommoder et de
les rendre _air tight._ Il me semble probable que nous allons à un
combat; le chassepot est tout-puissant et pourra donner à la populace
de Paris une leçon historique, comme disait le gÃĐnÃĐral Changarnier;
mais saura-t-on s'en servir à propos? AprÃĻs s'en Être servi, que
pourra-t-on faire? Le gouvernement personnel est devenu impossible, et
le gouvernement parlementaire, sans bonne foi, sans honnÊtetÃĐ et sans
hommes habiles, me paraÃŪt non moins impossible. Enfin, l'avenir, et je
pourrais dire le prÃĐsent, est pour moi des plus sombres.
Adieu, chÃĻre amie; portez-vous bien et donnez-moi de vos nouvelles.
CCCXXIX
Cannes, 6 janvier 1870.
ChÃĻre amie, je vous remercie de votre lettre et de vos souhaits. Si
je n'y ai pas rÃĐpondu tout de suite, c'est que je n'en avais pas la
force matÃĐrielle. Le froid qui est venu tout à coup trÃĻs-rigoureux
m'avait fait le plus grand mal. Aujourd'hui, je suis un peu moins
souffrant, et j'en profite pour vous ÃĐcrire. Je suis bien dÃĐcouragÃĐ;
rien ne me rÃĐussit. J'essaye de tous les remÃĻdes, et je me retrouve
toujours au mÊme point; aprÃĻs quelques jours de calme, le mal revient
aussi puissant que jamais, je dors trÃĻs-mal et trÃĻs-difficilement.
Non-seulement, je ne mange pas, mais j'ai horreur de toute espÃĻce
d'aliment. Presque tout le jour, j'ÃĐprouve un malaise affreux, parfois
des spasmes; je puis à peine lire, et, bien souvent, je ne comprends
pas ce que j'ai sous les yeux. J'ai une idÃĐe que je voudrais mettre en
Åuvre; mais comment travailler au milieu de ces ennuis! Voilà , chÃĻre
amie, la situation oÃđ je me trouve. J'ai la certitude que c'est une
mort lente et trÃĻs-douloureuse qui s'approche. Il faut en prendre son
parti.
La politique, Ã laquelle je ne comprends plus rien du tout, n'est pas
faite pour me donner des distractions agrÃĐables. Il me semble que nous
marchons à une rÃĐvolution pire que celle que nous avons traversÃĐe
ensemble assez gaiement il y a une vingtaine d'annÃĐes. Je voudrais bien
que la reprÃĐsentation fÃŧt un peu retardÃĐe, pour n'y pas assister.
Il a gelÃĐ ici à six degrÃĐs, phÃĐnomÃĻne qui ne s'ÃĐtait pas produit depuis
1821, au dire des anciens; tous les jardins ont ÃĐtÃĐ ravagÃĐs. Le froid
est venu au moment oÃđ l'on pouvait se croire en plein ÃĐtÃĐ; la saison
ÃĐtait avancÃĐe, tout ÃĐtait en fleur. C'ÃĐtait lamentable de voir les
grandes plantes à belles fleurs comme les wigandias, hauts de sept Ã
huit pieds la veille, avec de nombreux boutons, rÃĐduits en consistance
d'ÃĐpinards dans l'espace d'une nuit. Adieu, chÃĻre amie; portez-vous
bien et donnez-moi quelquefois de vos nouvelles. Je vous souhaite une
bonne annÃĐe...
CCCXXX
Cannes, 10 fÃĐvrier 1870.
ChÃĻre amie, s'il y a longtemps que je ne vous ai ÃĐcrit, c'est que je
n'avais que de tristes choses à vous dire de moi. Je suis toujours de
plus en plus patraque et je mÃĻne une vie vraiment misÃĐrable. Je ne dors
presque pas et je souffre presque tout le reste du temps. Ajoutez Ã
cela que l'hiver a ÃĐtÃĐ affreux. Toutes les belles fleurs qui faisaient
la gloire du pays ont ÃĐtÃĐ dÃĐtruites, beaucoup d'orangers ont gelÃĐ, et
il n'y aura pas de fleurs assez pour vous faire de la pommade. Jugez de
l'effet que produit sur un Être nerveux comme moi la pluie, le froid,
la grÊle du ciel; on en souffre dix fois plus ici qu'on ne ferait Ã
Paris.
Eh bien, vous avez eu une ÃĐmeute aussi bÊte que le hÃĐros[1] qui en a
ÃĐtÃĐ la cause; nous prÃĐsentons un triste spectacle par la façon dont
nous usons de la libertÃĐ et du gouvernement parlementaire. Il est
impossible de n'Être pas frappÃĐ de l'audace vraiment risible avec
laquelle on prÃĐsente et on soutient à la Chambre les _spropositi_ les
plus ÃĐnormes, que personne ne s'aviserait d'ÃĐmettre dans un salon. Ce
rÃĐgime reprÃĐsentatif est une comÃĐdie peu amusante; tout le monde y ment
avec effronterie et nÃĐanmoins se laisse prendre par le mieux disant. Il
y a des gens qui trouvent que CrÃĐmieux est ÃĐloquent et que Rochefort
est un grand citoyen.--On ÃĐtait certainement bien bÊte en 1848, mais on
l'est encore plus aujourd'hui.
Je fais l'essai d'un papier chimique anglais et je ne sais si vous
pourrez me lire. Je viens de traduire pour la _Revue_ une nouvelle
de Tourguenief qui paraÃŪtra le mois prochain. J'ÃĐcris pour moi et
peut-Être pour vous une petite histoire oÃđ il est fort question
d'amour. Adieu; je vous souhaite santÃĐ et prospÃĐritÃĐ.
[1] Victor Noir.
CCCXXXI
Cannes, 7 avril 1870.
ChÃĻre amie, je ne vous ai pas ÃĐcrit parce que je n'avais que de
mauvaises nouvelles à vous donner. J'ai ÃĐtÃĐ toujours sinon malade,
du moins souffrant. Je le suis encore. Je suis d'une faiblesse
dÃĐsespÃĐrante, et il m'est impossible d'aller à cent pas de chez moi
sans m'asseoir plusieurs fois. TrÃĻs-souvent, surtout la nuit, je
suis pris de crises trÃĻs-douloureuses et qui durent longtemps. ÂŦLes
nerfs!Âŧ me dit-on. Or, la mÃĐdecine, comme vous le savez, est à peu
prÃĻs impuissante lorsqu'il s'agit de nerfs. Lundi dernier, voulant
faire une expÃĐrience et savoir si je pouvais supporter le voyage de
Paris, je suis allÃĐ Ã Nice faire des visites. J'ai cru un instant
que je commettrais l'indiscrÃĐtion de mourir chez quelqu'un que je
ne connaissais pas assez intimement pour prendre cette libertÃĐ. Je
suis revenu ici en mauvais ÃĐtat et j'ai passÃĐ vingt-quatre heures Ã
ÃĐtouffer. Hier, j'ai ÃĐtÃĐ un peu mieux. Je suis sorti et me suis promenÃĐ
au bord de la mer, suivi d'un pliant sur lequel je m'asseyais tous les
dix pas. Voilà ma vie. J'espÃĻre pouvoir, à la fin du mois, me mettre en
route pour Paris. La chose sera-t-elle possible? Je me demande souvent
si je pourrai monter mon escalier? Vous qui savez tant de choses,
connaissez-vous quelque appartement oÃđ je pourrais caser mes livres et
ma personne sans monter beaucoup de marches? Je voudrais bien n'Être
pas trop loin de l'Institut.
J'ai reçu une lettre, trÃĻs-bien tournÃĐe, de M. Ãmile Ollivier, qui me
demande ma voix[1]. Je lui ai rÃĐpondu que je n'ÃĐtais plus de ce monde;
je pense qu'il sera nommÃĐ sans difficultÃĐ.
Que vous avez raison de trouver que tout le monde est fou! La gauche
soutenant que consulter le peuple sur la constitution, c'est faire du
despotisme, prouve bien de quel faux mÃĐtal elle est fondue! Mais le
plus triste, c'est que tant d'absurditÃĐ ne rÃĐvolte personne. Au fond,
nous sommes dans un temps oÃđ il n'y a plus ni ridicule ni absurditÃĐ.
Tout se dit et tout s'imprime sans scandale.
Je ne sais quand paraÃŪtra la notice sur Cervantes; elle sera en tÊte
d'une grande et belle ÃĐdition de _Don Quichotte_, que je vous ferai
lire un de ces jours. Quant à l'histoire dont je vous ai parlÃĐ, je la
rÃĐserve pour mes Åuvres posthumes. Cependant, si vous voulez la lire en
manuscrit, vous pourrez avoir ce plaisir, qui durera un quart d'heure.
Adieu, chÃĻre amie; portez-vous bien. La santÃĐ est le premier des biens.
Je ne bougerai pas avant la fin d'avril. Je pense vous retrouver Ã
Paris. Adieu encore.
[1] Pour l'AcadÃĐmie française.
CCCXXXII
Cannes, 15 mai 1870.
ChÃĻre amie, j'ai ÃĐtÃĐ bien malade et je le suis encore. Il n'y a que
quelques jours qu'on me permet de mettre le nez dehors. Je suis
horriblement faible; cependant, on me fait espÃĐrer qu'Ã la fin de
la semaine prochaine je pourrai me mettre en route. Probablement je
reviendrai à petites journÃĐes, car je ne pourrais jamais supporter
vingt-quatre heures de chemin de fer. Ma santÃĐ est absolument
ruinÃĐe. Je ne puis encore m'habituer à cette vie de privations et de
souffrances; mais, que je m'y rÃĐsigne ou non, je suis condamnÃĐ. Je
voudrais au moins trouver quelques distractions dans le travail; mais,
pour travailler, il faut une force qui me manque. J'envie beaucoup
quelques-uns de mes amis, qui ont trouvÃĐ moyen de sortir de ce monde
tout d'un coup, sans souffrances, et sans les ennuyeux avertissements
que je reçois tous les jours. Les tracas politiques dont vous me
parlez ont troublÃĐ aussi le petit coin de terre que j'habite. J'ai vu
ici pleinement combien les hommes sont ignorants et bÊtes. Je suis
convaincu que bien peu d'ÃĐlecteurs ont eu connaissance de ce qu'ils
faisaient. Les rouges, qui sont ici en majoritÃĐ, avaient persuadÃĐ aux
imbÃĐciles, encore bien plus nombreux, qu'il s'agissait d'un impÃīt
nouveau à ÃĐtablir. Enfin, le rÃĐsultat a ÃĐtÃĐ bon[1]. ÂŦC'est bien coupÃĐ,
il s'agit de coudre,Âŧ comme disait Catherine de MÃĐdicis à Henri III.
Malheureusement, je ne vois guÃĻre dans ce pays-ci des gens qui sachent
manier l'aiguille. Comment trouvez-vous mon ami M. Thiers, qui, aprÃĻs
l'histoire des banquets en 1848, recommence la mÊme tactique? On dit
qu'on n'attrape pas les pies deux fois de suite avec le mÊme piÃĻge;
mais les hommes, et les hommes d'esprit, sont bien plus faciles Ã
prendre.
Je pense à quitter mon logement, et je voudrais bien en trouver un
moins ÃĐlevÃĐ dans votre quartier. Pouvez-vous me donner des informations
et des idÃĐes à ce sujet? . . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
Rien de plus beau que ce pays-ci en cette saison. Il y a tant de fleurs
et de si belles partout, que la verdure est une exception dans le
paysage. Adieu.
[1] Le vote du plÃĐbiscite.
CCCXXXIII
Paris, 26 juin 1870.
ChÃĻre amie, je suis malade depuis un mois. Il m'est impossible de rien
faire, mÊme lire. Je souffre beaucoup et n'ai que peu d'espÃĐrance. Cela
durera peut-Être longtemps. J'ai mis de l'ordre dans un des rayons de
ma bibliothÃĻque, et je vous garde les _Lettres de madame de SÃĐvignÃĐ_,
en douze volumes, et un petit Shakespeare. Quand vous viendrez à Paris,
je vous les enverrai. Merci de penser à moi.
CCCXXXIV
Paris, 18 juillet 1870.
ChÃĻre amie, j'ai ÃĐtÃĐ et je suis encore bien malade. Depuis six
semaines, je n'ai pu sortir de ma chambre et presque de mon lit. C'est
la troisiÃĻme ou quatriÃĻme bronchite qui m'arrive depuis le commencement
de l'annÃĐe. Cela ne me promet rien de bon pour l'hiver prochain.
Lorsque la chaleur que nous avons eue ne me met pas à l'abri des
rhumes, que sera-ce lorsqu'il fera froid?
Je crois qu'il faut se porter admirablement bien et avoir des nerfs
d'une vigueur particuliÃĻre pour que les ÃĐvÃĐnements qui se passent
glissent sans trop affecter. Je n'ai pas besoin de vous dire ce que
j'ÃĐprouve. Je suis de ceux qui croient que la chose ne pouvait pas
s'ÃĐviter[1]. On aurait peut-Être pu retarder l'explosion, mais il
ÃĐtait impossible de la conjurer absolument. Ici, la guerre est plus
populaire qu'elle ne l'a jamais ÃĐtÃĐ, mÊme parmi les bourgeois. On est
trÃĻs-braillard, ce qui est mauvais assurÃĐment; mais on s'enrÃīle et on
donne de l'argent, ce qui est l'essentiel. Les militaires sont pleins
de confiance; mais, quand on pense que tout l'avenir est soumis au
hasard d'un boulet ou d'une balle, il est difficile de partager cette
confiance.
Au revoir, chÃĻre amie; je suis dÃĐjà fatiguÃĐ de vous avoir ÃĐcrit ces
deux petites pages. Je suis patraque au dernier point; cependant, mes
mÃĐdecins disent que je suis mieux, mais je ne m'en aperçois guÃĻre.
Je n'ai point envoyÃĐ chez vous les livres, craignant qu'il n'y eÃŧt
personne pour les recevoir.
Adieu encore; je vous embrasse de cÅur.
[1] La guerre avec la Prusse.
CCCXXXV
Paris, mardi 9 aoÃŧt 1870.
ChÃĻre amie, je pense que vous ferez bien de ne pas venir à Paris en ce
moment; je crains qu'il n'y ait sous peu de tristes scÃĻnes. On ne voit
que des gens abattus ou des ivrognes qui chantent _la Marseillaise._
Grand dÃĐsordre partout! L'armÃĐe a ÃĐtÃĐ et est admirable; mais il paraÃŪt
que nous n'avons pas de gÃĐnÃĐraux. Tout peut encore se rÃĐparer; mais,
pour cela, il faut presque un miracle.
Je ne suis pas plus mal, seulement accablÃĐ de cette situation. Je vous
ÃĐcris du Luxembourg, ou nous ne faisons qu'ÃĐchanger des espÃĐrances et
des craintes. Donnez-moi de vos nouvelles. Adieu.
CCCXXXVI
Paris, 29 aoÃŧt 1870.
ChÃĻre amie, merci de votre lettre. Je suis toujours trÃĻs-souffrant
et trÃĻs-nerveux. On le serait à moins; je vois les choses en noir.
Depuis quelques jours, cependant, elles se sont un peu amÃĐliorÃĐes. Les
militaires montrent de la confiance. Les soldats et les gardes mobiles
se battent parfaitement; il paraÃŪt que l'armÃĐe du marÃĐchal Bazaine a
fait des prodiges, bien quelle se soit toujours battue un contre trois.
Maintenant, demain, aujourd'hui peut-Être, on croit à une nouvelle
grande bataille. Ces derniÃĻres affaires ont ÃĐtÃĐ ÃĐpouvantables. Les
Prussiens font la guerre à coups d'hommes. Jusqu'à prÃĐsent, cela leur
a rÃĐussi; mais il paraÃŪt qu'autour de Metz, le carnage a ÃĐtÃĐ tel, que
cela leur a donnÃĐ beaucoup à penser. On dit que les demoiselles de
Berlin ont perdu tous leurs valseurs. Si nous pouvons reconduire le
reste à la frontiÃĻre, ou les enterrer chez nous, ce qui vaudrait mieux,
nous ne serons pas au bout de nos misÃĻres. Cette terrible boucherie,
il ne faut pas se le dissimuler, n'est qu'un prologue à une tragÃĐdie
dont le diable seul sait le dÃĐnoÃŧment. Une nation n'est pas impunÃĐment
remuÃĐe comme a ÃĐtÃĐ la nÃītre. Il est impossible que de notre victoire
comme de notre dÃĐfaite ne sorte une rÃĐvolution. Tout le sang qui a
coulÃĐ ou coulera est au profit de la RÃĐpublique, c'est-Ã -dire du
dÃĐsordre organisÃĐ.
Adieu, chÃĻre amie; restez à P..., vous y Êtes trÃĻs-bien. Ici, nous
sommes encore trÃĻs-tranquilles; nous attendons les Prussiens avec
beaucoup de sang-froid; mais le diable n'y perdra rien. Adieu encore. .
. . . . . . . . . .
CCCXXXVII
Cannes, 23 septembre 1870[1].
ChÃĻre amie, je suis bien malade, si malade, que c'est une rude affaire
d'ÃĐcrire. Il y a un peu d'amÃĐlioration. Je vous ÃĐcrirai bientÃīt,
j'espÃĻre, plus en dÃĐtail. Faites prendre chez moi, Ã Paris, les
_Lettres de madame de SÃĐvignÃĐ_ et un Shakespeare. J'aurais dÃŧ les faire
porter chez vous, mais je suis parti.
Adieu. Je vous embrasse.
[1] DerniÃĻre lettre, ÃĐcrite deux heures avant sa mort.
FIN.
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Prosper Mérimée
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Lettres à une inconnue, Tome Deuxième - Précédée d'une étude sur P. Mérimée par H. Taine
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Book Information
- Title
- Lettres à une inconnue, Tome Deuxième - Précédée d'une étude sur P. Mérimée par H. Taine
- Author(s)
- Mérimée, Prosper
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- January 31, 2018
- Word Count
- 71,683 words
- Library of Congress Classification
- PQ
- Bookshelves
- FR Littérature, Browsing: Biographies, Browsing: Literature
- Rights
- Public domain in the USA.
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